L’OTAN, le Su-24, le fiston Erdogan et le Grand-Désordre

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L’OTAN, le Su-24, le fiston Erdogan et le Grand-Désordre

La question centrale qui se pose aujourd’hui précisément autour de l’incident qui a vu la destruction du Su-24 russe est celle de la réaction de l’OTAN en tant que machinerie technocratique. La question de la machination ou non, de la décision mûrement planifiée ou prise très rapidement, de la provocation ou du coup d’audace (de folie, etc.) est plutôt secondaire par rapport à la question centrale que nous mentionnons. Enfin et pourtant, parce que les choses vont tellement vite, la centralité de cette même “question centrale” n’est pas assurée de le rester, dans la mesure où l’affaire du Su-24 s’inscrit de plus en plus dans une évolution diplomatico-opérationnelle (la question d’une coalition avec France et Russie rapprochées) qu’elle ne semble pas avoir réussi à enrayer, bien au contraire.

Avant de passer à l’analyse plus précise de cette “question centrale”, on notera que les notions de machinations, de provocation, etc., dans le cadre de l’affaire Su-24 sont bien entendu liées à différents développement politiques, mais aussi à la situation très particulière d’Erdogan et de sa famille, qui constitue finalement un fait exotique d’une importance jusqu’alors insoupçonnée et de plus en plus largement documenté de cette crise. On cite ici un article du plus grand intérêt de ZeroHedge.com du 25 novembre 2015, titré “Faites connaissance avec l’homme qui organise le financement de Daesh : Bilal Erdogan, fils du président de Turquie”. Cet article est complété par un autre, de F. William Engdahl, du 4 août 2015, sur le “Sale jeu d’Erdogan avec Daesh”. Les deux articles permettent de comprendre la dimension de corruption mafieuse au plus haut niveau de la direction politique turque, cela en parallèle avec tous les réseaux à la fois islamistes, de crime organisé, de trafic illicite de diverses matières dont principalement le pétrole, de Corporate Power, etc., qui gravitent autour de Daesh et de ses  financiers-donateurs-gérants, allant de la Turquie à l’Arabie. (Et l’on notera que cet aspect des choses devient de plus en plus en plus visible au travers de l’un ou l’autre article, sinon par des déclarations quasi-officielles, – puisqu’il semble que l’on puisse ainsi désormais nommer un ministre de l’immonde Assad sans encourir les foudres du distingué Fabius qui nous dit que les troupes d’Assad, ditto l’État syrien, pourrait être les assez-bienvenues dans l’action anti-Daesh qu’il recouvre de sa propre vertu du ministre des affaires étrangères le plus irrésistiblement émouvant de la VIe République.)

De ce point de vue, certains jugent avec la force d’une certaine évidence dans leur besace que l’attaque contre le Su-24 serait alors liée à la destruction de moyens très importants de transport de pétrole de type-Daesh (près de 1.500 camions) par des raids français, US et russes, cela déclenchant la réaction des Erdogan pour tenter de saboter l’action anti-Daesh au niveau économique par le jeu d’effets diplomatiques. (Cela n’empêchant nullement certains, – les USA notamment, – de soutenir les Turcs au nom de la doxa AMG [“Assad Must Go”] mais aussi de soutenir les Kurdes, ennemis jurés des Turcs, le tout donnant une soupe géostratégique au goût mélangé et marqué du Grand-Désordre.)

... Et là-dessus, observant ce qui précède, on notera qu'il s’agissait, si l’on veut, d’une mise en bouche pour faire goûter le facteur principal de la situation générale, qui est le désordre qu’on tendrait à baptiser solennellement Grand-Désordre, compte tenu de son ampleur et de sa diversité. C’est le facteur essentiel du jour, de l’époque, de l’Histoire : chaque incident qui semblerait lui donner une orientation cohérente, même si elle est effrayante (la destruction du Su-24), est aussitôt absorbée, digérée, dissoute dans cet irrésistible  Grand-Désordre.

Il n’empêche, nous insistons, que certains, notamment des sources expertes dans le fonctionnement de l’Organisation otaneque, craignent depuis la destruction du Su-24, comme nous l’avons signalé plus haut, un enchaînement bureaucratique ou technocratique conduisant à la possibilité d’une situation de conflagration. Ces sources notaient hier que les Russes ont très fortement augmenté le rythme de leur intervention aérienne au plus près de la frontière turque, tout en annonçant le déploiement au large de Lattaquié du croiseur anti-aérien Moskva et le déploiement très rapide à Lattaquié même, dans les jours à venir, de batteries de missiles anti-aériens S-400 qui couvrent très largement par leur portée de près de 300 kilomètres toute la région, y compris fortement à l’intérieur de la Turquie, – la frontière turque est à 80 kilomètres de Lattaquié.

(Mais il faut aussitôt nuancer, à la vitesse de l’éclair, au rythme des évènements... Depuis hier, la Turquie semble avoir annoncé qu’elle renonçait à des attaques aériennes à l’intérieur de la Syrie, comme elle était coutumière, ce qui nous donne une précieuse indication quant à son respect de la souveraineté de l’espace aérien des autres, qu’elle réclame pour elle-même ; en retour, les Russes auraient laissé entendre qu’ils réduiraient la pression de leurs attaques tout au long de la frontière turque de la Syrie. Cela constitue un marché acceptable où la dureté discrète mais implacable de la Russie semble avoir eu quelques effets en Turquie. Dès lors, on profiterait de cette sorte de pseudo-“cessez-le-feu” pour établir des règles communes de pseudo-bon voisinage permettant de coordonner les vols militaires des uns et des autres. D’ici là, le “Calife à la place du Calife” nous aura dit sans doute combien le président Poutine est son ami précieux et un homme d’État de grande et belle mesure ; pour l’instant, il tente sans succès de l’avoir au bout du fil.) 

Il y a donc, c’est le souci principal des sources citées plus haut, cette question de la technocratie otanienne. Depuis l’affaire du Su-24, tous les bureaucrates de l’OTAN travaillent sans arrêt à des scénarios de confrontation, à des hypothèses, à des évaluations, etc. Il s’agit d’un cadre d’activité que les Russes connaissent bien et que nous avons évoqué dans divers articles, et repris notamment pour l’article sur le déterminisme-narrativiste de notre Glossaire.dde.

« Nous écrivions ceci, le 4 août 2008, en nous référant à cet “événement d’il y a presque sept ans”, c’est-à-dire une réunion entre l’OTAN et la Russie, à Evere, le 28 juillet 2008... “En présentant la proposition Medvedev pour une nouvelle architecture paneuropéenne et transatlantique à l’OTAN le 28 juillet, l’ambassadeur russe Dimitri Rogozine a employé le néologisme de ‘technologisme’ pour qualifier certaines actions occidentales en Europe que les Russes critiquent, – que ce soit l’élargissement de l’OTAN ou le système BMDE. Il faisait allusion à une sorte de ‘déterminisme technologique’ qui serait le moteur caractéristique de la ‘politique’ occidentale, qui serait en fait la simple description d’une situation où le système, assemblage de ‘système de systèmes’ plus ou moins humains ou bureaucratiques, dont les références sont essentiellement technologiques, a bel et bien pris le pouvoir. [...] La soi disant politique est alors l’entraînement de la simple dynamique de son poids, investissant sans buts politiques les domaines qui l’intéressent. La définition est absolument acceptable; elle montre que les Russes, instruits par l'expérience, comprennent bien des choses.” [...]

» • Le fait le plus intéressant de cette réunion, directement en rapport avec la citation faite ci-dessus, était rapporté dans la description selon laquelle Rogozine s’était “montré autant philosophe que diplomate en regrettant que les institutions en place expriment le plus souvent leurs analyses par la voie de technologistes aux intérêts compartimentés et peu capables de reprendre la matrice de la sécurité européenne...” Comme on l’a vu plus haut, les Russes (Rogozine) parlèrent de “déterminisme technologique” (ou “déterminisme technologiste”) pour qualifier la “dynamique de la politique occidentale”. La remarque était substantivée de cette façon : “[...L]es Russes avouent souvent leur malaise d’être confrontés à un langage occidental qui leur rappelle la logorrhée de la bureaucratie soviétique : c’est cela le déterminisme technologiste dont a parlé beaucoup [...] Rogozine.” Cette référence fut assez frappante durant la réunion pour que des explications soient informellement demandées aux Russes, quant à la signification de l’expression. “De source russe, [on comprend que] la référence est celle des philosophes des ‘déterminismes technologistes’ identifiés dès le milieu des années 70 par des auteurs comme Langdon Winner (MIT) et MacKenzie and Wajcman (Open Univ.). La militarisation des relations internationales (US) en est l’un des aspects. Comme le climat, ces déterminismes sont indépendants. Ils jouent sur l’état du monde, exactement comme les facteurs sociaux. L’économie entièrement libérale et la disparition de l’Etat et du ‘bien public’, tout comme la course à la technologie sont en filigrane de cette orientation russe assez originale dans notre contexte.” »

Il est vrai qu’il existe effectivement à l’OTAN ce phénomène d’une dynamique hors de tout contrôle humain effectif, qui produit des hypothèses et des planifications de guerre à l’occasion de tout événement qui le justifie, – et Dieu sait si l’affaire du Su-24 en est un de cette sorte pour cette chose. Cette dynamique n’a évidemment aucune autorité politique en elle-même mais elle a la légitimité des forces établies émanant du Système, qui paraissent aux sapiens qui y séjournent (à l’OTAN) la puissance structurelle essentielle de cette organisation, donc quelque chose qui occupe en quelque sorte une position dominatrice inexpugnable. Pour cette raison, la préoccupation ainsi exprimée a une certaine valeur, dans des circonstances incertaines où les directions-politique ne sauraient que faire alors que la pression des évènements transmise par un système de la communication qui règne en maître les mettrait dans la position de devoir décider quelque chose et de ne pouvoir refuser ce que la bureaucratie leur offrirait en fait d’expédient technocratique et opérationnel.

Il s’agit là d’une activité-Système typique, cette fois à prendre et à comprendre au pied de la lettre. Elle constitue un engrenage caractéristique de l’OTAN, qui peut effectivement conduire à des situations très dangereuses dans le cas évoqué plus haut, ou bien au contraire à une frustration grandissante de la machinerie OTAN dans le cas inverse où la situation qui lui semblait favorable ne l’est brusquement plus du tout, cette fois avec des effets de désordre considérable compromettant l’équilibre de cet énorme bidule qui ne cesse de produire des plans de guerre pour les rater les uns après les autres, voire ne plus avoir l’occasion de les exécuter. Ainsi comprenons-nous l’inquiétude exprimée par nos sources, mais ne la partageons-nous pas nécessairement, tant s'en faut ; par contre, il est vrai que cet activisme du technologisme otanien est un facteur de désordre de plus, et un facteur à forte potentialité de déstabilisation interne de l’OTAN.

... Mais puisque nous parlons de déstabilisation, on peut alors revenir sur l’autre dimension signalée plus haut, qui rend le jeu de la Turquie, et par conséquent ses effets sur l’OTAN, encore plus délicats et plus difficiles à observer dans ses déroulement potentiels. (Et, par conséquent, il faut ainsi avoir à l’esprit que le règlement éventuel de l’affaire du Su-24 ne règle en rien sur le fond, rien du tout pour ce qui concerne la Turquie.) On sait qu’il existe chez Daesh, indépendamment des divers aspects économiques évoqués, une dimension centrale d’une croyance apocalyptique avec la recherche d’un affrontement de type-Armageddon. (On en a vu beaucoup là-dessus dans notre article du 22 novembre.) On comprend que cette activisme d’une spiritualité apocalyptique conduit à des actions, comme l’attaque 11/13, qui , si elle sont dans la logique d’Armageddon, sont très contre-productives du point de vue du potentiel de Daesh et de ses activités économiques à cause de ses contrecoups stratégiques (évolution de la France vers une véritable campagne anti-Daesh, et peut-être une partie liée avec la Russie). Sur ce point déjà contradictoire existe une contradiction supplémentaire qui ne simplifie nullement le cas, – même si l’on peut et doit penser que ces contradictions sont supportables, comme toutes les contradictions du monde à cause du désordre colossal et furieux (Grand-Désordre) qui caractérise la situation et frappe nécessairement la psychologie générale : les croyances et conceptions d’Erdogan, selon Mike Whitney, rappelées dans son dernier article du 26 novembre sur InformationClearingHouse et CounterPunch. Whitney écrit :

« Unlike the Obama administration, that has been willing to arm and train jihadi groups to conduct its proxy-war against Assad in Syria, Erdogan is a true believer, a committed Islamist who has done everything in his power to roll back democracy in Turkey, to establish one-man rule, to destroy the independent judiciary, to silence the free press, and to establish a conservative and intolerant Islamic state. Erdogan is what many would call a “Koolaid drinker”, a man who believes that his support for disparate and vicious terrorist groups that have decimated Syria, laid its civilian infrastructure to waste, and displaced more than half the population is “God’s work”. Make no mistake, the Turkish government is the modern-day Caliphate. The fact that its government officials dress in nicely-tailored suits rather than black pajamas, is merely a way to divert attention from their extreme fanaticism and their covert support for liver-eating fundamentalist savages. »

Il est évident qu’il y a ainssi contradiction entre ces croyances d’Erdogan, avec le soutien implicite pour l’action apocalyptique de Daesh que cela implique, et les “intérêts économiques” de la séduisante famille Erdogan, selon la même argumentation que précédemment où ils se trouvent menacés par les réactions après l’attaque 11/13...

Et alors, dira-t-on, puisque “désordre colossal et furieux” il y a, c’est-à-dire Grand Désordre ? Certes, poursuivra-t-on, mais la question devient : quel effet cette contradiction intra-erdoganienne aura-t-elle sur le comportement de la Turquie après le coup du Su-24 et vis-à-vis de l’OTAN, et face à une Russie dont la détermination en Syrie même, sur la frontière de la Turquie notamment, est désormais un fait stratégique et psychologique de première importance ? Quel effet, également, sur le comportement de la Turquie par rapport à Daesh (on n’ose dire ni “pour” ni “contre” tant la situation est complexe) dès lors que la coalition anti-Daesh, – on parle de la sérieuse, pas celle des comiques-troupiers, – semble se dessiner avec un axe France-Russie après la visite de Hollande à Moscou qui semble avoir été plutôt fructueuse ? Cela placerait l’OTAN dans une étrange situation où un ennemi juré de Daesh (la France) siègerait en face des gestionnaires-financiers de Daesh (la Turquie). Quel effet, puisque Erdogan, par ses convictions et ses intérêts est autant partisan d’un Daesh à l’anti-stratégie apocalyptique qu’un Daesh économiquement avisé restant dans les bornes sirakiennes qui permettent aux USA de poursuivre leur narrative-tambouille AMG (“Assad-Must-Go”) à laquelle Obama sacrifie une fois par semaine ?

Cherchez une manœuvre si vous voulez, annoncez un vainqueur si vous en avez l’intuition raisonnée, mais n’oubliez jamais que là-dessus règne, impérial et indéracinable, impénétrable et énigmatique, le formidable Grand-Désordre de la transformation de la surpuissance du Système en autodestruction. Même le “Calife-à-la-place-du-Calife“ et le fiston diplômé de plusieurs superbes universités américanistes n’y ont pas pris garde, et la planification de l’OTAN se trouve elle-même réduite à planifier son incompréhension du monde.

 

Mis en ligne le 27 novembre 2015 à 13H55