L’européanisation de l’Amérique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’européanisation de l’Amérique

2 décembre 2020 – J’ai déjà dit la considération que j’avais pour le juriste Jonathan Turley, presqu’Américain (plutôt qu’américaniste) à force de ce que je nommerais “de ‘rigueur civilisationnelle’”. Je le citai notamment dans la page précédente de ce Journal-dde.crisis, concernant la saga des transgenres en Norvège. Les mots, les idées, la situations, me sont restés à l‘esprit, ou bien ai-je relu une partie du texte, enfin qu’importe. Il suffit de signaler ici que j’ai ressenti les affirmations de Turley d’une façon différente, plus large, plus conceptuelle :

« Nous avons déjà discuté du recul alarmant du droit à la liberté d'expression à l’Ouest, en particulier en Europe. La tendance à criminaliser la liberté d’expression a entraîné un appétit insatiable pour de nouvelles limitations et des poursuites plus furieuses. [...]

« Comme nous l'avons récemment évoqué, un sondage réalisé en Allemagne a révélé que seuls 18 % des Allemands se sentent libres d'exprimer leurs opinions en public. En particulier, plus de 31 % des Allemands ne se sentent même pas libres de s’exprimer en privé entre amis. Seuls 17 % se sentent libres de s’exprimer sur Internet et 35 % déclarent que la liberté de parole est confinée au plus petit des cercles privés. »

Ce n’est pas pour le plaisir de répéter, ni s’aventurer sur les entrelacs du transgenrisme, mais constater qu’un homme de la dimension de Turley mesure et juge très importantes les attaques furieuses du fait de l’évolution socio-culturelles contre la liberté d’expression, disons dans le bloc-BAO, et singulièrement en Europe, et aux USA par conséquent. (On comprend combien Turley est un libertarien traditionnel, hors des clivages droite-gauche inventés pour les loisirs de la communication dans la modernité, attaché par conséquent aux principes fondateurs des USA, quoi qu’il en soit et quoi qu’il en ait été fait.)

De ce point de vue et dans ce domaine, Turley s’empresse, sans hésiter une seconde et nous montrant ainsi combien son jugement est fait et grande sa conviction, d’affirmer avec quelle force et quelle puissance que l’Europe est ‘leader’ en ce domaine, et inspiratrice des USA :

« Le fait le plus effrayant est que le contrôle [la censure] de l’expression à l’européenne est devenu une valeur fondamentale du parti démocrate. Autrefois parti qui luttait pour la liberté d’expression, il est devenu le parti qui exige des lois sur la censure d’internet et la chasse au discours de haine. Le président élu Joe Biden a appelé à un contrôle de la liberté d’expression et a récemment nommé responsable de sa transition pour les questions relatives aux médias l’une des figures les plus affirmées de la lutte contre la liberté d'expression aux États-Unis. C'est une tendance qui trouve désormais un soutien dans les médias, qui ont célébré le discours du président français Emmanuel Macron devant le Congrès où il a appelé les États-Unis à suivre le modèle de l’Europe en matière de lutte contre les discours haineux. »

Puisqu’il nous y renvoie, on relit (ou lit, si on le découvre) le texte (le 29 avril 2018) de Turley sur la venue de Macron aux USA, en avril 2018. Turley était déjà dans le sentiment qu’on lui voit aujourd’hui, sans cesse renforcé par les événements. Ô paradoxe considérable  pour nous-mêmes qui ne cessons de dénoncer et de haïr l’américanisation qui nous écraserait dit-on, l’Europe y est dénoncée comme puissance pervertisseuse et écrasante des USA ; l’auteur craint et dénonce à la fois l’‘européanisation’ des USA, de l’Amérique des traditions et de la fermeté de la loi, dont la plus forte et la plus belle d’entre elles, juge-t-il, est celle de la complète liberté d’expression :

« ...Macron a gagné le cœur de nombreux Américains avec la plantation d'un arbre [venu de France] à la Maison Blanche et son discours passionné devant une session conjointe du Congrès hier. Pour les défenseurs des libertés civiles, cependant, un moment restera effrayant et durable. C'est lorsque Macron a appelé à une guerre commune contre les “fausses nouvelles” et a déclaré : “La démocratie est une question de choix véritables et de décisions rationnelles. La corruption de l'information est une tentative de corrompre l'esprit même de nos démocraties”.

» Alors que les membres démocrates et républicains étaient réunis dans une ‘standing ovation’, Macron a utilisé un thème familier aux défenseurs de la liberté d’expression, et qui est l'antithèse des valeurs démocratiques. En effet, c’est un mantra qui a été utilisé pour faire reculer la liberté d’expression en Europe, où les dirigeants sont sur le point de faire la même chose à la presse dans les nouvelles réglementations sur Internet. Bien qu’ils aient été longtemps rejetés dans ce pays, les principaux politiciens et universitaires américains semblent désormais désireux d'adopter ce discours codé de censure.

» Au cours des 50 dernières années, les Français, les Anglais et les Allemands ont mené une guerre ouverte contre la liberté d'expression en criminalisant les discours jugés insultants, harcelants ou intimidants... »

C’est bien cela : “ Ô paradoxe considérable  pour nous-mêmes qui ne cessons de dénoncer et de haïr l’américanisation qui nous écraserait dit-on”... En effet, notre mantra à nous, en Europe, pour les gens qui ont un peu de mesure et d’indépendance d’esprit, est la dénonciation furieuse de l’influence écrasante et quasi-dictatoriale des USA sur nous, comme si nous étions privilégiés par rapport au ‘Rest of the World’ (RoW) dans la capacité de recevoir d’entretenir et de choyer notre propre asservissement. On sait bien, quant à notre américanisation, que c’est également mon jugement et ma conviction... Et voilà un homme de grande valeur et de haute culture, complètement Américain bien plus qu’américaniste, qui renverse complètement la proposition. Il proclame : “C’est vous, Européens, qui nous pervertissez, qui nous influençez, qui nous dominez, qui nous écrasez !”.

Mais nous allons nous comprendre, et l’on comprendra mieux... Car lorsqu’il parle des “cinquante dernières années”, Turley nous ramène à Mai 68 ; en même temps il évoque les années où les philosophes déconstructeurs français (Foucault, Derrida, Deleuze), commencent leurs cours dans les universités américanistes, au son de la fanfare de la French Theory.

Comment les Français (et les Européens avec eux, autour d’eux, dans eux littéralement, de Maastricht à Lisbonne) ont-ils évolué durant cette période, – étant entendu, bien sûr, qu’il s’agit de la dernière séquence d’une longue évolution, au moins depuis la fin du XVIIIème siècle et le ‘déchaînement de la Matière’ ? Eh bien, ils ont élargi monstrueusement l’affectivisme et transféré ce qui leur restait de leurs principes structurels de leur souveraineté à l’irresponsabilité, de la politique accordée à la métahistoire à la morale accordée à la métaphysique du Rien. Ils ont fait ce que le jeune duc de Berry, futur Louis XVI (*), a lui-même constaté et médité, en ramenant l’essentiel de la réflexion à Montesquieu, qui était un habitué de son père, le dauphin fils de Louis XV et mort prématurément en 1767 :

« Ainsi cet extrait du XVIème entretien : “ [...] lorsque la faiblesse du prince lui fait abandonner les rênes du gouvernement à un ministre injuste et méchant, le ministre n’a d’autre intérêt que celui de jouir, et il jouit comme le soldat qui dévaste une terre étrangère : il coupe l’arbre pour en manger les fruits” Il rappelle l’épisode des sauvages de Louisiane, raconté dans le livre V de ‘L’esprit des lois’. Montesquieu y présentait un vizir qui remettait à quelqu’un d’autre l’essentiel de son pouvoir. Il en résultait un gouvernement faible qui devenait néanmoins despotique... »

Remplacez prince et vizir par ‘nos dirigeants-Système’ pour comprendre l’actuelle vérité-de-situation...  Ainsi en est-il de nos dirigeants, tandis que le « ministre injuste et mauvais » ou « quelqu’un d’autre » à qui ils ont remis leur pouvoir et les responsabilités qui vont avec peuvent très bien figurer la logique des marchés, les soubresauts de la Bourse, les échos de la communication, l’entertainment, la repentance, l’affectivisme, le simulacre enfin et nous y sommes. Le spectacle n’est pas des plus gracieux, geignard, bavard et acclamant le simulacre du Rien tout en censurant et en acclamant la délation, – et ainsi se confirme le « gouvernement faible [devenant] néanmoins despotique... ».  

Il n’y a nulle part, ni force, ni honneur, ni grandeur d’âme dans tout cela ; vous y trouverez plutôt et à foison, comme les grands champs des algues vérolés des sargasses, faiblesse couarde, lâcheté, aveuglement irresponsable, maquillage de circonstance, coups donnés aux faibles, confiance faite à la populace des Zélites-Zombie (ZZ). C’est bien cela qui dirige de toute sa belle vanité vertueuse, de toute sa prestance de ‘sachant’, l’hégémonie de l’abdication, de l’avilissement, de la bêtise pure jusqu’à la folie, qui assurent désormais l’empire de l’Europe sur les USA...

Drôlerie du monde, ironie cosmique... Les vrais de vrais américanistes (voir plus loin le colonel Peters) croyaient nous apporter leur « peste du plaisir » dans l’abrutissement de l’américanisations, et d’ailleurs ils l’ont fait, ou continué à le faire... Pourtant c’est nous, peuples de haute culture tombés dans les marigots de la merde américaniste, qui leur renvoyons la balle, en les dominant dans le champ de la perception psychologique et pathologique de soi-même, en leur imposant notre hégémonie dans le domaines des pires abdications, des plus terribles défécations de la nature humaine.

Ainsi est-ce notre vérole, notre gangrène, notre décadence arrogante, notre idéologisme pathologique, voire notre fantastique complexe d’infériorité et notre ébouriffante fascination pour une Amérique qui n’existe pas, qui a envahi l’Amérique. Cela s’est propagé comme une pandémie, comme une peste de repentance plutôt que noire, bref comme un Covid 19 tombé du ciel sous la protection de l’US Air Force et sous les commentaires de CNN et de Rachel Maddow de MSNBC, lesbienne triomphante, LGTBQ+USA, dénonciatrice des mâles blancs de cinquante ans, écraseuse du Deplorable absolument...

Or, il faut savoir d’où l’on vient, car cette infection que nous apportons aux Américains totalement américanistes et bientôt européanisés, elle n’est pas venue de nulle part. Il faut relire le texte de celui que nous avions baptisé « Le Barbare jubilant », le colonel Ralph Peters, auteur d’un texte d’anthologie qui devrait rester dans la bibliothèque de notre-mémoire d’après Les-Temps, comme une prémonition extraordinaire des temps à venir d’alors : « Constant Conflict », qu’on retrouve sur ce site, qui date de l’été 1997... Lisez ces extraits :

« [C’est] le diplômé universitaire islamique, ou d'Afrique subsaharienne, ou mexicain, [dans un pays en faillite], chômeur, exclu des bénéfices de la corruption gangrenant se mariant dans la pauvreté ou ne pouvant se marier, exposé à un déluge d'informations lui disant (de manière exagérée et malhonnête) comment l'Occident vit. En cette époque de diffusion globale des séries télévisées, de vidéos et d'antennes paraboliques, ce jeune homme aigri a une vision biaisée de nous, qu'il tire des rediffusions de Dynasty, de Dallas ou des liaisons par satellite diffusées par Baywatch, sources que nous écartons trop vite comme étant risibles et indignes d’être prises en considération sérieusement en tant que facteurs influençant les affaires du monde. Mais leur effet est destructeur au-delà du pouvoir de description des mots. Hollywood va là où Harvard n’a jamais pénétré, et l’étranger, incapable de toucher la réalité américaine, est touché par les fantasmes irresponsables de l’Amérique sur elle-même ; il voit un monde diaboliquement enchanteur, ouvertement sexuel, enivrant, dont il est exclu, un monde de richesse qu’il ne peut juger qu’en fonction de sa propre pauvreté. […]

» Oui, les cultures étrangères tentent de réaffirmer leurs identités menacées, – généralement avec un succès marginal, voire nul –, et oui, elles tentent d’échapper à notre influence. Mais la culture américaine est infectieuse, une peste du plaisir, et il n’est pas nécessaire d'en mourir pour être gêné ou paralysé dans son intégrité ou sa compétitivité. La lutte même des autres cultures pour résister à l'intrusion culturelle américaine détourne fatalement leurs énergies de la poursuite de l'avenir. Nous ne devons pas craindre l’avènement de régimes fondamentalistes ou de rejet de notre puissance. Ils ne font que garantir l’échec de leurs peuples, tout en augmentant encore plus notre force relative.

» Il reste bien sûr difficile pour les chefs militaires de concevoir une guerre, d’information ou autre, en des termes aussi diversifiés. Mais Hollywood “prépare le champ de bataille”, et les hamburgers précèdent les missiles. »

Bref, c’était du temps (celui de l’attaque du Kosovo) ou le gras et grossier Tom  Friedman, une des plumes prestigieuses et taillée aux ailes de la CIA, éditorialiste acclamé du prestigieux New York Times, vantait la puissance américaniste comme on marche dans un marigot puant. Il la résumait par l’addition de MacDonnell et de MacDonald (le premier, concepteur initial de l’avion de combat F-15, le second concepteur du hamburger globalisé).

Peters et Friedman se sont perdus dans les sables irakiens et le reste, au milieu des morts par millions, après avoir gémi comme des victimes consentantes autour des ruines du World Trade Center. Ils n’ont rien à voir avec Turley, on l’a vite compris. Turley, lui, constatant que tout cela débouche sur le ‘Wokenisme’ et sur Joe Biden, peut à juste raison pointer le doigt sur la source immédiate et identifiable de ce virus mortel : l’Europe, la France, qui furent eux-mêmes infectés par l’américanisation ‘en-marche’ depuis les années 1920, à l’aise depuis 1945, triomphante à partir de Mai-68, irrésistible depuis ;la Chute du Mur ; et l’Europe-France en cours d’effondrement découvrant sur les ruines de notre civilisation devenu contre-civilisation cette fantastique inversion de l’affectivisme, produisant diverses gâteries comme la repentance, que nous pûmes finalement inoculer à l’Amérique en l’‘européanisant’ aux petits oignons...

L’esclave a dépassé le maître et l’a fait plus esclave que lui-même ne fut jamais, et la (r)évolution (au sens mis en évidence par Anna Arendt) a achevé sa course orbitale dans l’espace en revenant au point de départ de l’infection pour constater le champ de ruines épidémiques qu’est devenu le monde. C’est ainsi que « les civilisations sont mortelles », au point de dépasser la Mort pour lui préférer le Rien dans lequel nous barbotons avec délice, – ou Jupiter devenu Rien, portrait de Macron en perspective, sermonnant le Congrès des Etats-Unis dans le tonnerre de la ‘standing ovation’.

Il n’y a rien pour me déplaire là-dedans, puisque le Mal est là, partout présent, et qu’ainsi, dans un mouvement superbe d’autodestruction, il conduit toutes ses créatures nées du ventre fécond du Système immonde à se piquer comme fait le scorpion quand il a bu un coup de trop. Et comme ‘Delenda Est Systema’... Bien entendu, j’avoue sans ambages que je préfère la Chute de l’Empire Romain ; question de grâce et d’élégance dans la décadence. Nous en sommes tellement au Rien que nous ne savons même plus déca-danser en mesure.

Et puis enfin, ceci... Quelle que soit l’ignominie devenue nôtre de l’« American Nightmare », comme l’écrivait le bon et brave Henry Miller, il me reste et il nous reste la consolation de savoir qu’il existe encore des Jonathan Turley.

Note

(*) Extrait de L'Intrigant, de Aurore Chéry (Flammarion), sur une thèse complètement surprenant et intellectuellement très enrichissante même si on la conteste sur Louis XVI.

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