Limites de l’hollywoodisme

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Limites de l’hollywoodisme

11  mai 2022 (10h55) – Il y a déjà longtemps que les “guerres” sont vécues comme des films évidemment hollywoodiens. Cela passe tellement bien dans nos perceptions aguerries dans les fauteuils des “salles obscures”, nous autres habitués à encaisser les rudes coups et les scènes terriblement sanguinolentes de Rambo à Terminator, et même, pour hausser un peu et s’aventurer dans la qualité presque artistique, – mais le cinoche reste le cinoche, – du ‘Massacre de Fort Apache’ à ‘Apocalypse Now’. On eut à l’esprit cette idée des “guerres” comme films hollywoodiens, cette fois sans fard ni dissimulation, ni véritables victimes, ni dégâts collatéraux pour notre compte,  “comme un bon film” quoi, avec la première Guerre du Golfe. J’allais écrire “qui ne se rappelle...”, – mais non, c’est déjà si loin, et les mémoires courtes du temps n’en gardent rien...

Eh bien moi, si ! Je me rappelle que la transmission en quasi-continu des images des attaques aériennes par films automatiques à partir des avions US (‘what else ?’), ciblant tel char, tel poste de commandement, tel mariage par erreur (oups), suscitaient des rassemblements devant les postes TV ouverts au public. On était au cinoche en ‘zap-in’, équivalent postmoderne du ‘drive-in’. Je n’invente rien, je revois encore cette scène dans le grand hall de l’OTAN, en janvier-février 1991, où l’on aurait cru à une ré-invention de la guerre, avec tous ces héroïques fonctionnaires et planificateurs au bout de l’effort de lever le cul de leurs fauteuils pour assister “en direct” au résultat superbe de ceux qui “ont bien fait le job” grâce à leur labeur de fourmis du Monde Libre.

La guerre du Kosovo fut un peu moins spectaculaire parce que les conditions étaient moins propices à la mise en scène, les figurants forcés (les Serbes) un peu moins coopératifs, avec un peu trop de sang voyants et des missiles tirés sur des chars visiblement en bois ou en caoutchouc gonflable, comme autant de leurres qu’on vous présentait en victoires fulgurantes des superbes avions de la coalition. Surtout, la partie ‘commentaires’ en était , par rapport au système que nous connaissons aujourd’hui, encore à son  coup d’essai quoique prometteur (les ‘spin doctors’ de Blair envoyés en urgence à Evere, où sied l’OTAN en majesté bureaucratique, la presseSystème suivant comme moutons bêlants, les débats encore fort rares d’‘experts’ type consultants-TV empressés à soutenir les bonnes causes que l’on sait vers où l’on sait). En 2003, on remit cela en l’Irak, cette fois guerre-hollywoodienne complète, arrivée à maturité ; le reste suivit, Libye, Syrie, Afghanistan depuis longtemps, avec les nuances toute en finesse des ‘révolutions de couleur’, et puis la grande aventure des haines convenues et des hystéries de salons transformés en divans freudiens (‘En thérapie’, comme dit l’autre, lorsque le cinoche-TV se fait éducateur) ... Jusqu’à la question de l’hollywoodisme posée à propos de l’Ukraine.

Tout cela pour vous conduire à l’excellent philosophe et anthropologue italien Andrea Zhok, qui semble avoir fichtrement bien compris de quel bois précisément se chauffe cette étrange époque où nous nous trouvons, comme voyageurs égarés, aventuriers perdus, comme bannis des paysages de nos enfances perdues, ébahis et fascinés par ‘Le code sacré d’Hollywood’. (Il a bien raison de parler de “sacré” même si c’est celui de la pacotille, parce que c’est religieux, pas moins.) Ainsi Zhok fait-il un texte là-dessus, sous ce texte, sur le  site italien ‘ariannaeditrice.it’, repris en français par ‘euro-synergies.hautetfort.com’. Je reprends ce texte, très court, tranchant et sans inutiles bavardages, et je me permets de le saucissonner en comptant bien ne pas le dénaturer puisque suivant la structure logique qu’il nous offre.

Première partie, le constat : ils ont gagné ; et l’on parle bien entendu de la “guerre de la communication” selon la définition que j’en donne, ce que l’auteur nomme ‘infotainment’, nouveau néologisme de circonstance plein de religiosité à deux balles, et bien entendu complètement bidouillé en cet anglo-sabir qui rendrait Shakespeare fou de rage, – bref, le néologisme comme produit bâtard de ‘information’ et ‘entertainment’ :

« “L'Ukraine est bien plus qu'une guerre mentale en solo : c’est avant tout une guerre de mèmes, de canulars et d'opérations de psycho-information menée par une armée d'influenceurs, d'agences de relations publiques, de conseillers de l'OTAN et de la CIA, de stratèges politiques étrangers, de lobbyistes de Washington D.C. et [d’] un réseau de médias liés aux services de renseignement" (Extrait d'un article d'E. Pietrobon, dans ‘Osservatorio Globalizzazione’).

» Maintenant, il ne fait aucun doute que l'Occident dirigé par les États-Unis a gagné la bataille de la propagande, de la publicité, de la persuasion médiatique, de la construction de modèles esthétiques, d'impressions et d'images sur toute la ligne depuis bien avant le conflit ukrainien.

» Ce sont les États-Unis qui dominent l'imagerie véhiculée par ces porte-avions du consensus que sont Hollywood et les médias sociaux californiens, en passant par l'infotainment importé. »

Ensuite vient un bémol de taille, auquel je suis particulièrement sensible puisque c’est une situation que j’affirme depuis longtemps déjà, bien quelques années : à savoir, que les directionsSystème, les élitesSystème, sont elles-mêmes prises dans les griffes, dans les impitoyables mâchoires de l’‘infotainment’ et y croient dur comme ferrailles, je veux dire en animation 3-D. On comprend bien cela, parce que c’est si facile, si séduisant, si confortable, une sorte de ‘fara-niente’ cérébral où vous êtes installé devant votre hyper-grand écran bien intégré dans la rocaille même de la paroi de la caverne de la société ‘Platon-Inc. ; vous vous trouvez dans un cadre adéquat où l’ombre-sombre du lieu est bellement égayé de superbes bandes de lumières tamisées de couleurs différentes, – tiens, celles du fanion des LGTBQ+ feraient l’affaire, – se tortillant doucettement au rythme de notre approbation, de notre satisfaction, de notre consentement-complaisant et de notre allégresse-paresseuse, et encore sous les regards barbares de nos yeux-morts et morts-brillants... Et là, je ne parle pas du tout des moutons du bon peuple qui enragent en même temps qu’ils se voient si soumis, non non, je parle de nos dirigeants-Système sortis de nos élitesSystème...

Ce constat est donc posé, avec la proposition conséquente et vitale de savoir si tout cet hollywoodisme, y compris chez ceux qui le produisent suffira à “faire plier, à soumettre” la réalité ; mais je dirais plutôt : “suffira à continuer à faire plier, à soumettre la réalité” puisqu’il y a déjà si longtemps que cela est accompli...

« La victoire, cependant, a été si absolue, totale et durable qu'elle a maintenant créé un risque important, à savoir qu'elle n'est plus simplement un instrument de tromperie entre les mains de sujets machiavéliques, mais qu'elle a créé, après deux générations de triomphes, une bulle d'images et de croyances autoréférentielles dont vivent même les classes dirigeantes occidentales.

» La question cruciale est de comprendre si le triomphe illimité de la persuasion et de l'imaginaire, indépendamment de toute capacité d'analyse de la réalité, est suffisant pour faire plier la réalité elle-même, pour la soumettre. »

Suit une tentative d’inventaire : où nous en sommes, que va-t-il rester de nous, où allons-nous, etc. Zock pense que l’hollywoodisme tiendra tant que les rayons de supermarchés seront garnis, tant qu’il y aura de l’essence à la pompe ; et tant pis si tout cela nous est fourni par des centaines de millions de gens qui crèvent de faim dans les pays du ‘Sud Profond’, comme je les nomme avec une triste ironie. C’est une proposition acceptable bien qu’assez classique, souvent déjà-vue et considérée effectivement comme acceptable, etc.

« En Occident, du moins tant que les rayons des supermarchés resteront pleins, il est probable que le gouvernement de l'imaginaire puisse suffire : les gens, – du moins une grande partie d’entre eux, – continueront à voir tout ce qui leur arrive uniquement à travers les spectacles médiatiques qu'on leur offre (comme ceux qui reçoivent un Covid dur avec trois doses de vaccin et remercient le ciel parce que “qui sait ce que cela aurait été sans cela”).

Mais nous ne devons pas oublier que nos rayons de supermarché, ou notre pompe à essence, ne sont approvisionnés que parce que dans d'autres endroits reculés, il y a des millions de personnes qui se débattent la tête basse, et qui ne peuvent pas se permettre une déconnexion aussi totale que la nôtre entre la réalité avec laquelle ils fonctionnent et leur propre imagination. Ce n'est pas qu'ils soient étrangers ou immunisés contre le bombardement des porte-avions idéologiques américains, mais leur vie quotidienne les oblige à percevoir une certaine distance, une certaine abstraction, peut-être amusante. »

L’auteur termine en revenant à notre triste sort et en s’interrogeant sur la durabilité de notre conditionnement, sur la façon dont la puissance imaginative de notre pensée reste emprisonnée par la communication du Système. Il observe dans cette mainmise une certaine suffisance, ou bien, disons, une certaine fragilité dans le sens d’absence de substance qui rend très vulnérable ce dispositif.

La communication, l’hollywoodisme font déferler des torrents d’éléments conditionneurs comme autant de paillettes, – on dit ‘bling-bling’ aujourd’hui, comme la verroterie que les américanistes-colonisateurs réservaient à leurs natifs-indigènes qu’ils venaient déloger avant que d’exterminer, – éblouissantes pour les yeux mais si fragiles... C’est le déferlement, la vitesse, l’amassement qui se déchaînent et passent, – et par conséquent n’influencent qu’en surface, – et nullement la forme et la profondeur de ces choses qui en sont privées. Par conséquent, il suffit que les paillettes, le  ‘bling-bling’ se heurtent à une dureté, à la résilience de la réalité, – « La réalité, avec sa dureté faite de travail, de sang, de sueur et de terre » –  pour que leur empire se dissolve.

« Pour nous, Occidentaux, l’embrigadement du gouvernement de notre imagination suffira à nous maintenir dans nos chaînes invisibles, et donc invincibles, mais il ne faut pas croire que la réalité, avec sa dureté faite de travail, de sang, de sueur et de terre, n'aura pas le dernier mot.

» Cela a toujours été le cas.

» Et être “du côté du Camp du Bien” selon le code sacré d'Hollywood et des influenceurs sur Instagram ne nous protégera pas du tout. »

C’est là que j’en reviens à la guerre telle qu’elle a été évoquée, ces “spectacles hollywoodiens” de l’Irak aux “révolutions de couleur”... Jusqu’à l’Ukraine ? Je me demande si ce n’est pas à ce point que la machine à fabriquer des paillettes et du bling-bling pour nous tenir sous son empire-bidon n’est pas en train de s’encalminer, de se désintégrationner, de se confettiser.

Ukrisis, en effet, ne ressemble à rien de ce qui a précédé. La cause en est que tous les éléments du “spectacle hollywoodien” ne sont pas réunis du même côté d’Hollywood. Faisons un compte (rapide pour ne pas vous lasser).

• La communication pure, la guerre de la communication qu’ils nomment faussement “guerre de l’information” puisqu’il n’y a aucune véritable information digne de ce nom, est sans aucun doute dominée par le bloc-BAO, avec Zelenski comme saltimbanque particulièrement efficace, plein de brio et sans retenue, parfois jusqu’à commencer à gêner sinon à excéder certains de ses soutiens.

• Il faut dire que le brio du saltimbanque n’est guère soutenu par l’abondance et l’apparence furieuse du matériel audio-visuel nécessaire pour parfaire le “spectacle hollywoodien”, notamment comme on vit faire durant les deux guerres contre l’Irak. C’est ce matériel de fer et de feu qui jouait le rôle de « la réalité, avec sa dureté faite de travail, de sang, de sueur et de terre », et empêchait part conséquent que la véritable “réalité”, ou vérité-de-situation , se dressât contre le spectacle pour le dénoncer.

Ukrisis, ce serait plutôt le contraire, quoiqu’il soit difficile de distinguer exactement où se trouve “la réalité”. Il n’empêche, quoi qu’il en soit de cette “réalité”, il semble bien que ce soit les Russes qui s’en approchent le plus tant les autres en sont absents. Bien qu’ils soient en général très mauvais dans la “guerre de la communication”, les Russes finissent par fournir sur le terme, là où s’enracinent les réalités, certaines choses qui fixent cette réalité, vidéos, interview, coups au but, les cadavres pourrissants, le gigantesque amas de ferrailles, de rouilles et de débris de feu d’Azovpol comme terrible vérité-de-situation de la guerre, tandis que le côté ukrainien-otanien nous offre les martiaux discours de Zelenski, les opérations militaires décidées par les “communicants” des Relations Publiques, les débats des parlements-BAO divers et enfiévrés, les plateaux-TV des ‘experts’, les interventions chuchotantes de Biden mélangeant les $milliards pour l’industrie de défense et les “valeurs” proclamées, les réélections de Macron et toute cette sorte de choses. On est alors conduits à penser que c’est plutôt du côté russe que se trouve la « dureté faite de travail, de sang, de sueur et de terre », et que cette « réalité » n’est certainement pas hollywoodienne...

Zelenski soutenu par tous les copains télévisés semble à certains moments paraître le clown qu’il est et Hollywood de perdre de sa superbe. Ainsi en est-il des choses, de ceci que les “guerres hollywoodiennes” se transmutent de plus en plus vite en d’insupportables ‘nanars’ sombrant dans le vide du simulacre des empires décadents, tandis que se vident les rayons des supermarchés et que le gaz de  notre confort douillet ne souffle plus que par des intermittences de la sorte que nous réserve un asthmatique sévère, représentation covidienne de la fin des restes décadents de l’empire.