L’US Navy humiliée

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L’US Navy humiliée

• La puissante marine des États-Unis , l’US Navy maîtresse absolue des mers depuis 1945, et du Pacifique depuis plus longtemps, face à un terrible, un redoutable concurrent. • En nombre d’unités de combat, la marine chinoise a d’ores et déjà dépassé l’US Navy et constitue une force d’un poids considérable, en pleine expansion et avec une capacité de production unique dans l’histoire. • Reste à savoir ce que les Chinois veulent en faire et ce que les États-Unis soupçonnent que les Chinois veulent en faire. • L’US Navy voit disparaître le berceau de sa puissance.

Depuis tant et tant de décennies, même du temps de la toute-puissante Royal Navy, l’US Navy, seule force militaire mentionnée dans la Constitution des États-Unis, tient ou tenait l’immense Océan Pacifique comme sa propriété stratégique et ontologique. C’est par là, après la terrible guerre où elle tint le rôle principal sur ce théâtre, de Pearl-Harbor avec son “allée des cuirassés massacrés” à la baie de Tokyo sur le cuirassé USS Missouri, que l’US Navy assura sa totale maîtrise des mers. Mais aujourd’hui surgit la PLAN, ou Popular Liberation Army’s Navy... La Chine, enfin, pour tout dire.

En 2015, la Marine de l’Armée Populaire de Libération, la PLAN, comptait 255 navires de combat dans sa flotte, selon l’Office of Naval Intelligence (ONI) de l’US Navy. A la fin de l’année dernière elle en comptait 360 et elle prévoit d’atteindre 400 unités en 2025 ; l’US Navy comptait 300 navires fin 2020 et prévoit, pour son cas sans certitude d’aucune sorte lorsqu’on songe aux destin et déboires de la frégate DD-1000 classe Zumwalt et des nouveaux porte-avions classe Gerald R. Ford, d’atteindre 360 unités en 2025.

Perspective en zoom-arrière, dans le rapport annuel du CNO (Chief of Naval Operations, chef d’état-major de l’US Navy), en décembre 2020 : « La force de combat de la marine chinoise a plus que triplé en seulement deux décennies. Commandant déjà la plus grande force navale du monde, la République populaire de Chine construit des navires combattants de surface, des sous-marins, des porte-avions, des avions de chasse, des navires d'assaut amphibies, des sous-marins lanceurs de missiles, de grands garde-côtes et des brise-glaces polaires modernes à une vitesse alarmante. »

On a signalé par ailleurs cet article remarquable (« une fois n’est pas coutume, pour autant ») de CNN.News du 6 mars 2021, très long, extrêmement documenté aux meilleures sources, sans aucun doute l’ONI au premier chef. (L’Office of Naval Intelligence a une vieille réputation de compétence technique et de très peu d’appétence pour les manipulations politiques dont la CIA est l’exemple-type, même s’il s’y est laissé parfois prendre [comme dans l’opération Gladio en Italie, dans les années 1950-1960].) L’article décrit la situation actuelle de la PLAN, son équipement ultra-moderne, ses objectifs, avec une formidable capacité antinavire par ses missiles (les porte-avions tremblent), un accent mis sur la surveillance et la défense des côtes et une mise en place d’une capacité de projection de force dont le premier objectif serait sans aucun doute Taïwan.

L’US Navy se rassure comme elle peut en arguant que son effectif en service actif reste supérieur à celui de la PLAN (330 000 contre 250 000), ainsi que son tonnage. Mais les Chinois ne semblent pas rencontrer les difficultés croissantes d’intégration des technologies comme ceux que connaît la Navy (les programmes cahotants, faiblesse gravissime puisqu’elle touche la nouvelle classe des grands porte-avions d’attaque [classe Gerald R. Ford], aviation embarquée sans doute réduite à un F-18 d’une conception datant des années 1970 en raison de l’échec du F-35, etc.). Certes, les Chinois semblent beaucoup plus capables d’intégrer les nouvelles technologies, selon l’hypothèse que nous faisons qu’ils évitent les difficultés et les impasses d’une trop grande complexité des “systèmes de systèmes” marquant la limite meurtrière du système du technologisme.

D’autre part, la Chine n’est pas vraiment une puissance navale au sens de la géopolitique de l’amiral Mahan, notamment du fait de sa puissance propre la poussant à “se suffire à soi-même” et de sa tradition métahistorique de se considérer comme « un monde en soi » sur la perspective de plusieurs millénaires. Cela laisse supposer que sa marine n’est pas destinée à réaliser une projection de force globale, comme l’est l’US Navy ; cela implique par contre que, dans la zone du Pacifique occidental qui lui est proche, elle serait immanquablement supérieure à l’US Navy, du fait de sa supériorité de base et de l’éparpillement global de l’US Navy.

On peut se demander si l’adhésion de la Chine à la globalisation n’est pas sélective, sinon de plus en plus sélective à mesure que les barrières, les sanctions, les antagonismes poussent comme des champignons : globalisée pour le commerce, la finance, les matières premières certes, mais pas nécessairement pour la projection de force stratégique entre autres, et certainement pas pour les matières culturelles et sociétales, ainsi que le système politique bien entendu. De même et dans le même esprit qui reprend notre hypothèse initiale, peut-on envisager d’élargir cette hypothèse à ceci que les militaires chinois se méfient, au niveau des armements et des forces, d’une globalisation à outrance des technologies trop complexes, comme le font les forces armées US qui s’enfoncent de plus en plus dans un piège mortel. Pour autant, et dans certains domaines (les missiles, les drones, etc.), la position chinoise est très puissante ; d’un point de vue naval classique, si les Chinois ont réellement maîtrisé l’intégration et le maniement des unités aéronavales (porte-avions, porte-hélicoptères), il s’agit d’un remarquable exploit technique par rapport à ce qu’il en était à la fin du XXe siècle.

Pour nous enfin, le passage le plus impressionnant de l’article de CNN.News concerne les capacités de production navales de la Chine. D’un point de vue de stratège de l’américanisme, la mesure de comparaison a une dimension symbolique et mythique considérable, puisqu’elle prend comme référence l’effort industriel de guerre des USA entre 1941 et 1945, référence quasiment sacrée de l’américanisme tant la Deuxième Guerre mondiale est perçue comme le zénith à la fois industriel et moral, – les deux éléments allant absolument ensemble, – de l’exceptionnalisme américaniste :
« La Chine a construit plus de navires en un an de paix (2019) que les États-Unis en quatre ans de guerre (1941-1945) [...] “La production de la construction navale américaine [en 1941-1945] a atteint un pic de 18,5 millions de tonnes par an, et les États-Unis ont terminé la guerre avec une flotte marchande qui pesait 39 millions de tonnes... En 2019, en temps de paix, la Chine a construit plus de 23 millions de tonnes de navires, et la flotte marchande de la Chine ... totalise plus de 300 millions de tonnes”. »

Voici ce passage très intéressant, où simplement nous pondérerions les estimations de la forme des capacités stratégiques à venir de la Chine (« une marine de projection de puissance de classe mondiale »). Il y a une différence entre “pouvoir” et “vouloir” ; mais,  pour une psychologie de l’américanisme totalement investie par l’hybris et lorsqu’il s’agit de puissance et de “projection de force”, il suffit de “pouvoir” pour “vouloir”.

« Vous ne pouvez pas avoir la plus grande marine du monde si vous ne pouvez pas construire beaucoup de navires. La Chine se donne cette capacité en étant le plus grand constructeur de navires commerciaux du monde.
» En 2018, la Chine détenait 40 % du marché mondial de la construction navale en termes de tonnes brutes, selon les chiffres des Nations unies cités par le China Power Project du Center for Strategic and International Studies, loin devant la Corée du Sud, deuxième avec 25%.
» Dans une perspective historique, les chiffres de la construction navale chinoise sont stupéfiants, – ils éclipsent même les efforts des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. La Chine a construit plus de navires en un an de paix (2019) que les États-Unis en quatre ans de guerre (1941-1945).
» “Pendant le programme de construction navale d’urgence de la Seconde Guerre mondiale, qui a soutenu des armées massives et mécanisées sur deux théâtres de guerre à des milliers de kilomètres de chez elles, la production de la construction navale américaine a atteint un pic de 18,5 millions de tonnes par an, et les États-Unis ont terminé la guerre avec une flotte marchande qui pesait 39 millions de tonnes”, a déclaré Thomas Shugart, chargé de mission au Center for a New American Security et ancien Capitaine de Vaisseau de l’US Navy, témoignant au Congrès le mois dernier.
» “En 2019, en temps de paix, la Chine a construit plus de 23 millions de tonnes, et la flotte marchande de la Chine ... totalise plus de 300 millions de tonnes”, a déclaré Shugart.
» Les entreprises d’État chinoises qui produisent des navires commerciaux sont également les puissants moteurs de son renforcement naval.
» “En cas de conflit, la capacité industrielle excédentaire de la RPC, y compris les chantiers navals commerciaux supplémentaires, pourrait rapidement être orientée vers la production et la réparation militaires, ce qui augmenterait encore la capacité de la Chine à générer de nouvelles forces militaires”, a écrit l'année dernière M. Erickson, du US Naval War College.
» L’infrastructure en place, la main-d’œuvre impliquée et la technologie employée dans ces chantiers navals commerciaux sont applicables à la production de navires de guerre en quantité.
» C’est une chose que la Chine fait très bien. “Entre 2014 et 2018, la Chine a lancé plus de sous-marins, de navires de guerre, de navires amphibies et de navires auxiliaires que le nombre de navires actuellement en service dans les marines individuelles de l’Allemagne, de l’Inde, de l’Espagne et du Royaume-Uni”, selon le China Power Project.
» “Au rythme où la Chine construit des navires de guerre et avec les capacités de ces nouveaux navires, je dirais qu’elle est déjà passée d'une marine de défense côtière à ce qui est probablement la marine la plus puissante de sa région, – avec une certaine portée mondiale, – et qu’elle est en passe de construire une marine de projection de puissance de classe mondiale si elle continue à se développer comme elle l’a fait”, a déclaré M. Shugart à CNN. »

 

Mis en ligne le 11 mars 2021 à 10H45