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461624 juillet 2019 – J’enchaîne sur une précédente page de ce Journal-dde.crisispour montrer l’extrême relativité des informations dans cette “étrange époque” où, notamment, la réalité est désintégrée ; l’extrême subjectivité de la communication qui conduit à considérer et à apprécier ces “informations” (guillemets de prudence) ; l’extrême nécessité d’une raison maîtrisée, souvent avec l’outil de l’intuition, pour proposer un verdict final et avancer l’hypothèse de la vérité-de-situation... Il s’agit du texte « Le S-400, garde prétorienne d’Erdogan », publié il y a dix jours, le 14 juillet 2019.
J’ai un peu hésité à faire ce Post-Scriptum, dont je connais les éléments depuis trois jours, – et puis non, finalement, allons-y ! Il y a une leçon, et même plusieurs, à tirer, justement sur le plan de la communication en général, et sur celui du positionnement des antiSystème selon circonstances, perception et interprétation... On se rappelle le sujet du texte référencé, qui est l’interprétation selon laquelle une des causes de l’insistance d’Erdogan pour acheter des S-400 est de disposer d’une défense aérienne autonome contre sa propre force aérienne, laquelle est depuis toujours totalement infiltrée par les USA (l’USAF & le reste) ; laquelle fut la force principale lançant le coup d’État contre le président turc il y a trois ans.
C’est l’expert russe (américaniste dissident) Mark Sleboda, accusé par le Guardian d’être un agent de Poutine, donc présentant toutes les conditions d’honorabilité qui importent, qui donne cette interprétation (laquelle, ajouterais-je, ne m’a pas vraiment surpris, car je me rappelle vaguement avoir déjà lu quelque chose dans ce sens avant l’intervention de Sleboda) ; pour résumer, ceci du texte référencé, à partir de Sloboda parlant à Spoutnikle 13 juillet :
« Voilà la thèse... Il y a quelque chose de profondément juste dans le cadre général où elle se place, qui concerne l’“occidentalisation” extrême de la Force Aérienne turque, c’est-à-dire son américanisation. (Et dans ce cas, effectivement, il est complètement logique d’envisager qu’une tentative de ‘regime change’ se fasse, comme ce fut déjà le cas en juillet 2016, par l’intervention de l’aviation turque, et alors la présence de S-400 échappant au contrôle de cette aviation et de l’OTAN, et sous contrôle exclusif du pouvoir civil turc, devient effectivement une défense efficace, sinon même à servir de force dissuasive contre un nouveau coup d’État.)... »
• Je croyais classée pour mon compte cet aspect de l’achat des S-400 par la Turquie, jusqu’à ce que je lise, le 20 juilletdans TheDuran.com, un texte de Steve Brown (auteur qui m’est inconnu), qui analyse l’affaire des S-400 turcs en démarrant sur cette thèse de “la garde prétorienne” exposée dans de bien curieuse conditions. Il va sans dire que le site est une indication suffisante pour vous faire préjuger de l’orientation “dissidente” des textes, et celui-là endosse effectivement cette étiquette ; là-dessus, il expose aussitôt la thèse de “la garde prétorienne” :
«... Dans un texte bizarre, l'auteur Phil Stewart spécule que l'impuissance de la puissance américaine à forcer Erdogan à acheter le coûteux et surévalué système de missiles Patriot est liée à l'échec de la tentative de coup d'État américain d’il y a trois ans.
» Citant des sources inconnues et vagues au sein de l'armée américaine, Stewart spécule que l'échec du coup d'État américain a incité les dirigeants turcs à prendre leur décision sur le S-400. Maintenant, préparez-vous à en apprendre la cause : cette mystérieuse “source anonyme” au sein du Pentagone américain (connue uniquement de Stewart ?... ou de la CIA ?) croit qu’Erdogan pourrait abattre plus facilement ses propres avions de la Force Aérienne turque fabriqués aux États-Unis avec des S-400 russes qu'avec le Patriot fabriqué aux États-Unis dans une autre tentative de coup. Oui, vous avez bien lu !
» Stewart cite ainsi des “fonctionnaires anonymes” du Pentagone : “On dit qu'il [Erdogan] veut le système [russe]juste pour se protéger. Il ne veut pas d'un système intégré à l'OTAN."
» Il ne fait aucun doute que la tentative de coup d'État américaine en Turquie et l'assassinat de Jamal Khashoggi par l’Arabie saoudite dans son ambassade à Istanbul ont fait douter la Turquie de la valeur de son alliance occidentale. Posséder des S-400 permettra à la Turquie de diversifier sa propre force aérienne au-delà de l'équipement de l’OTAN et de se tourner davantage vers l’Est que vers l’Ouest.
» Alors l’idée qu’Erdogan ne s’inquiète que de la menace de l’aviation turque est plus qu’absurde, d’autant plus que la purge au sein de la Force Aérienne turque se poursuit depuis la tentative de coup d'État, ainsi que la menace claire des frappes aériennes israéliennes en Syrie (où les forces turques sont présentes) pendant que les États-Unis défendent les forces de l’YPG autour de Manbij et Deir Ezzor. »
• Brown indique le lien vers cet article “bizarre” de Stewart, qui m’amène au site de Reuters, à la date du 18 juillet. Voici donc ce que rapporte Stewart :
« Pour certains responsables américains, l'échec de l'administration Trump à persuader la Turquie de ne pas acheter un système de défense aérienne russe pourrait avoir son origine dans une tentative de coup d'État contre le président Tayyip Erdogan il y a trois ans cette semaine.
» Bien qu'ils reconnaissent que l'aggravation des relations entre les États-Unis et la Turquie ces dernières années et l'influence croissante de la Russie sur Ankara ont peut-être aussi contribué à convaincre la Turquie d'acheter le système S-400, trois responsables américains et une source au département de la défense ont fait part à Reuters d’une autre théorie qui fait son chemin au sein de l’administration Trump.
» L’une des raisons pour lesquelles Erdogan a pu choisir d'acheter du matériel de défense aérienne à la Russie plutôt qu'à un autre membre de l'OTAN est qu’il pourrait se méfier de sa propre force aérienne, qui a joué un rôle majeur dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, selon ces responsables.
» Les missiles S-400, dont la Turquie a commencé à prendre livraison vendredi dernier, seraient mieux à même de repousser toute attaque contre le gouvernement turc par ses propres jets qu’un système Patriot fourni par les États-Unis, selon les experts.
» Les missiles Patriot de Raytheon Co, qui ont été proposés à la Turquie, auraient des système de verrouillage pour interdire des “tirs amis” contre d'autres avions de guerre de l’OTAN, tels que les avions à réaction des forces aériennes turques.
» “Vous devez vous demander : Pourquoi Erdogan voudrait-il vraiment un système russe ?” explique un des responsables américains. “La réponse est : il n'a pas confiance en sa force aérienne”. »
• Je signale en passant, puisque la chose est indiquée “en passant”, que le siteWhatDoesItMeans, – qui commence à être pris au sérieux si l’on en juge par les articles “sérieux”qui lui sont consacrés pour démontrer qu’il est un site manipulateur (la tendance pro-russe) domine), – mentionne également l’article de Stewart/Reuters avec la thèse “garde prétorienne”.
(Le 19 juillet 2019 : « ...l’intouchable président Trump, – qui, hier, a fait un autre pas pour la paix quand il a dit “ne pas envisager” d’imposer des sanctions au pays de l’OTAN qu’est la Turquie pour son achat et le déploiement en cours du redoutable système russe S-400, – parce que la Turquie n’avait “pas le choix”, du fait que sa propre force aérienne s’était alliée avec le régime Obama faire tomber le Président Erdogan avec le coup d’État de juillet 2016... »)
Il est bien entendu que, contrairement à ce qu’écrit Brown, la thèse dit qu’Erdogan voulait des S-400 notammentpour cette autonomie de fonctionnement par rapport à l’OTAN et à sa propre Force Aérienne (« Selon Sleboda, c’est effectivement cet argument qui, parmi d’autres dont simplement les excellentes capacités anti-aériennes du S-400, ont conduit le président turc a tenir une ligne aussi dure face aux pressions des USA... »). Cela bien dans l’esprit, on peut à loisir contempler l’extraordinaire imbroglio kafkaïesque où les étiquettes volent dans tous les coinsque suscite cette thèse, présentée le 18 juillet par Reuters, à partir de sources pompeusement anonymes et considérables, comme tout à fait inédite alors qu’elle est tranquillement énoncée par Sleboda dans l’interview de Spoutnik du 13 juillet.
Je reprends le fil et le rembobine avec les éléments dont je dispose (sans tenir compte du vague souvenir évoqué plus haut d’avoir déjà lu quelque suggestion sur la thèse au sujet de laquelle je vous et nous entretiens). Voyons cela :
• Au départ, il y a Sleboda sur Spoutnik, un expert indépendant très proche des thèses russes, qu’on peut classer selon la disposition des forces Système-antiSystème comme “dissident” (*). Il expose la thèse dans un organe de communication russe, sans nécessairement en être le mandataire. Dans son exposé, la thèse a la particularité pas nécessairement désagréable de confirmer la complète implication de l’OTAN et des forces américanistes dans le coup d’État contre Erdogan ; ce que je sais d’assuréet d’une source absolument sûre sur la Force Aérienne turque donne tout son crédit à la perception opérationnelle de l’opération.
• Cinq jours plus tard, Reuters sort la même affaire en la mettant strictement au crédit de sources du Pentagone. Je ne fais aucune hypothèse sur un rapport avec l’intervention de Sleboda, sinon que le Pentagone en a très probablement pris connaissance et a estimé que puisque l’hypothèse était publique, il fallait tenter de l’utiliser. Quelle est la logique du Pentagone ? Je la crois à la fois simpliste et primaire par pur réductionnisme ; le “message” serait donc que la Turquie n’a pas choisi le S-400 parce que c’est un excellent système et parce que ce pays se rapproche de la Russie, mais simplement parce que le président turc est isolé à cause de ses positions antiaméricanistes, et qu’il a peur de sa Force Aérienne. Le réductionnisme est en ceci que le choix du S-400 est circonscrit au seul Erdogan, alors que l’évidence nous dit que c’est également le meilleur système du monde dans sa catégorie, et que ce choix rapproche effectivement la Turquie de la Russie en contrecarrant gravement les liens entre la Turquie et l’OTAN. Le Pentagone se fiche complètement du fait qu’en agissant ainsi, il confirme quasi-officiellement à la fois la manigance du coup d’État (et sa propre implication) et la sujétion complète de la Force Aérienne turque aux USA. (Le signe de cette interprétation en est que les finauds de WhatDoesItMeans utilisent pour leur propos cette référence.) Le résultat involontaire ou plutôt inconscient, parce que primaire et réducteur, de cette opération de communication du Pentagone est une complète mise en cause du Système et une justification complète du choix du S-400 par tout pays menacé par l’hégémonisme des USA.
• Deux jours plus tard, Brown produit l’article qu’on a vu sur TheDuran.com. Mon appréciation est que ce sont la provenance de l’article et les procédés utilisés (“sources anonymes”, etc.) qui l’ont conduit à adopter un point de vue complètement “absurde” selon ce que devrait être un texte “dissident”, – comme Brown est supposé être. Juger “absurde” tout ce qui est dit sur la Force Aérienne turque et ce qui s’ensuit dans le cas qui nous occupe, est effectivement “absurde” du point de vue d’un antiSystème, parce que c’est repousser un exemple-type, sinon une évidence archétypique de ce qui est la pénétration extraordinaire que la puissance américaniste, et par conséquent du Système, dans nombre d’institutions et d’organisations de très nombreux pays, y compris ceux qui ont une politique avec une forte coloration antiSystème. Au contraire, l’hypothèse de Sleboda, outre d’être très vraisemblable, confirme l’extraordinaire capacité de nuisance des USA et impose la conclusion que, dans de telles conditions, il n’y a aucune possibilité d’entente avec cette puissance et qu’il reste à le combattre autant que faire se peut.
Le cas est un bon exemple de la complexité, des ramifications, et de la prégnance de l’effet-Janus dans le système de la communication. Quelles que soient les étiquettes que l’on porte en temps normal, un tourbillon de communication autour d’une thèse et d’une information par définition impossibles à fixer avec certitude, installe une situation similaire à celle d’une guerre lorsqu’on parle du fog of the war. Il est très difficile d’identifier le sens de l’action des uns et des autres, et les étiquettes ne sont plus du tout une référence sérieuse.
Il se trouve que, dans cette occurrence de “la garde prétorienne d’Erdogan”, ceux qui ont fait le plus de dégâts antiSystème à terme et en profondeur, en termes de communication, sont les sources du Pentagone qui ont confirmé de diverses façons diverses situations où le Système se montre sous son aspect le plus insupportable. Je n’en fais pas des “dissidents” bien entendu, mais plutôt des “idiots utiles” (le terme leur va si bien).
Quant à ceux qu’on peut prendre comme des “dissidents“, le conseil que je leur donnerai est celui d’une extrême souplesse tactique dans l’évaluation des actes de ceux qu’ils jugent être leurs adversaires. Il ne faut jamais perdre espoir qu’un zombieSystème, quelque part, dans un moment d’égarement, se montrera pour au moins un instant et dans une occurrence, un parfait antiSystème. (Dire cela un peu à la façon d’Anouilh, écrivant : «Vous ne le savez pas, vous autres, mais tout au bout du désespoir il y a une blanche clairière où l’on est presque heureux.»)
(*) J’emploie parfois ce terme d’une façon strictement référencée, l’empruntant très précisément aux dissidents du régime soviétique, essentiellement à partir des années 1960 : “dissident du système soviétique”, du fait de la vertu fondamentale de leur action au moment où ils agirent, face à un système qui présentait une totalité significativeannonciatrice de l’actuel Système enfin identifiable à visage découvert. Aujourd’hui, le terme désigne un “dissident du Système”, quelle que soit sa position officielle, de circonstance, dissimulée, etc., parce que le Système est selon moi le phénomène écrasant de cette “étrange époque”, présentant une totalité décisive et exclusive. M’importe seulement le fait que dans la circonstance où je désigne l’intéressé comme “dissident”, il agit contre le Système, en antiSystème. Je n’emploierais pas ce terme, par exemple pour un “dissident anti-Poutine” ou un “dissident antichinois” ; quelles que soient leurs vertus et la justesse de leur combat, il reste qu’ils se mettent dans une position où ils acceptent inconsciemment ou pas d’être manipulés par le Système, c’est-à-dire de servir ses intérêts. Ainsi les placerais-je dans la sphère de l’inconnaissance, et sans intérêt sinon pour les effets antiSystème qu’ils généreraient par inadvertance.