Les Marines jugent Ukrisis

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Les Marines jugent Ukrisis

• Bien curieux article dans le US ‘Marine Corps Gazette’ : signé d’un certain ‘Marinus’ qui dissimule (à peine) un officier de haut grade (sans doute un général), il dit toute son admiration pour la campagne « révolutionnaire » de l’armée russe en Ukraine. • C’est aller contre toute  la narrative qui décore les salles de fête du Pentagone. • C’est montrer que les Marines savent aussi penser-libre. • Mais le plus important est de mesurer l’acte d’indépendance qu’implique ce geste au sein des armées US, et de conclure qu’au Pentagone aussi, le pouvoir est faible et contesté.  

Un article de presse fait grand bruit. Son titre : « The Russian Invasion of Ukraine », dans la série “Maneuverist Papers N°22, – Part II : The mental and moral realms » ; son auteur est un surnommé ‘Marinus’, et l’on aura compris que c’est un pseudonyme (qui aurait pu être ‘Corpus Marinus’) ; enfin, le texte est publié dans la dernière édition (août 2022) du ‘Marine Corps Gazette’ (MCG), qui est la publication officielle du Corps des Marines des États-Unis. L’article fait grand bruit parce qu’il constitue une analyse admirative de la performance militaire des forces armées russes, qualifiée de « révolutionnaire ».

Jusqu’ici, nous avons relevé deux réactions à cet article, qui nous ont alertés directement. (Nous n’avons pas lu l’article de ‘Marinus’.) L’une dans un article du général Delawarde du 12 août, qu’on trouve notamment dans ‘Réseau International’, qui se fait l’écho du second (chronologiquement premier), du Dr. Léon Tressell, dans ‘SouthFront.org’ du 11 août. Les deux ne doutent pas une seconde que ‘Marinus’ soit le pseudo d’un officier de haut rang du Corps, probablement un général.

Tressell termine son article de cette façon :

« En conclusion, cet officier supérieur du Corps des Marines estime  que la campagne militaire de la Russie doit beaucoup aux modèles soviétiques traditionnels de guerre. Toutefois, il poursuit en exprimant son admiration pour la nature unique de la campagne militaire actuelle menée par les forces russes en Ukraine :

« “Dans le même temps, le programme de frappes de missiles a exploité une capacité qui n’est rien moins que révolutionnaire. Qu’ils soient nouveaux ou anciens, ces efforts ont été menés d'une manière qui démontre une profonde appréciation des trois domaines dans lesquels les guerres sont menées. En d’autres termes, les Russes ont rarement oublié qu’en plus d’être une lutte physique, la guerre est à la fois un affrontement mental et une affirmation morale”. »

En présentant ce même article de ‘Marinus’, le général Delawarde met en évidence la “liberté d’expression” régnant dans le Corps des Marines et, bien entendu, le complet décalage jusqu’à la totale contradiction avec la narrative officielle du Pentagone, de la Maison-Blanche et de tous les establishment, notamment militaires, du bloc-BAO.

« Outre le contenu et le raisonnement très intéressants, il faut souligner que le fait de trouver un tel article dans une revue militaire aux USA montre l’ouverture d’esprit du leadership du Corps des Marines US que j’ai pu constater moi même lors d’échanges en 1997 avec le général Paul Van Riper.

» Je ne doute pas un seul instant que le général Van Riper, en retraite aujourd’hui, soit sur la même longueur d’onde que l’auteur de l’article.

» Il va de soi qu’en France, la censure serait passée par là. La pensée unique exprimée dans les revues militaires ne peut en aucun cas s’écarter des narratifs politiques et médiatiques mainstream. Les intervenants sur les plateaux TV sont soigneusement sélectionnés pour conforter ces narratifs politiques et médiatiques, sans s’en écarter d’un poil. »

Delawarde cite le général des Marines Paul Van Riper comme exemple d’“ouverture d’esprit” des Marines, – général fameux pour avoir, sur dérogation spéciale puisqu’il était parti à la retraite en 1997, dirigé la ‘Red Team’ dans l’exercice massif ‘Millenium Challenge 2002’. Au cours de cet exercice, Van Riper appliqua une tactique asymétrique et infligea une énorme “défaite” à la ‘Blue Team’ qui appliquait la nouvelle doctrine de l’US Army, cela conduisant à l’interruption de l’exercice et à sa reprise avec des règles modifiée validant la doctrine comme le veut le bon esprit des exercices d’évaluation...  Veut-on condensé de ce que fut ‘MC02’ ?

« Red, commandé par le lieutenant-général retraité du corps des Marines Paul K. Van Riper, a adopté une stratégie asymétrique, utilisant notamment de vieilles méthodes pour échapper au réseau de surveillance électronique sophistiqué de Bleu. Van Riper a utilisé des messagers à moto pour transmettre des ordres aux troupes de première ligne et des signaux lumineux dignes de la Seconde Guerre mondiale pour lancer des avions sans communications radio.

» Red a reçu un ultimatum de Blue, essentiellement un document de reddition, exigeant une réponse dans les 24 heures. Averti de l'approche de Blue, Red utilise une flotte de petits bateaux pour déterminer la position de la flotte de Blue dès le deuxième jour de l'exercice. Dans une attaque préventive, Red a lancé une salve massive de missiles de croisière qui a submergé les capteurs électroniques des forces Blue et détruit seize navires de guerre : un porte-avions, dix croiseurs et cinq des six navires amphibies de Bleu. Un succès équivalent dans un conflit réel aurait entraîné la mort de plus de 20 000 militaires. Peu après l'offensive des missiles de croisière, une autre partie importante de la marine de Blue a été “coulée” par une armada de petits bateaux de Red, qui ont mené des attaques conventionnelles et suicidaires en profitant de l'incapacité de Blue à les détecter aussi bien que prévu... [...]

» Compte tenu des lacunes [proclamées] de la simulation, il fut décidé de remettre à flot plusieurs navires Blue afin de poursuivre l'exercice, tout en validant l’attaque des forces Red. Après la remise à zéro, les deux camps ont reçu l'ordre de suivre des plans d'action prédéterminés [pour obtenir un résultat convenable satisfaisant la doctrine]... »

Ce type de comportement, de part et d’autre (‘Red’ et ‘Blue’), constitue si l’on veut une “simulation” symbolique, vingt-deux ans avant, de l’opposition totale qu’on trouve entre l’article du MCG  et la narrative officielle de la catastrophe militaire qui nous annonce l’anéantissement de l’armée russe, régulièrement toutes les semaines, depuis le 24 février. La différence est bien entendu que, dans l’événement que constitue l’article de ‘Marinus’ (très ‘Red Team’ comme style, type Van Riper actualisé-2022) par rapport à la narrative officielle (toute de ‘Blue Team’ vêtue), la dimension politique est absolument considérable. Pour cette raison, on ne s’attachera pas seulement au fond militaire de l’article, qui n’est d’ailleurs pas totalement nouveau puisqu’on le retrouve chez nombre de commentateurs indépendants, et particulièrement chez Scott Ritter, – lequel est, comme il se doit, un ancien officier (major/commandant) du Corps des Marines.

Que vaut la loyauté-Système des Marines ?

L’article de ‘Marinus’ est paru dans la publication officielle du Marine Corps. Son auteur est anonyme mais il est désigné comme un officier de haut degré du Corps, sans doute un général. Cela suggère à notre sens, et en l’état actuel des choses, au moins deux hypothèses qui se complètent :

• Le Corps des Marines valide de facto l’analyse de ‘Marinus’ en lui ouvrant les pages de sa principale publication. En effet, il ne s’agit pas d’une théorie tactique ou stratégique abstraite, mais d’une analyse opérationnelle d’une crise brûlante où les États-Unis (et le Pentagone) sont partie prenante ; par conséquent, il y a bien là un engagement “politique” indirect mais très remarquable de la publication centrale du Marine Corps.

• L’anonymat de ‘Marinus’ peut être interprétée comme une mesure de protection de l’auteur, désigné comme un officier de haut rang en fonction. Non seulement le Corps valide l’analyse de ‘Marinus’, mais on pourrait aller jusqu’à dire que l’analyse de ‘Marinus’ est l’analyse du Corps des Marines lui-même.

On fait ces hypothèses en ayant à l’esprit le statut très particulier du Corps des Marines au sein des forces armées US, avec des moyens autonomes à mesure (notamment une aviation d’attaque et de soutien et un service de renseignement spécifiques du Corps [Ritter fut justement un officier du service de renseignement]). Bien qu’on pourrait considérer le Corps comme une partie des forces armées terrestres combattantes, qui pourrait être considérée par conséquent comme un complément amphibie et d’intervention de l’US Army d’un certain point de vue, ou comme la force d’intervention terrestre de l’US Navy d’un autre point de vue, le Corps revendique haut et fort sa totale indépendance et il l’a jusqu’ici complètement préservée. (Si le Marine Corps est l’équivalent de quelque chose entre les unités ex-coloniales [Infanterie de Marine] et les fusiliers-marins de l’armée française, rattachées à l’armée de terre et à la marine respectivement, il revendique une autonomie totale qui n’a pas d’équivalent dans l’armée française.)

Le Corps a toujours eu de farouches défenseurs de son indépendance au Congrès, où les Marines ont parfois été comparés à une sorte d’icône religieuse intouchable, et son commandant en chef figure au sein du JCS (l’état-major combiné) à rang égal avec les trois autres armes (USAF, US Army et US Navy). Ces dernières années, depuis la fin de la guerre froide et l’extension des “guerres exotiques’ outre-mer, des généraux du Corps ont occupé toutes les plus hautes fonctions, y compris (deux fois, – 2005-2007 et 2015-2019) celle de président du JCS, et certains commandements (SACEUR de l’OTAN) que le Corps n’avait jamais occupés.

On observe donc à la fois la perpétuation d’une certaine indépendance d’esprit en même temps qu’un renforcement de la position d’arme indépendante du Corps des Marines. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier le signe d’une réelle importance que constitue la publication de l’article ‘Marinus’ dans la publication officielle du Corps. On est donc fondé d’avancer ces observations, également en forme d’hypothèses :

• Il existe, au sein des forces armées US, des divergences importantes dans l’appréciation de la situation et de l’évolution d’Ukrisis. Si ces divergences sont d’ordre opérationnel, elles ont un poids politique absolument considérable puisqu’elles concernent la perception de la réalité, entre narrative sacro-sainte du Système et vérité-de-situation.

• Si le Corps laisse passer cet article, c’est qu’il veut faire savoir “sa” vérité autant qu’en instruire ses forces. S’il croit pouvoir le faire, c’est parce qu’il perçoit combien la crise actuelle du pouvoir du système de l’américanisme affecte aussi le pouvoir au Pentagone et le pouvoir au sein des forces armées, et permet ainsi d’autant mieux aux “autonomes” de s’exprimer. Il est de notoriété publique que le secrétaire à la défense Austin, qui valide constamment la narrative, n’a pas une autorité incontestée, certains jugeant qu’il doit sa nomination d’abord à sa couleur de peau (premier secrétaire à la défense Africain-Américain) plutôt qu’à ses capacités militaires (il fut général dans l’US Army).

• Par conséquent, il y a une tendance à la fragmentation du pouvoir parmi les forces armées, avec des conséquences politiques potentielles considérables puisque les crises actuelles, notamment Ukrisis, affectent directement ces forces tout en ne les impliquant pas opérationnellement... Ainsi l’aspect politique compte-t-il plus, dans la situation des influences, que l’aspect opérationnel.

• Par conséquent, puisque nous ne sommes pas dans le domaine opérationnel nous sommes dans le domaine politique, et c’est ainsi qu’on devra juger l’article ‘Marinus’, à côté des considération opérationnelles très intéressantes qu’il nous fait savoir.

 

Mis en ligne le 13 août 2022 à 15H25