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15195 mars 2009 — L’article du Washington Times du 3 mars produit un choc, sans aucun doute à cause de ce qu’il décrit des conditions de “militarisation” de ce qui est de plus en plus identifiable comme une “guerre” sur la frontière Sud des USA et au Mexique même. Le choc principal pour l'information spectaculaire, c’est l’information exclusive sur laquelle le journal fait son “accroche”, qui est l’estimation du Pentagone que l’“armée” des cartels de drogue, les soi disant “foot soldiers”, atteint 100.000 hommes. L’armée mexicaine compte, elle, 130.000 hommes.
Il est très significatif que le Washington Times se soit adressé au Pentagone pour obtenir une information complète sur la situation. Désormais l’évaluation est qu’il s’agit d’une “crise” de première dimension, et elle vient du Pentagone: «“It's moving to crisis proportions,” a senior U.S. defense official told The Washington Times. The official, who spoke on the condition that he not be named because of the sensitive nature of his work, said the cartels’ “foot soldiers” are on a par with Mexico's army of about 130,000.
Les divers organismes de sécurité nationale US placent le Mexique en tête de liste des menaces contre les USA, souvent à égalité avec le Pakistan, ou avec l’Iran, ou avec les deux et, en général, au-dessus de l’Irak et de l’Afghanistan. On a déjà eu des échos de ces évaluations, et les nouvelles qui nous viennent maintenant les confirment.
«The biggest and most violent combatants are the Sinaloa cartel, known by U.S. and Mexican federal law enforcement officials as the “Federation” or “Golden Triangle,” and its main rival, “Los Zetas” or the Gulf Cartel, whose territory runs along the Laredo,Texas, borderlands. The two cartels appear to be negotiating a truce or merger to defeat rivals and better withstand government pressure. U.S. officials say the consequences of such a pact would be grave.
»“I think if they merge or decide to cooperate in a greater way, Mexico could potentially have a national security crisis,” the defense official said. He said the two have amassed so many people and weapons that Mexican President Felipe Calderon is “fighting for his life” and “for the life of Mexico right now.” As a result, Mexico is behind only Pakistan and Iran as a top U.S. national security concern, ranking above Afghanistan and Iraq, the defense official added.
»Other U.S. officials and Mexico specialists agreed with this assessment. Michael V. Hayden, who left as CIA director in January, put Mexico second to Iran as a top national security threat to the United States. His successor, Leon E. Panetta, told reporters at his first news conference that the agency is “paying ... a lot of attention to” Mexico. Homeland Security Secretary Janet Napolitano told CBS’ “60 Minutes” on Sunday that “the stakes are high for the safety of many, many citizens of Mexico and the stakes are high for the United States no doubt.”
»In a December interview with The Times, President Bush said his successor would need to deal “with these drug cartels in our own neighborhood. And the front line of the fight will be Mexico.” A State Department travel advisory last month seemed timed to caution U.S. students contemplating spring breaks south of the border. “Some recent Mexican army and police confrontations with drug cartels have resembled small-unit combat, with cartels employing automatic weapons and grenades,” the advisory said.»
Dans le Guardian, le 25 février, David Rieff fait une analyse générale de la situation mexicaine. Son approche initiale est intéressante. Elle concerne la situation des USA vis-à-vis du Mexique, du point de vue le plus large possible. L'observation essentielle renvoie aux remarques de Joe Biden durant la campagne électorale, selon lesquelles Obama serait sans doute confronté à une grande crise de politique internationale dans les six premiers mois de son mandat, comme à un “test” de sa capacité présidentielle. Le “test” n'a pas besoin nécessairement d'être un complot humain, il pourrait être plus simplement une crise venue à maturation. Les crises évoquées étaient lointaines, – l’Iran, la Russie, le Pakistan. Pourquoi pas le Mexique? interroge Rieff, avec nombre d’arguments qui vont d'eux-mêmes.
«Shortly before the US elections last November, then vice-presidential candidate Joe Biden was widely criticised for predicting that an Obama administration would almost certainly be tested by what he called a “generated” international crisis, in much the way that the Soviet Union “tested” John F Kennedy shortly after he assumed office. Biden did not point to a specific region of the world, but mentioned the Middle East, the Indian subcontinent and Russia as the likeliest sources of trouble for the new president.
»Impolitic or not, Biden's anxieties seem to have informed several of the administration's early foreign policy decisions. These include his own extension of an olive branch to Russia at the recent Munich security conference, and Barack Obama's appointment of Richard Holbrooke as special envoy for Pakistan and Afghanistan – and of George Mitchell to a similar post for Israel-Palestine.
»But, as pressing as the Middle East, south Asia, and Russia (as well as Iran and North Korea) are, another crisis far closer to home could create as much peril as a nuclear-armed Iran, an aggressively resurgent Russia, or even an Islamist-dominated Pakistan.
»That crisis is located in Mexico, which is in free fall, its state institutions under threat as they have not been since at least the Cristero uprising of the late 1920s and possibly since the Mexican revolution of 1910. While the Obama administration is obviously aware of what is happening south of the Rio Grande, the threat simply does not command the attention that its gravity requires.»
Quelques autres enseignements, de Daniel Manrique, industriel mexicain (Guardian du 27 février), qui s’intéresse surtout à la situation politique de la direction mexicaine; c’est-à-dire un gouvernement si faible et inefficace qu’on ne peut le juger que comme illégitime, qui en dit long sur la cohésion et la fragilité sociales du pays: «The Mexican government has been touted as “illegitimate”, due to the shady circumstances under which president Calderón was elected in 2006, and marred by a weak, inexperienced cabinet and a president without any real vision as to where the country should go.» Par conséquent, une situation politique instable, rendue extraordinairement dangereuse par la situation de quasi-guerre civile, à cause de la violence et de la criminalité. Le gouvernement Calderon tiendra-t-il bien longtemps? C’est une circonstance qui pourrait faire évoluer la crise vers un point de fusion, notamment avec à l'esprit la date des élections “mid-terms”, – “copié-collé” du système US, – de juillet prochain.
«The government's failure to control Mexico's two main problems, a rapidly tanking economy and public safety, are likely to cost the ruling party (PAN) the power it won in 2000, come the next presidential elections in 2012. However, many Mexicans feel that waiting until then to see if things change will be a disaster. Social unrest is mounting, and while the mid-term elections in July 2009 might provide some hope by renewing about half of Congress and the Senate, the president and cabinet still man the helm – and they need to rethink their strategy, for many analysts are already predicting uprisings and violent toppling of the government.»
Le reportage du Washington Times est impressionnant. Bien sûr, il se place dans un ensemble de nouvelles qui montrent moins la gravité de la situation, – la situation est grave au moins depuis 2005-2006, – que la prise de conscience de cette gravité de la situation par les divers pouvoirs US, – par conséquent, la perception d'une aggravation. Tout cela est couronné, presque d’une façon sarcastique et ingénument (?) diabolique par la déclaration de Bush en décembre, mentionnée dans le texte du Washington Times, où le président-sortant annonce qu’il laisse à son successeur une bombe à retardement avec le Mexique, – une de plus, dira-t-on, de bombe à retardement, car de ce point de vue GW Bush en fut prodigue. Cette prise de conscience de la crise mexicaine est ainsi normale et logique; la présidence Bush a consisté à poursuivre des chimères extraordinaires en créant des crises folles qui ont contribué à mettre en charpie la puissance US, en laissant proliférer tant d’autres crises, les vraies celles-là, sans rien faire pour les combattre. Le Mexique et la frontière Sud sont un beau cadeau fait à Obama.
La précipitation observée aujourd’hui, qui transparaît dans le texte du Washington Times, de toutes les agences et services possibles de la communauté de sécurité nationale US au chevet de la crise mexicaine, ou mexicano-américaniste pour faire plus riche et plus juste, n’est pas du meilleur augure. C’est la garantie d’avance du désordre, de la concurrence, du refus de la coordination, du chacun pour soi, comme c’est toujours le cas avec les Etats-Unis. CIA, FBI, Pentagone, ATF, police des frontières, Etats avec leurs Gardes Nationales, tous vont avoir un rôle à jouer, vont réclamer de le jouer, etc. Il est possible qu’Obama soit conduit, dans les premiers mois, à installer un coordinateur de toutes ces interventions, – et on lui souhaite bonne chance, au coordinateur; ou bien sera-ce un général étoilé du Pentagone, une sorte de Petraeus de la frontière Sud, devenu commandant en chef de théâtre… Ce qui nous importe évidemment, c’est moins les spécificités de la lutte (drogue, criminalité, etc.) que les effets de cette lutte sur la situation générale US, parce que la situation US est aujourd’hui l’enjeu central de notre temps.
Par ailleurs, la crise est parfaitement une affaire de notre temps et ne peut, elle non plus, se ramener à un problème de drogue ou de criminalité, ou de malaise économique et social. Il y a tout cela et il y a beaucoup plus. La crise mexicaine est une crise d’identité provoquée par la globalisation, le libre-échange avec les USA, un président faible et sans légitimité (voir son élection de 2006), bien entendu ultra-libéral, avec une politique économique de fabrication de la misère et de faveur pour les pouvoirs d’argent, une extension de la criminalité organisée, l’insécurité, – le programme classique et habituel du genre, colporté par le système en folie. Il n’y a plus d’identité mexicaine et, comme les paysans afghans avec l’opium, nombre de Mexicains préfèrent, sous la terreur de gangs contre lesquels le gouvernement ne peut pas grand’chose, coopérer avec les bandits. Aux USA, dans la partie Sud du pays, il n’est pas assuré que la situation soit meilleure; et la corruption, les affaires avec les bandits (les ventes d’armes aux gangs, dans les Etats US où les armes sont en vente libre), les agressions et les incursions vont bon train. Là aussi, la crise de l’identité bat son plein, avec le mélange des communautés, les intérêts particuliers, etc.
Tout cela a vécu jusqu’ici plus ou moins dissimulé mais on ne peut indéfiniment tenir à distance le bouillon en ébullition avec le couvercle de la marmite. D’ailleurs, le couvercle, GW, est parti; Obama a le privilège douteux de faire apparaître au grand jour, par sa seule présence et l’image qu’il véhicule, toutes les crises qu’on tenait à peu près à distance. Celle du Mexique de la frontière Sud n’est pas la moins intéressante ni la moins explosive. Comme on le comprend bien, c’est la rencontre terrible de toutes les crises et de toutes les catégories de crise, de la “guerre de quatrième génération” (G4G) au chaos social intérieur, au banditisme érigé en menace géopolitique majeure: l’extérieur et l’intérieur, et le Nord et le Sud pour les USA eux-mêmes, l’idéologie extérieure (globalisation) et ses conséquences intérieures (immigration, déstabilisation, criminalisation), les questions d’identité et de légitimité, l’effondrement de toute structure régalienne, la poussée déstructurante vers l’extérieur qui revient vers l’intérieur, etc., – tout cela, bien sûr, pour les USA. En ce sens, bien entendu, cette crise mexicaine-là n’est semblable à aucune autre de ce pays bouillonnant qui colle aux USA; elle rassemble au point de fusion de la frontière des USA vers le monde extérieur, – car c’est bien cela qu’est la frontière Sud, – de tous les problèmes arrivés à maturation depuis la fin de la Guerre froide. C’est le point où les USA rencontrent ROW. C’est le point où l’équilibre intérieur de la Grande république est confrontée directement aux conséquences machinées pendant des décennies de ses ambitions extérieures.
Nous rappelons souvent qu’en 1983-1984, durant une autre période de tension mexicaine, la communauté de sécurité nationale des USA avait commencé à calculer ce qu’il en coûterait si la situation au Mexique atteignait un stade révolutionnaire. Le Pentagone avait prévu qu’il faudrait déployer 500.000 hommes sur la frontière, pour faire face et contenir un flot d’immigration poussé par les événements intérieurs mexicains, que la CIA évaluait à plus de 20 millions de personne en six mois. La situation n’est pas similaire, elle est pire dans tous les cas; mais ce rappel sert à fixer les esprits sur l’ordre de grandeur des interventions US, si la crise passait à un stade incontrôlable et directement menaçant. Cela doit être à l’esprit, au moment où la puissance militaire US est elle-même en pleine crise, et bien incapable de constituer un corps de bataille de 500.000 hommes.
Il pourrait sembler que s’ouvre, majestueuse, la crise mexicaine des USA. Maintenant que tout le monde se trouve concerné de manière publique et publicitaire, de la CIA au FBI, du Pentagone à la police des frontières, on pourra de plus en plus difficilement passer sous silence les informations du front comme on a fait jusqu’ici, écarter toute publicité des nouvelles de la bataille comme on fiche les poussières sous le tapis. La grande question qui va se poser aussitôt est bien celle-ci: les troubles mexicains sont-ils une crise extérieure aux USA ou bien sont-ils une crise intérieure des USA? Les deux à la fois?
David Rieff nous rappelle la révolution mexicaine des années 1910, Zapata, Villa, le désordre mexicain au Sud des USA; il aurait pu aussi parler de 1916-1917 et de l’expédition US qui, sous la direction du général “Black Jack” Pershing, avant que Pershing soit nommé en France, s’enfonça dans le Mexique, vers le Sud, pour tenter d’y capturer Zapata. Pershing revint bredouille, incapable de dompter le désordre mexicain. Piètre souvenir et tout petit avant-goût des possibles mécomptes à venir.
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