“Machiavel-le-génie” confirmé dans ses fonctions

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“Machiavel-le-génie” confirmé dans ses fonctions

Nous nous étions longuement attardé, le 1er septembre 2014, sur une analyse de l’expert US Daniel Goure conduisant le bloc BAO, enfermé dans sa fantasy-narrative sur l’Ukraine, à considérer le président Poutine à la fois comme un Machiavel des temps modernes et comme un “sheer genius” politique, – pour résumer, “Machiavel-le-génie”. Un éditorial du Guardian, le 6 septembre 2014, sur le cessez-le-feu en Ukraine tombé en plein milieu de la rédaction du communiqué final du sommet de l’OTAN en Pays de Galles, confirme cette promotion du président russe. En quelques mots, – “Poutine n’aurait pas pu faire mieux” : «President Putin could not have contrived it better if he had tried. Perhaps he did. In any case, on the very day the leaders of Nato countries were writing up their communiques and final statements in Wales, it looked as if the five-month-old war in Ukraine was coming to an end with a Russian victory.»

Cet éditorial est fascinant, comme l’était le texte de Goure mais là nous sommes dans le domaine de la grande presse-Système prestigieuse... Le texte détaille parfaitement, quoique involontairement, comment la logique interne de la fantasy-narrative du bloc BAO à propos de l’Ukraine conduit nécessairement à faire de Poutine un exceptionnel homme d’État, un génie politique doué d’un formidable sens tactique mis au service d’une stratégie visionnaire, et manipulant avec une extrême maestria un outil militaire absolument stealth (voir le 2 septembre 2014).

Le bloc BAO, lui, est parti dans cette “bataille de la communication” de 48 heures (sommet de l’OTAN + cessez-le-feu) qu’il n’attendait évidemment pas, armé de deux certitudes formidables : 1) l’armée ukrainienne était lancée depuis début août dans une offensive finale irrésistible qui allait liquider définitivement la rébellion affreusement terroriste du Donbass ; et 2) l’intervention russe en Ukraine, fait avéré et démontré avant qu’il n’ait lieu et sans nécessité qu’il ait lieu d’ailleurs, est ce qui a complètement renversé cette offensive victorieuse. La chose est résumée d’une façon extraordinairement ambiguë par ce paragraphe de l’éditorial, terminé par quelques mots de la pommade humanitaire des “lendemains qui chantent” malgré tout :

«The flaw in Kiev’s strategy was that, as soon as the rebels began to lose, Russia had only to increase the level of its military intervention to reverse, and, potentially, to more than reverse the balance of force on the ground. That is precisely what Mr Putin did at the end of last month when he sent in Russian regular troops in significant numbers. So, it is a Russian victory, although a qualified one, and something of a humiliation for Europe and the United States. But it is also an opportunity to start again in Ukraine. This is a war that should never have been fought, since the outlines of a deal that would have been tolerable, if not comfortable, for both Russia and Ukraine were evident before it began.»

• Ce paragraphe mérite, comme on dit, d’être “décrypté” pour observer les remarquables extensions et contractions des divers concepts utilisés. Voilà donc une “stratégie” (celle du “roi du chocolat”) qui fut décrite par le Guardian & consorts comme irrésistible pendant plusieurs semaines jusqu’à la chute programmée de Donetsk et la liquidation des “terroristes”, et qui continue à être décrite en dépit de tout ce qui a été montré du contraire («Ukrainian forces proved unexpectedly successful in dislodging rebel units from their positions in eastern Ukraine»). Mais cette “stratégie”-miracle révèle soudain un “défaut de conception” (flaw) qui réduit le miracle à un artifice de circonstance : elle s’effondre sous le coup de ce qui est décrit d’abord implicitement comme une pichenette («Russia has only to increase the level of its military intervention to reverse»). Mais non, la “pichenette” devient quasi invasion (mais Stealth, certes), – «Russian regular troops in significant numbers», ce qui nous fait imaginer des divisions entières alors que la version officielle admise en général par la fantasy-narrative est qu’un millier d’hommes a été envoyé de Russie à la fin août ; et tout cela, hop, conduisant à l’effondrement des dizaines de milliers d'hommes de l'armée ukrainienne et à une course-poursuite à-la-Patton des anti-Kiev jusqu’à Marioupol, en moins d’une semaine. Voilà du “Machiavel-magicien”, pour le moins... Qu’importe, il s’agit de tenir les “terroristes” comme quantité négligeable pour pouvoir mieux asseoir la nécessité proclamée de l’accusation d’intervention contre les Russes, – ce qui, par nécessité invertie vus les résultats sur le terrain, conduit à proclamer qu’il s’agit d’une remarquable «Russian victory»... Belle opération de communication : il y a quelque chose d'horriblement contraignant dans la logique interne des fantasy-narrative dans les méandres des strates successives des péripéties hollywoodiennes du scénario, puisqu’elle revient à faire de Poutine le grand vainqueur de cette bataille de communication.

• Mais quoi, la victoire de monsieur Poutine n’est pas complète, que diable et haut les cœurs ! Après tout, il n’a pas annexé complètement l’Ukraine, et peut-être même, avec un peu de cette sagesse que ce diable de “Machiavel-le-génie” doit avoir en réserve, se contentera-t-il d’une influence considérable sur la partie Est du pays, – et Kiev, bien sûr, n’a pas intérêt à interférer ...

«If Moscow wants to turn parts of eastern Ukraine into a dependency only nominally subject to the government in Kiev, and to use its informal presence in Ukraine to pressure Kiev on all aspects of national policy, then more trouble lies ahead. If it will rest content with substantial influence, as opposed to total control, then a compromise that might last becomes a prospect. Restraint will be needed on Kiev’s side, too, for example in keeping under control the militias who fought in the east and who will be understandably aggrieved. [...] Saying Russia has won doesn’t mean it has won in any complete way. A year ago Moscow hoped to keep Ukraine wholly within its sphere, while Europe and the United States aspired to bring the country wholly into the western camp. If both sides can grasp that neither vision is useful or possible, then we will be able to register some progress painfully made.»

• Par contre, le Guardian s’en paye une tranche là où il peut rejoindre une vérité de situation sans s’impliquer dans le désastre, en désignant plus stupide et plus maladroit encore que la politique-fiction qu’il a lui-même défendue. Il s’agit de l’OTAN, “qui a joué un rôle étrange”, – c’est-à-dire, qui s’est conduit d’une façon absolument, éminemment stupide, – une bonne vérité qu’il est rassurant de lire dans un journal d’un si grand prestige. En annonçant qu’il mettait au point une force destinée à défendre les États-membres de l’Europe de l’Est (essentiellement les pays baltes) mais qui n’avait aucune possibilité d’intervention en Ukraine, cette chère organisation a obtenu le résultat d’ouvrir la porte à la déstabilisation d’une situation assez stable (Poutine, nous confie le Guardian soudain plein de mesure à l’égard du président russe, n’a aucun projet d’invasion “disons, de la Lituanie”) et d’enfermer l’Ukraine dans sa situation de déstabilisation... Ce n’est pas si mal vu, et à mettre à l’actif du dream team Rasmussen-Breedlove. A quoi a donc servi l’OTAN dans cet épisode, sinon à démontrer son extrême lourdeur de pensée, sa complète et presqu’émouvante paralysie conceptuelle ? Ce temps-là ne fut donc pas perdu...

«Nato has played a strange role. In putting together a deterrent force for east European members, it has in effect been closing one stable door while the horse which it says mattered bolted from the stable next door. The new reaction force will not affect Ukraine one way or another, while the evidence that Mr Putin has designs on, say, Lithuania, is very thin.»

• Reste tout de même un mystère dont l’édito ne parle guère, qui revient à celui qui est peut-être l’homme-clef de toute la séquence : Porochenko... Pourquoi le “roi du chocolat” a-t-il donné son accord illico-presto pour signer le cessez-le-feu, selon des termes suggérés par Poutine, le jour même où le sommet de l’OTAN rédigeait son communiqué ? Comme coup de Jarnac asséné aux amis du bloc BAO, on ne fait pas mieux... L’OTAN sur le sentier de la guerre, sanctions dégainées, force de réaction rapide programmée, JSF-WW en bois sur le green et Mistral en cale sèche (momentanément), qui se retrouve prise complètement à contrepied par l’annonce du cessez-le-feu ridiculisant brutalement toute cette mobilisation ? Pourquoi n’a-t-il pas attendu, le “roi du chocolat”, disons 2-3 jours de plus ? (Imaginez un cessez-le-feu le 8 septembre, trois jours après le communiqué du sommet de l’OTAN, et le déchaînement de commentaires : Poutine s’est effondré, terrorisé par la menace de l’OTAN en ordre de guerre, et se précipite pour faire signer le cessez-le-feu...)

Puisqu’on en est réduit aux hypothèses, hypothèsons... Il est manifeste que Porochenko espérait un soutien décisif des pays de l’OTAN et qu’il n’a rien obtenu («...Nato had the day before proclaimed that it “stands with Ukraine”, but in military terms it has not done so, and never intended to do so. President Petro Poroshenko fought a lonely fight, reinforced by plenty of rhetoric from western countries but not much else...»). Il apparaît également, ce que le Guardian confirme sans aller au fond des choses, que l’effondrement des troupes ukrainiennes dont nous parlons en était à un stade avancé («The talks in Minsk took place as the Russians pressed home their advantage on the battlefield. Kiev’s negotiators knew that every hour without agreement almost certainly meant more territory lost to the rebel side»). Tout cela devrait avoir poussé Porochenko à agir très vite, et même à faire un cadeau à Poutine en sabotant le sommet de l’OTAN à l’avantage de l’intéressé par une simple coordination chronologique. Après tout, on sait ce que vaut Porochenko, et un retournement de veste n’est pas pour l’effrayer : ayant pris la mesure du soutien de l’OTAN, craignant pour sa position, sinon pour sa vie en cas de débâcle totale des forces ukrainiennes, il a pu aussi bien conclure qu’il se faisait un allié de circonstance mais de poids en offrant à Poutine une belle opportunité de ridiculiser l’OTAN. On a les marionnettes qu’on mérite. Dans tous les cas et quelles qu’en soient les circonstances, cela (ridiculiser l’OTAN) fut fait.

L’ensemble de la séquence est instructif. Le degré d’auto-désinformation du bloc BAO transparaît dans les convictions qui émaillent l’édito du Guardian, notamment sur le rythme et le sens des opérations en Ukraine. On peut en déduire que c’est, d’une façon plus générale, le cas des dirigeants du bloc BAO, qui vivent sur des fictions extraordinaires, montées à partir de ce que leur disent leurs “alliés” de Kiev pour lesquels, pourtant, ils ne lèvent pas le petit doigt lorsque la situation devient brusquement urgente. Il apparaît très plausible de considérer que le bloc BAO travaille sur des estimations et des renseignements totalement subvertis par les impératifs de la fantasy-narrative, ce qui doit les exposer à des surprises très désagréables, comme celle qu’ils eurent pendant le sommet de l’OTAN. Le bloc BAO sème le désordre, bien entendu, transgresse toutes les règles du droit international, répand des conceptions et des mots d’ordre complètement faussaires, mais finalement se retrouve d’une façon redondante devant des catastrophes pour leur propre cause qu'engendre cette accumulation de faux-semblants et de faux-nez.

Il est évident que, dans un tel climat faussaire, l’avancée du cessez-le-feu ne constitue certainement pas un règlement définitif. Les anti-Kiev sont aujourd’hui partie prenante et reconnus comme tels, et il paraît hors de question de leur faire accepter toute évolution qui ne satisferait au minimum minimorum une situation d’autonomie, sinon de semi-indépendance (tiens, une «indépendance dans l’interdépendance» comme l’immortel Edgar Faure avait défini le statut accordé par la France à la Tunisie, en 1955). En face d’eux, Porochenko est plus que jamais menacé par les diverses factions qui jugeront sans aucun doute qu’il a capitulé, et qui pourraient ou devraient éventuellement le soupçonner de connivence avec Poutine. De son côté, le bloc BAO aura son jeu à jouer, qui sera tordu, vicieux, mais aussi, – et c’est la bonne nouvelle, – de plus en plus éclaté selon les intérêts des uns et des autres. Le deuxième résultat qu’ont obtenu les Russes avec le cessez-le-feu, c’est semer une dynamique sérieuse de discorde entre les divers pays et groupes de pays du bloc BAO. La séquence a prouvé qu’il n’y avait, du côté du bloc BAO, aucune unité, aucune solidarité, aucune stratégie et aucun leadership... Quant aux organisations multinationales du bloc (OTAN, UE, etc.), elles suivent devant ces circonstances insaisissables une ligne de plus en plus erratiques, comme lorsqu’elles sont conduites, au comble de l’absurde, à surenchérir les sanctions contre la Russie alors que la Russie vient de s’imposer comme le maître d’œuvre du cessez-le-feu (voir EUObserver, le 6 septembre 2014). La nouvelle Haute Représentante Federica Mogherini, hors de son passage devant le PE où elle a dû adopter la langue d’ébène-standard, a confié au journal allemand Deutsche Wirtschafts Nachrichten que l’UE est «en pleins ténèbres... Comme elle piétine dans l’obscurité, elle agit avec une résolution encore plus fiévreuse.» Tout cela, bien entendu, porte la marque du Système et de ses exigences de surpuissance-autodestruction ; on s’y soumet par conséquent, et le résultat du désordre courant comme un incendie en est la sanction...

Bien, dans ce cadre général, effectivement Poutine apparaît comme “Machiavel-le-génie”, sans aucune restriction. Nous renouvelons ici les observations relativisant cette réputation, mais n’ôtant aucune des qualités que Poutine ne cesse de montrer. Simplement, il est comme les autres, emporté par les événements que rien d’humain ne peut maîtriser mais lui, au moins mais ce n'est pas rien, sait en tirer le meilleur parti et, ainsi, devenir le point de rassemblement du parti antiSystème...

«Curieuse situation, en vérité, si la crise ukrainienne continue à évoluer au train d’enfer où on la voir foncer, dévoilant à chaque instant la facticité des constructions de carton bouillie hâtivement mise en place par les activistes-Système occupés à partout allumer des incendies. Si la crise continue de catastrophe en catastrophe, comme elle s’est déjà déroulée, – et rien ne suggère le contraire puisque le bloc BAO n’est capable, en fait d’expérience, que de répéter ses erreurs sans fin et toujours plus puissamment, – Poutine-selon-Goure va s’imposer irrésistiblement, sans qu’il l’ait voulu, sans qu’il l’ait cherché, comme le point de rassemblement fondamental d’une poussée antiSystème de plus en plus puissante dans le cadre de l’affrontement Système versus antiSystème qui s’affirme de plus en plus comme l’interprétation nécessaire de la crise ukrainienne... Entendons-nous bien, sans chercher à établir des hiérarchies mais plutôt en cherchant à restituer une vérité de la situation : ce n’est pas Poutine qui suscite cette dynamique antiSystème, mais cette dynamique antiSystème suscitée par la crise elle-même selon son mode habituel surpuissance-autodestruction, qui suscite ce Poutine-selon-Goure...» (Le 1er septembre 2014.)


Mis en ligne le 6 septembre 2014 à 12H04