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460310 août 2015 – On a observé que l’expression “État profond” (deep State) est d’un emploi de plus en plus courant. Comme le note Maxime Chaix sur ce site, à propos d’un texte dont il présentait la traduction, de Philip Giraldi, ancien officier de la CIA devenu “dissident” du Système, l’expression est désormais utilisée à partir de diverses sources et origines, sans nécessairement de rapports directs entre elles. Cela accrédite le constat de l’universalité de son usage. (Le 7 août 2015. Chaix écrit : «J’ai moi-même tenté d’appliquer ce concept à la France, dans un article publié par DeDefensa.org et influencé par Peter Dale Scott, dont je suis le traducteur. Philip Giraldi m’a indiqué ne pas connaître cet auteur ; néanmoins, sa définition de l’État profond américain est proche de celle du Dr. Scott.»)
Il s’agit justement, dans ce texte, d’une question de définition. A partir du moment où une expression devient manifestement un concept par l’emploi qui en est fait, sa définition devient une nécessité ; et plus cette définition est détaillée, et éventuellement élargie, plus le concept enrichit l’esprit... Jusqu’ici, l’expression “État profond” (deep State) employée par les auteurs US inclut per se une connotation absolument négative. La question qui se pose désormais, si l’on conserve l’usage de l’expression, est de savoir si cette connotation négative absolue est suffisante, si elle est acceptable, si elle n’est pas décisivement restrictive et, par là-même, si elle ne devient pas un emprisonnement de la pensée.
En effet, voilà qu’un autre auteur emploie cette expression d’une façon centrale dans son propos, et non pas accessoire qui rendrait inutile de s’y attarder. Il s’agit de notre excellent diplomate-commentateur, et sans doute ami, MK Bhadrakumar. Le 7 août 2015, il consacre un texte à la pénétration US par les moyens dits de l’“agression douce”, c’est-à-dire notamment directement par des moyens économiques et d’influence des ambassades, mais surtout sinon essentiellement par le canal d’ONG d’influence installées dans les pays visés, en général manipulées comme des organisations frontistes, parfois au deuxième degré (“organisations frontistes d’organisations frontistes”) des grandes centrales d’influence US, de la CIA aux diverses organisations sponsorisées par le Congrès, ou bien par des relais type-Soros ; ces derniers, comme des sortes de free-lance du Système, dont l’intérêt, comme dans le cas de Soros, est, encore plus que l’intérêt vénal proprement dit justement, le goût quasi-démoniaque de la déstructuration et de la dissolution. (Pour nous, effectivement, Soros est cette sorte de personnage dont on distingue mal dans ses entreprises la cohésion impérative des motifs terrestres en général vénaux bien compréhensibles, mais qui s’éclaire d’un grand feu si on avance l’explication d’influences maléfices dont il serait la victime prédisposée à en devenir le complice.)
Bhadrakumar passe en revue les capacités de résistance à ces offensives d’“agression douce” et juge que la Russie, bien qu’avec l’une ou l’autre faiblesse, est le pays le plus “expérimenté” et le plus solide dans la résistance contre de telles tentatives dont on sait qu’elles sont quasi exclusivement le fait des USA, et éventuellement de certains autres pays du bloc BAO : «Russia and China welcomed the American NGOs with enthusiasm when they began developing ties with the West in the nineties in the post-cold war setting – Moscow more so than Beijing. It took a while before they could figure out that many amongst these NGOs were actually Fifth Columns involved in activities that undermined their nation’s solidarity. Some damage has been done, but presumably not much. [...] To my mind, China is more vulnerable than Russia to the machinations of the US intelligence. Russia has a huge historical memory of the mean extent to which the Empire can go – giving Nobels away to select dissident writers, having Nikita Khrushchev’s memoirs smuggled out and marketing Strobe Talbott’s translation of it worldwide and so on...»
... Puis Bhadrakumar se penche sur le cas de l’Iran, qui traverse un changement important avec l'accord sur le nucléaire. Il rappelle même une conversation (en 1978, lors de la révolution des ayatollahs) entre le philosophe Michel Foucault et un “Iranien inconnu” au cours duquel Foucault prédit que les USA feraient tout pour “récupérer” l’Iran, notamment par les voies de l’influence, de la subversion, de la déconstruction américaniste si l’on veut, – Foucault savait ce dont il parlait, en fait de déconstruction. Bhadrakumar parle des forces et des faiblesses de l’Iran, face à l’invasion souterraine, – “agression douce” et menace de “révolution de couleur”, – auxquelles il va devoir faire face désormais, on dirait “à ciel ouvert”. Là-dessus, on peut discuter les arguments, et notamment, pour notre compte (et cet argument vaut encore plus pour la Russie), dans le sens où Bhadrakumar ne nous semble pas tenir assez compte de l’extraordinaire puissance culturelle et spirituelle de l’Iran face aux USA. Les USA, c’est-à-dire le Système, n’ont jamais pu approcher la moindre compréhension de cette sorte d’arsenal et n’ont finalement agi qu’avec leur seule brutalité contre l’Iran, jamais avec finesse, – alors que, désormais, c’est avec “finesse“, cette étrange chose pour leurs esprits, qu’ils devraient devoir agir si Bhadrakumar a raison. (On ajoutera qu’il serait temps de faire le compte de l’efficacité des “révolutions de couleur” depuis que ce moyen est utilisé, en y mettant toutes les conséquences directes et indirectes, jusques et y compris les attaques contre la Libye, la Syrie et l’Ukraine dont le bilan en enchaînement diluvien nous laisse plus que perplexe s’il s’agit d’en faire des étapes d’une marche implacable de l’hégémonie-Système du bloc BAO, et des USA particulièrement, sur le reste.)
A partir de ces constats, Bhadrakumar tire une conclusion générale et c’est justement là qu’il introduit le concept d’“État profond”, ou “deep State” (l’emploi de l’expression, soulignée en gras par nous). Il est d’ailleurs intéressant que Bhadrakumar emploie (pour la Russie) comme équivalent de ce qu’il a nommé “deep State”, l’expression de “hard core”, ou “noyau dur”, c’est-à-dire le cœur principiel de la nation, à la fois historique et spirituel, qui reste au cœur de ce qui représente la nation, – l’État en l’occurrence, mais ce pourrait être autre chose...
«Iran’s predicament has close similarities with Russia’s in the early nineties under Boris Yeltsin. The big question, therefore, narrows down to the role of the “deep state”. In Russia, the “deep state” hibernated during the “time of troubles” (‘smuthnoya vremya’, as Russians say), that sad period of the nineties, focusing on self-preservation. With the turn of the decade, however, it began recovering the lost turf, and rapidly it could consolidate — primarily because its hard core remained intact notwithstanding the predatory attempts by the western intelligence to penetrate the sanctum sanctorum.
»Thus it was that the western attempts to create disunity in the nation finally came to nought. If one were to pinpoint when exactly this realization would have dawned on the West, arguably, it could be the legendary speech by President Vladimir Putin at the Munich Security Conference in 2007. Without doubt, the brilliance of this recovery in Russia through the past decade-and-a half largely explains the bitterness-cum-fury with which the US trains its guns to attack Putin, who enjoys an extraordinary rating of 86 percent support among the Russian people.
»Iran too has been vigilant about the activities of NGOs. But with the opening up — “integration with the international community” — that is on the anvil in the downstream of the nuclear deal, foreign-funded NGOs can be expected to mushroom in Iran. Without doubt, Iran will come under great pressure by the so-called “pro-democracy” and “human rights” organizations. New fault lines will appear during election time, since Iran’s domestic politics is highly animated and the elections are always keenly fought. In sum, Iran becomes highly susceptible to “color revolution”. Simply put, the “deep state” cannot afford to be in hibernation.»
... Ainsi apparaît-il que le “deep State”, selon la conception de Bhadrakumar, est la structure fondamentale au cœur de l’État ou de tout autre organisme représentatif de la souveraineté d’une nation que cette nation peut opposer à une agression déstructurante et dissolvante du type “agression douce” et “révolution de couleur”, qui sont absolument la spécialité des USA, – donc, si l’on suit la logique de ce qui a été dit jusqu’ici, “qui sont absolument la spécialité de l’‘État profond’ des USA”. Ainsi apparaît l’ambivalence complète de l’expression “État profond” et la nécessité de développer un travail de définition. (On notera que les Russes emploient une autre expression pour désigner ce concept qu’emploie Bhadrakumar : ils parlent des “Organes” et il a déjà souvent été dit que le gouvernement normal de la Russie était “doublé” par une sorte de “conseil” informel des principaux dirigeants des organes de sécurité, dont le président fait lui-même partie et qui pèse d’un poids important dans la définition des grandes lignes de la politique générale. On se situe là dans une “zone grise”, entre les institutions officielles regroupant les dirigeants des grandes organisations de sécurité, – équivalent des divers “Conseils de défense”, ou “Conseil National de Sécurité” [y compris aux USA : NSC, DCI, etc.], – et l’“État profond” tel que le voient les auteurs US.)
Pour notre part, pouvons-nous ajouter quelque chose qui aiderait à l’avancement de la définition de l’“État profond” en l’élargissant décisivement, c’est-à-dire en contribuant à briser cette seule connotation négative et, par conséquent, en acceptant et en justifiant l’emploi qu’en fait Bhadrakumar ? Il nous semble que c’est possible, concernant justement la France, en écartant l’“ici et maintenant” décrit par Chaix le 27 juin 2015, dans la situation présente d’infamie évidente où nous nous trouvons, qui justifie d’ailleurs notre jugement que nous nous trouvons effectivement et d’une façon générale dans une situation d’exceptionnalité maléfique où le Système a pénétré et infecté jusqu’à l’essentiel des identités et des légitimités, dans tous les cas pour les pays du bloc BAO dont la France. Nous nous plaçons alors, pour l’exemple choisi, dans la perspective historique, par rapport à une situation où l’État dans sa fonction vertueuse existait encore, en France justement, à partir d’une référence exemplaire.
Une confidence anecdotique nous est revenue à l’esprit, que nous avait confiée in illo tempore Michel Jobert, qu’il avait expérimentée du temps où il était haut fonctionnaire, avant sa carrière à des postes de direction politique très visibles (chef de cabinet de Pompidou Premier ministre, Secrétaire général de l’Elysée puis ministre des affaires étrangères de Pompidou président, ministre d’État chargé du commerce extérieur pendant deux ans au début de la présidence Mitterrand). Il s’agissait d’une réunion convoquée en 1954 par le Président du Conseil Pierre Mendès-France ; il y avait là au moins une bonne cinquantaine de personnes, sans doute plus, avec des hauts-fonctionnaires, certains en postes directoriaux, d’autres détachés dans des cabinets, des délégués du CEA chargé des questions atomiques et nucléaires, l’un ou l’autre représentant des “services” (SDECE à l’époque), quelques officiers généraux (en civil), quelques industriels de l’armement à l’époque où la plupart de ces industries étaient nationalisées, quelques experts, des personnalités d’influence ... Tous ces participants à la réunion devaient avoir été sélectionnés pour leurs compétences, leurs positions, leur influence dans la bureaucratie d’État française, dans les milieux industriels de la sécurité nationale ou de la réflexion stratégique, etc. ; il n’y avait aucun ministre, parce que ce sont des hommes politiques et des hommes politiques qui passent vite dans leur fonction (spécialité de la IVème République), ce qui ne signifiait évidemment pas que l’un ou l’autre n’ait pas été informé de la question traitée par le Président du Conseil.
Mendès avait posé la question du développement final d’une arme nucléaire opérationnelle et avait recueilli un consensus positif. A partir de là, on s’était séparé sans qu’aucune décision formelle n’ait été prise, – ce n’était en rien le propos puisqu’une telle décision appartient au Conseil des ministres, – mais avec l’approbation du Président du Conseil, chacun étant alors conscient de l’orientation prise, avec ceux qui étaient directement concernés lançant ou accélérant les programmes dans ce sens, les autres assurant la communication, l’influence et la diffusion de l’idée, etc. Ainsi pourrait-on dire, selon nous, qu’une sorte d’“État profond” s’était manifesté dans le sens de la poursuite et l’accélération d’une orientation capitale. La crise de Suez de 1956 confirma absolument la nécessité d’un tel programme pour garantir l’indépendance souveraine de la France. (Un “thésard” de Sciences-Po avait choisi, des années plus tard, la crise du Suez comme thème de sa thèse. Il avait conclu que la France en sortait l’enseignement central qu’elle ne devrait plus jamais se trouver en position de dépendance sécuritaire des USA, – d’où l’évidence du développement du nucléaire, – tandis que le Royaume-Uni, sous la direction de MacMillan après l’élimination tragique d’Anthony Eden, choisit l’enseignement inverse, qu’il faudrait toujours être aligné sur les USA désormais, – mais lorsqu’on connaît MacMillan, pas de surprise à cet égard... On nous avait affirmé que le “thésard“ s’appelait Pierre Lellouche.)
Bref, l’“État profond” avait préparé pour de Gaulle l’instrument essentiel de sa grande politique de sécurité nationale et d’affirmation souveraine. De Gaulle sut quoi en faire. Il rompit brusquement des négociations entamées en secret par son fidèle Chaban-Delmas (gaulliste avec un pied dans la IVème République, ministre de la défense depuis 1956) avec l’Allemand notablement antiaméricain Franz-Joseph Strauss pour un nucléaire franco-allemand, ou plutôt un nucléaire français étendu à l’Allemagne (Strauss s’engageait en échange à commander 750 Mirage III pour la nouvelle Luftwaffe, et non les F-104 Starfighter US qu’il commanda finalement). Pour de Gaulle, le nucléaire ne se partageait pas : c’était autant sinon plus une question principielle fondamentale qu’une question militaire. La force nucléaire française fut à la fois l’outil et le symbole de la souveraineté française réaffirmée : tout comme le nucléaire en tant qu’arme opérationnelle, un principe aussi identitaire ne peut se partager, par définition absolue dans son unicité...
Ainsi comprenons-nous parfaitement l’emploi que Bhadrakumar fait de l’expression “État profond” et le sens positif fondamental qu’il lui donne. (Et nous nous doutons bien, et lui-même le laisse entendre, qu’il existe un équivalent de la chose en Inde, qu’il connaît bien puisqu’il fut son ambassadeur dans des capitales importantes, – Ankara, Moscou...) Bien entendu, nous entendons également la connotation résolument négative de l’expression, telle qu’elle est apparue sous la plume de Dale Scott ou de Giraldi. Comment résoudre ce dilemme sinon par un travail de définition comme celui que nous suggérons en tête de cette analyse ?
(Nous laissons de côté l’origine exacte de l’expression, qui est employée pour la Turquie sous l’empire de Gladio/Stay-Behind dans les années 1990. Néanmoins, cette origine représentant la caricature même précédant la chose, comme l’existence caricaturale précédant une essence faussaire, a le mérite de poser le problème avec des traits grossiers, – caricaturaux, certes... Il ne pouvait y avoir d’“État profond”, sinon caricatural dans un pays dans un état de corruption avancée comme l’était la Turquie des années 1980-1990, où l’“État” n’était justement qu’une représentation caricaturale de lui-même.)
Une remarque essentielle selon nous, que nous répétons souvent, doit dominer cette discussion : la différence fondamentale existant entre les USA et les notions historiques et “nation” et d’“État“, – avec les notions principielles liées à ces grands concepts politiques, dont la France qualifiée d’ailleurs de “Grande Nation” fut (et reste malgré tout au regard de l'Histoire) l’exemple de référence de leur application. Pour nous, les USA ne sont pas une “nation” dans le sens identitaire qui contribue à la légitimité et à la souveraineté de l’entité politique évoquée et ne disposent pas d’un État dans le sens régalien du terme contribuant lui aussi “à la légitimité et à la souveraineté de l’entité politique évoquée”. La cause en est que les USA n'ont explicitement pas été conçus comme une “nation” au sens historique, – et, pour nous, au sens métahistorique par conséquent, – et cela dès l’origine. On l’a encore vu récemment avec un rapide rappel des conditions de la fondation, c’est-à-dire la Constitution élaborée sans la présence et l’influence de Jefferson. De nombreux textes reprennent sur ce site cette idée fondamentale, notamment le 5 février 2009 et surtout le 11 décembre 2009, avec référence à La Grâce de l’Histoire qui développe abondamment ce thème. Diverses citations éclairent cette conception, notamment chez Tocqueville, mais la préférée pour notre cas est celle de Jacques Barzun (voir le 3 avril 2006), Français émigré aux USA et devenu un très grand universitaire dans ce pays, auteur d’un monumental From Dawn to Decadence – 500 Years of Western Cultural Life (1999).
Cet extrait, que nous citons souvent, suffit à la définition de ce que fut vraiment l’Amérique à ses origines et selon les termes de sa création, et justifie les derniers mots de Jefferson mourant, «Tout, tout est perdu», qui concernait son propre “rêve américain” d’une nation créée hors de l’Histoire, qui aurait été légitimée en tant que “nation” effectivement par les vertus qu’il espérait pour elle et qu’elle n’eut jamais : «S’il y en avait un, le but de la Guerre d’Indépendance américaine était réactionnaire: “Le retour au bon vieux temps!” Les contribuables, les élus, les marchands et négociants, les propriétaires voulaient un retour aux conditions existantes avant l’établissement de la nouvelle politique anglaise. Les références renvoyaient aux droits classiques et immémoriaux des Britanniques : autogouvernement par le biais de représentants et d’impôts garantis par les assemblées locales, et nullement désignées arbitrairement par le roi. Aucune nouvelle idée suggérant un déplacement des formes et des structures du pouvoir – la marque des révolutions – ne fut proclamée. Les 28 affronts reprochés au roi George avaient déjà été souvent cites en Angleterre. Le langage de la Déclaration d’Indépendance est celui de la protestation contre des abus de pouvoir, et nullement celui d’une proposition pour refonder le gouvernement sur de nouveaux principes. »
Il se déduit de cette position centrale de notre jugement que les USA n’étant pas une “nation” au sens principiel, – légitimité, souveraineté, fondement métahistorique, – elle ne peut justifier d’un État digne de ce nom, mais d’une imposture d’État privé de toute puissance régalienne. Nombre d’Américains ont senti cela et, n’en déplaise aux pleureuses humanitaristes et anti-esclavagistes qui vont jusqu’à notre Spielberg international, il s’agit bien là de la cause centrale de la Guerre de Sécession. (La chose est symbolisée par le refus, le 19 avril 1861, de cet homme magnifique que fut le Général Robert E. Lee de la proposition de Lincoln transmise par le Secrétaire d’État Seward de prendre le commandement de l’armée fédérale, ou armée nordiste ; pour Lee, souveraineté et légitimité n’existaient qu’au niveau de son État natal, la Virginie, et nullement à Washington D.C., et ainsi devint-il, avec sa fonction de chef des Armées de Virginie du Nord qu’il accepta aussitôt après, le grand chef sudiste qu’on sait et le plus grand soldat qu’aient jamais, paradoxalement mais d’une façon significative pour notre propos, produit les États-Unis. Cette idée implicite sur la légitimité et la souveraineté persiste de nos jours aux USA : on peut entendre dans le film que Spike Lee a consacré à l’ouragan Katrina et à ses suites nombre de notables de Louisiane exprimer l’idée que leur État est traité comme une “colonie” par le “centre” de Washington D.C., c’est-à-dire avec sa légitimité et sa souveraineté bafouées.)
De ce fait, l’on comprend et l'on doit juger logique, à partir de la vérité métahistorique montrée par les évènements, que les auteurs US qui emploient le terme “État profond” soient en général des “dissidents” contestataires du régime actuel, et qu’ils donnent bien entendu une connotation absolument négative à sa définition, et cette définition effectivement réduite à cette connotation négative. A Washington qui produit aujourd’hui cette “politique-Système” infâme, ce qui se prétend État ne peut être qu’une imposture, avec un dessein caché, subversif, etc., et pire encore lorsqu'il s'agit d'organisations cachées émanant de ce non-État. A Washington n’existe qu’un gouvernement, une administration, qui est un pouvoir parmi d’autres pouvoirs, son action devant être la résultante la plus efficace et la mieux équilibrée des intérêts de ces autres pouvoirs. Plus précisément, le gouvernement est l’organe exécutif, qui n’a pas d’intérêt propre, qui est chargé de la gestion des intérêts des autres pouvoirs qui sont en fait des centres de pouvoir représentant eux-mêmes des intérêts en général privés, ou dans tous les cas sectoriels. Il n’y a pas d’État au sens principiel, donc il n’y a pas de bien public, donc il n’y a pas d’intérêt général. Celui qui crée ce qui est nommé “État profond” ne cherche pas à assurer une continuité du bien public et de l’intérêt général, mais au contraire à dissimuler disons au pseudo-contrôle démocratique, notamment au quatrième pouvoir qu’est la presse, le fonctionnement normal du système de l’américanisme... En ce sens, on pourrait dire que l’expression d’“État profond” est stricto sensu un non-sens pour les USA puisque ce qui n’existe pas ne peut avoir une émanation secrète plus “profonde” que lui, – mais dans ce cas, l’usage justifie l’emploi de l’expression, à condition qu’on en comprenne parfaitement la définition.
(Cette situation actuelle aux USA perdurant dès l’origine des USA constitue sans nul doute une tragédie intellectuelle pour nombre de dissidents US. On le voit pour les acteurs cités ici, comme on commence à le voir pour un Raimondo... En effet, ils ne peuvent souvent critiquer avec une violence inouïe l’état actuel de choses aux USA qu’en s’appuyant sur une référence solide au risque de sombrer dans le nihilisme dans le cas contraire. Pour eux, cette référence ce sont les pères Fondateurs, les USA de l’origine. Mais s’il s’avère que, parmi les Pères Fondateurs, il y a sans doute un vaincu dès l’origine – Jefferson, – et d’autres qui ont tous décisivement contribué à la mise en place du système actuel de l’américanisme ? S’il n’y a pas entre l’Amérique d’aujourd’hui qu’ils dénoncent de toutes leurs forces et l’Amérique des origines à laquelle ils se réfèrent trahison de l’idéal mais continuité de l’imposture ? C’est une tragédie de l’esprit, et pour l’esprit une impasse affreuse.)
Mais la création de cet “État profond” est aussi le signe de la crise de tout le système de l’américanisme et du Système en général, dans la mesure où il nous signale que le “contrôle démocratique“ a été impuissant à empêcher cela, sans parler du dérisoire “quatrième pouvoir” qu’est une presse-Système totalement asservie au Système, et dans la mesure cette fois décisive où nous constatons d’un autre côté que ce “contrôle démocratique” et ce quatrième pouvoir n’existent plus en tant que tels et que, finalement, – si l’on en revient à l’histoire des USA comme entité a-historique, – n’ont jamais vraiment existé comme on les présente en général, parachevant l’imposture initiale. (C’était tout le sens de la lettre fameuse de Jefferson secrétaire d’État à Washington président, le 23 mai 1792. Jefferson prévenait le président que si rien n’était fait pour réduire la corruption du Congrès, c’est tout le projet américaniste qui était compromis [«Of all the mischiefs objected to the system of measures before mentioned, none is so afflicting, and fatal to every honest hope, as the corruption of the legislature. As it was the earliest of these measures it became the instrument for producing the rest, & will be the instrument for producing in future a king, lords & commons, or whatever else those who direct it may chuse. Withdrawn such a distance from the eye of their constituents, and these so dispersed as to be inaccessible to public information, & particularly to that of the conduct of their own representatives, they will form the most corrupt government on earth, if the means of their corruption be not prevented.»]... Alors, quelle différence avec aujourd’hui, et ne touchons-nous pas là l’essence même, l’essence subversive de l’Amérique comme imposture, et justement l’une des trois composants de notre “déchaînement de la Matière” qui a produit le Système dont la politique des USA est la meilleure opérationnalisation possible ? On sera rassuré d’apprendre que le parti démocrate appuya se fondation, plus d’un demi-siècle plus tard, sur la lettre de Jefferson de 1792. C’était le montage faussaire venu au secours de l’imposture lorsqu’on mesure ce qu’est devenu le parti démocrate...)
A cette lumière, on comprend la divergence fondamentale, dès lors que l’expression est consacrée en concept, entre ceux qui l’ont utilisée d’abord, – du côté US, – et ceux qui l’utilisent désormais du côté non-US ou plus largement non-BAO. On comprend que Bhadrakumar y voit de la vertu des valeurs régaliennes et la défense de leur pérennité, là où les auteurs US y voient imposture, tromperie et complot. A partir de ce constat, il nous apparaît évident qu’un effort de définition doit être fait, pour permettre l’utilisation de l’expression, sinon apparaît un risque grave de faux sens, sinon de contresens qui peut subvertir non seulement le raisonnement mais le jugement lui-même. Le côté éminemment attirant de l’expression, – on dirait son côté dialectiquement sexy, – impose d’autant plus cette mise au point. L’“État profond” (les “Organes”) est bien ce qui a sauvé la Russie entre les années-Eltsine et les années-Poutine, comme Bhadrakumar le fait remarquer. C’est ce qui a fait fonctionner la IVème République, malgré un appareil politique d’une faiblesse inimaginable, et qui a permis à de Gaulle de disposer, dès 1958, des outils nécessaires pour le lancement immédiat de sa grande politique.
Dans ce cas, l’“État profond” n’est pas mauvais en soi ; il est le complément nécessaire du régime démocratique qui a absolument montré au bout de deux siècles d’usage et d’usure ses limites catastrophiques. Selon les situations respectives qu’on a identifiées, l’“État profond” redresse à l’avantage du bien public la faiblesse fondamentale de la démocratie ou bien utilise au profit d’intérêts particuliers la faiblesse fondamentale de la démocratie, qui est l’impuissance totale de ce régime politique à assurer une continuité historique et principielle à cause de sa soumission à une ou à des puissances extérieures à lui, à leurs intérêts changeants, à leurs opinions fluctuantes. Dans le premier cas, il supplée à cette faiblesse en assurant une continuité officieuse sinon cachée des positions et des intérêts principiels de l’État représentant la nation historique, dans le second il structure l’imposture d’une fausse nation historique en assurant la continuité de la défense et de la coordination des intérêts sectoriels et privés qui la composent.
Il est par ailleurs évident que, dans la situation absolument unique et paradoxale de paroxysme permanent (quel oxymore !) que nous impose la Grande Crise d’effondrement du Système jusqu’à son terme, l’aspect négatif de l’“État profond” l’emporte largement (aux USA, en France, etc., dans les pays du bloc BAO, dans ceux qui n’eurent jamais de principes ni de véritable État, dans ceux qui travaillent depuis 2 ou 3 décennies à déstructurer et à dissoudre principes et États, comme c’est effectivement le cas français). Il n’empêche qu’il ne peut être réduit à cette négativité, dès lors qu’existe l’exemple russe tel que le décrit Bhadrakumar, sans compter d’autres possibilités. C’est bien l’“État profond” qui a sauvé la Russie, qui lui a permis de survivre et de s’affirmer comme elle le fait. Même si cela est temporaire, même si cela ne résout rien de la Grande Crise, cela existe avec une force considérable et s’impose à mesure à notre jugement ; par conséquent, cela doit intervenir d’une façon décisive dans l’exercice de définition que nous proposons.
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