Notes sur une guerre sans “après”

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Notes sur une guerre sans “après”

Il est difficile de se prendre d’estime jusqu’à la prendre assez au sérieux pour une guerre dont, successivement, deux avis ou constats aussi bizarroïdes sont donnés le même jour par deux personnalités de grand poids des deux pays principalement engagés – nous dirions même, exclusivement engagés. Il s’agit de la “guerre” d’Afghanistan…

• Cela se passait dimanche 23 août 2009, lors d’une interview de l’amiral Mullen, président du Joint Chiefs of Staff. Mullen, à un moment, fait simplement remarquer, et involontairement quant au sens profond de la chose, que la guerre en Afghanistan n'a pas vraiment été “faite” jusqu'ici et que, en fait, on ne l’a pas encore commencée puisque, “en un certain sens”, on la commence aujourd’hui… «I recognize that we've been there over eight years.[…] But this is the first time we've really resourced a strategy on both the civilian and military sides. So in certain ways, we're starting anew.»

• Le même jour, on lisait l’argument du conservateur Liam Fox pour obtenir le soutien des Britanniques, et l’emporter: en gros, il faut gagner parce que, si l’on ne gagne pas on perdra… «Public support for the war should be bolstered by explaining that British soldiers were fighting to avoid a strategic defeat for Nato, shattering its credibility as a deterrent force.»

Ainsi sont fixées les conditions fantasmagoriques de cette “guerre”, d’une façon assez convaincantes – et cela pourrait déjà être notre conclusion… La première bataille de la “guerre” d’Afghanistan, c’est de comprendre de quoi il s’agit.

• Cette guerre dure depuis huit ans, avec “nous contre les autres”, mais nous n’avons pas encore commencé à la faire – nous activons les derniers préparatifs…

• Il faut gagner cette guerre “qui n’a pas encore commencé” parce que si nous ne la gagnons pas, nous la perdrons…

Panique nucléaire

Notre hostilité à une interprétation géopolitique “classique” du conflit afghan (intérêt géopolitique de la présence occidentale dans le pays) relève simplement du constat des faits. Un enjeu géopolitique basé sur les deux maximes citées ci-dessus nous conduit à la conclusion de la stérilité de toute discussion dans ce domaine, sinon dans le cadre de l’hôpital psychiatrique où résident notamment la droite interventionnistes US et, en général, les républicains à Washington D.C. La guerre en Afghanistan est d’abord, et presque exclusivement, une expression politique majeure de la crise interne du système de l’occidentalisme; elle n’est un fait géopolitique qu’accessoirement, et selon les convenances du moment des analystes.

Mentionnons tout de même qu’aujourd’hui, l’argument géopolitique devient de plus en plus maximaliste, signe simplement de sa vacuité par antithèse. Il s’apparente à la bande dessinée. (Par exemple, une source: E.P. Jacobs, Le Secret de l’Espadon, avec Blake & Mortimer.)

Nous notons justement l’une des dernières versions en date, qui est celle de la crainte d’une saisie d’armes nucléaires pakistanaises par les talibans, puis de l’attaque nucléaire des talibans qui s’ensuivrait évidemment (argument de plus pour le réseau anti-missiles BMDE, sans doute?). Elle vient d’une analyste finlandais, Jari Lindholm, dont le blog s’intituleThe Stupidest Man on Earth”. Lindholm est violemment pris à partie sur ce thème de la guerre nucléaire par l’excellent “Fabius Maximus”, le 24 août 2009.

«[Lindholm]is not stupid, just exhibiting the mixture of hubris and paranoia that distinguishes our time (which I thought was uniquely American). He sees a threat to our security. We obviously have the resources to address this threat. So we should do so. No additional analysis required. Budgets, balancing cost and benefits, analysis of relative dangers — these are unnecessary, except for those who live in the real world (rather than one of their imaginations). No, Lindholm is not the stupidest man in the world. But we might be. If such feckless reasoning brings America down — falling who knows how far — then we will deserve to be called the Stupidest People in the World.»

Laissons cela, pour constater, pour confirmer notre analyse de la stérilité complète de l’enjeu géopolitique de l’Afghanistan – l’enjeu d’un monde réel, si cela existait encore. Ce conflit est devenu totalement virtualiste dans ses fondements, absolument dévastateurs dans ses conséquences secondaires, indirectes et imprévues, essentiellement pour les “puissances” occidentalistes. Ce qui compte, ce sont ces effets-là du conflit et plus du tout le conflit (l’évolution de la “guerre”).

De plus en plus “anglo-saxon”

Un point remarquable est l’évolution exactement contraire à celle qu’on a voulue susciter au niveau de la “coalition”. Conflit essentiellement lancé par les Américains soutenus par les Anglais, donc conflit essentiellement anglo-saxon, qu’on a voulu élargir, “internationaliser” pour lui donner une sorte d’assise juridique vertueuse. Dans ses effets réels, le contraire s’est produit. Dans la seule dimension qui importe, qui est celle d’un enfermement catastrophique, l’Afghanistan est exclusivement, aujourd’hui, un conflit anglo-saxon.

Deux pays sont aujourd’hui prisonniers de l’Afghanistan: les USA et le Royaume-Uni. Ces deux pays, s’ils veulent poursuivre le conflit ou s’ils veulent l’interrompre, risquent dans les deux cas une crise majeure chez eux. Bien entendu, crise sans rapport avec le terrorisme, ces billevesées obscènes qui encombrent les rapports officiels, mais avec tous les rapports du monde avec une grave crise civile dans les deux pays en question. (En général, les commentateurs US parlent de la référence “Vietnam” uniquement dans les dimensions civiles de la crise US de l’époque. Ils ont compris.)

L’incertitude du Congrès

Un exemple de ces conséquences – exemple sage par excellence, c’est-à-dire le plus facile à appréhender – se trouve dans cette citation de Juan Cole, excellent spécialiste des problèmes de la région. Sur son site Informed Comment, Cole observe, le 20 août 2009:

«The bad news for Obama is that liberals and Democrats are far more hostile to the Afghanistan War than are Republicans. The Democratic majority in the House and the Senate could, if these numbers keep going south, become sufficiently afraid of their constituents that they vote to stop funding the war. Some close observers of Washington think the president only has a year or two before that confrontation with Congress takes place.»

On observera que Cole est optimiste. Cette “confrontation” aurait pu avoir lieu sans que personne ne s’en aperçoive jusqu’au jour où elle eût éclaté, puisque nous ne sommes pas passés loin, cette année, d’un vote négatif de la Chambre. Qu’on se souvienne de cette déclaration de John Murtha, passée complètement inaperçue, que nous mentionnions dans notre F&C du 26 juin 2009:

«Democrats could even refuse to fund war bills if the Obama administration failed to make good on its promise to withdraw U.S. troops from Iraq, Murtha said. “It's quite possible that we could lose the war funding. If it hadn't been for the speaker, we would have lost it this time.” The U.S. House narrowly passed the $106-billion bill to pay for the Iraq and Afghanistan wars, with the measure garnering only five Republican votes and 32 Democrats voting against it.»

Dans tous les cas, ces indices sont le signe de la possibilité d’une crise majeure aux USA à propos de l’Afghanistan. Il s’agit du cas le plus simple, le plus évident de cette possibilité, alors qu’il en existe bien d’autres, inattendus et imprévisibles.

L’“impuissance de la puissance”

L’Afghanistan est devenu le “champ de manœuvre” du chaos politique de l’Occident au travers de la totale inadaptation (matérielle, opérationnelle, psychologique, etc.) d’une puissance militaire pourtant proclamée comme irrésistible et supérieure à tout ce qui existe; et au travers de la totale soumission de la stratégie de l’Occident à la communication, notamment de type humanitaire.

C’est, par conséquent, un événement archétypique de la fameuse G4G (Guerre de la 4ème Génération), sur laquelle nous revenons beaucoup et qui est l’un des thèmes favoris de William S. Lind. L’événement est notamment archétypique de ce phénomène que nous qualifions d’“impuissance de la puissance”, où une puissance se trouve bloquée entre l’impossibilité de perdre et l’incapacité de gagner alors que toute sa raison d’être se définit uniquement par rapport à deux références: victoire et défaite.

De ce fait, cette crise militaire dévastatrice mais insoluble sur le terrain se transfère dans le domaine politique, dans les situations internes des pays concernés, dans les relations entre les pays concernés, dans les organisations qui regroupent les pays concernés, etc. La “guerre” d’Afghanistan est une guerre civile du système occidentaliste et américaniste dominant.

Le rôle de la communication

La communication joue un rôle puissant dans la crise occidentaliste en Afghanistan. Les “buts de guerre” ont été fixés en fonction de critères humanitaires dont on avait déjà usé et abusé auparavant, mais avec un minium d’effets négatifs (pour les manipulateurs). Ce fut par exemple le cas au Kosovo, lors de l'attaque de l'OTAN de 1999, où les buts proclamés ne furent évidemment jamais atteints parce qu’ils étaient basés sur une tromperie originelle; mais où une “victoire” rapide permit effectivement de poursuivre la virtualisation de la situation en proclamant effectivement atteints ces buts, d’autant plus aisément que la situation les justifiant n’existait pas.

En Afghanistan, il n’y a pas de “victoire”, un peu comme “il n'a pas d'après à Saint-Germain-des-Près”. Par conséquent, les exigences de la communication augmentent, pour continuer auprès du public à justifier une guerre que les événements rendent de plus en plus insupportable à ce public. Par conséquent, les buts “humanitaires” sont réaffirmés constamment alors qu’ils sont de moins en moins applicables.

La communication est l’une des mâchoires les plus efficaces du piège où s’agitent les Occidentaux. Malgré la lassitude d’un conflit sans fin et qui n’a pas encore vraiment “commencé”, chaque fois qu’une amorce d’esquisse de suggestion de transaction avec les talibans, si c’est possible, voire de retrait, se fait jour, il se trouve toujours un BHL de service ce jour-là qui, pour justifier ses émoluments, rappelle que les femmes afghanes portent toujours des voiles et subissent d’autres pratiques iniques. Aussitôt, le politique occidentaliste doit reculer, parce que dans l’impuissance d’exposer la vraie raison de sa volonté éventuelle de retrait. Faire de la sorte serait démentir toute la “narrative” qui justifie “la guerre qui n’a pas encore commencé” depuis huit ans qu’elle dure.

L’OTAN, l’esprit ailleurs

Pour autant, la situation politique a évolué, non pas en Afghanistan mais chez les “alliés” et entre “alliés”. C’est en cela que la crise est bien, d’abord, celle de l’occidentalisme.

Au sein de l’OTAN, l’Afghanistan est de plus en plus une obsession US (avec le stupide suivisme UK, bien entendu), et de moins en moins une préoccupation du reste. Le cas français (les quelques centaines de soldats en plus annoncés lors de la “réintégration” de l’OTAN) n’a rien changé. On pourrait même dire qu’il a dramatisé cet isolement anglo-saxon. A cause du réflexe cartésien de leur pensée, les Français sont absolument rétifs à cette guerre dans son principe, qu'ils jugent, souvent inconsciemment, simplement absurde; les déclarations épisodiques et spasmodiques de Sarko sur “la défense de la liberté” ne contredisent pas ce jugement, elles le confirmeraient plutôt. L'“engagement” français tonitruant d’avril 2009, de pure communication, a été d’autant plus contre-productif qu’il a mis en lumière cette absence complète de conviction française.

Les autres pays “engagés” en Afghanistan connaissent des poussées d'une fièvre épisodique, chacun avec ses restrictions propres, ce qui leur permet à tous de n’être en rien des acteurs de cette pantomime sanglante. Cela n’empêche, ou plutôt cela explique que nous aurons quelques rendez-vous intéressant pour ceux qui ont déjà annoncé une limite à leur “engagement” (les Canadiens en 2011).

Le résultat concret, politique, c’est l’isolement US au sein de l’OTAN (avec le suivisme UK, qui complique tout aussi stupidement la position britannique). On a déjà un aperçu de la chose avec les échos sur l’agenda du nouveau secrétaire général de l’OTAN Rasmussen. La possibilité au petit moyen terme, c’est une division explosive au sein de l’OTAN, entre ceux qui s’intéressent à l’Afghanistan et ceux qui s’intéressent aux questions européennes et à des relations équilibrées avec la Russie. C’est une intéressante possibilité de crise au sein de l’OTAN.

Les Russes à l’aide et à l’aise

Notre vision “anti-géopolitique” n’est pas “anti-bureaucratique”. C’est-à-dire que dans le paysage géopolitique, nous retenons les situations qui sont absolument essentielles pour la seule bureaucratie d’un poids global et exerçant une influence maximale dans cette affaire, celle du Pentagone. Cette bureaucratie, selon ses habitudes, est obsédée par la sécurité et la logistique; dans ce cas, par la sécurité des lignes de communication permettant de soutenir l’effort de guerre, et constituant en soi un effort logistique considérable. Elle ne veut pas retrouver la vulnérabilité de ces lignes, comme elles le sont en Irak, face à des pays instables, ou jugés instables selon ses automatismes actuels de jugement (Pakistan, voire même certains pays du Caucase). De ce point de vue, l’accord (conclu au sommet de Moscou Obama-Medvedev du 7 juillet) avec la Russie pour une voie de passage vers l’Afghanistan est capital, parce que la bureaucratie US juge la Russie, dans le cadre d’un accord, comme un partenaire sûr pour ses voies de communication.

Ce jugement du Jamestown Institute, qui concerne ici le cas géorgien, vaut pour toutes les autres questions de sécurité liées aux relations USA-Russie: «[I]t appears that the Pentagon's timeline with regard to Georgia is predicated on postponing the transfer of much-needed anti-tank and anti-aircraft weapons as much as possible in order not to incur Moscow's ire, which may manifest itself in the annulment of the recently signed transit agreement that is indispensable for supplying U.S.-led coalition troops in Afghanistan with manpower and materiel across the Russian territory.»

Ce jugement constitue une explication, ou une partie d’explication acceptable pour ce qui paraît être l’amorce d’un recul décisif du Pentagone dans l’affaire du BMDE, avec l’abandon possible des bases en Pologne et en Tchéquie pour accommoder les exigences russes. On constate que l’affaire afghane constitue un levier formidable de la Russie, non pas pour ses positions régionales, mais pour ses relations stratégiques avec les USA.

Nous ne sommes pas dans des considérations géopolitiques mais dans des rapports stratégiques fondamentaux, dont la substance a changé comme a changé la substance de la politique, où la communication et la bureaucratie sont les forces essentielles. Les USA sont obligés de céder du terrain à la Russie dans les relations stratégiques entre les deux pays, notamment à cause des pressions de la bureaucratie US. Cela place la Russie dans une positon enviable dans l’affaire afghane, moins à cause de son action qu’à cause de l’action de “promotion” d’elle-même de la bureaucratie du Pentagone, qui exige une sécurisation maximale de toutes ses initiatives. Cet aspect dépasse largement en importance toutes les affaires d’évolution des relations et des rapports de force des uns et des autres, entre les pays de la zone.

Le désordre créateur

La “guerre” d’Afghanistan, aux conditions si étranges, voire d’une originalité presque surréaliste par rapport aux normes de la guerre en général, a une importance essentielle par ses conséquences indirectes extrêmement puissantes sur la situation et la stabilité des pays occidentaux qui y sont engagés. C’est un moteur puissant, en forme d’abcès de fixation, d’une sorte de version postmoderniste du déclin occidental spenglerien.

Pour justifier la guerre comme un exercice victorieux de la puissance américaniste, les stratèges US sont obligés d’adopter les thèses néo-conservatrices les plus extrêmes, en arguant que ce désordre est voulu puisqu’il empêche un adversaire potentiel de se regrouper. (Un lecteur nous signalait, le 28 août 2009, cet argument de George Friedman.) La même chose avait été dite pour l’Irak. On sait où conduit l’argument, qui vit de sa vie propre puisque suffisamment détaché de la réalité pour cela, et aboutit à la satisfaction intellectuelle de ceux qui l’avancent; c’est le même qui fut utilisé, par les mêmes, dans les années 1980, contre Gorbatchev: Gorbatchev provocateur du KGB, faisant croire que l’URSS s’affaiblit en liquidant l’empire, puis le communisme, puis l’URSS (l’“empire”) elle-même, pour pouvoir mieux frapper l’adversaire endormi par cette manœuvre. Bientôt, nous y serons, lorsque le désordre afghan aura touché Washington au cœur: la toute-puissance US sera démontrée puisqu’elle se sera enfin atteinte elle-même au cœur; c’est alors que les USA seront les plus puissants puisqu’ils nous auront fait croire à leur complète défaite en réalisant effectivement cette défaite.

Bref, l’Afghanistan comme “guerre” auto-liquidatrice, par les événements qu’elle suscite autant que par la représentation qu’on s’en fait. L’orientation maximaliste prise par l'administration Obama est un fait capital, comme si le système avait voulu renforcer, peut-être décisivement, cet abcès de fixation de sa propre crise; avec cette évolution, il se pourrait que cette guerre nous conduise jusqu’à cet extrême, qu’elle soit suffisamment déstabilisatrice pour ébranler le régime (celui de Washington, pas celui de Karzaï). Les analyses affolées qui sont aujourd’hui utilisées pour la justifier (le nucléaire pakistanais) ne sont pas des leurres pour ceux qui les proclament. Elles bouleversent véritablement les milieux de la sécurité nationale à Washington. Elles mesurent par avance la force des verrous qui ne cessent d’être resserrés pour empêcher toute velléité de tenter de sortir de cette “guerre” autrement que par le bourbier catastrophique, éventuellement en cours de transfert vers Washington D.C.