Le singe de notre simulacre

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 5 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 4264

Le singe de notre simulacre

Malgré une histoire encore assez courte, et dont on se demande d’ailleurs si elle durera encore très longtemps, l’aviation a déjà connu des machines dont la célébrité a dépassé le seul cadre de cette activité : du SPAD au Boeing 747 Jumbo Jet, de la “Forteresse Volante” B-17 au Mirage. Mais le JSF, devenu F-35 mais tout de même resté JSF, c’est autre chose. Nous l’avons souvent suivi comme un événement de représentation, – un artefact de La Société du Spectacle, si l'on veut, – dépendant au moins autant du système de la communication que du système du technologisme. L’importance énorme de ce programme à tous égards, et notamment son aspect quantitatif absolument considérable (correspondance évidente avec le Règne de la Quantité) alors qu’on voudrait mettre en évidence d’abord ses aspects qualitatifs pour le présenter comme une représentation parfaite du Progrès autant de la communication que du technologisme, tout dans le JSF/F-35 tend à faire de lui-même rien de moins qu’un événement de civilisation.

C’est ainsi que William Astore, lieutenant-colonel de l’USAF à la retraite et collaborateur de Tom Engelhardt sur son site TomDispatch.com, envisage le JSF/F-35, comme un “événement de civilisation”, c’est-à-dire une parfaite représentation de notre civilisation, – mais nous pouvons dire “contre-civilisation”, à ce point. Son article du 16 septembre 2019 (« The Ultra-Costly, Underwhelming F-35 Fighter – Lockheed Martin Remains Top Gun in the Pentagon's Cockpit »), qui entend traiter du JSF plutôt comme F-35, – c’est-à-dire un programme d’avion de combat d'ores et déjà catégorisé mais qui dépasse toutes les normes du domaine, – débute néanmoins en présentant effectivement l’avion comme cet “événement de civilisation” dont nous parlons, et, au-delà, comme le symbole même de notre contre-civilisation, notamment les USA certes, – et, disons symbole de sa folie, de son incontrôlabilité, etc.

Nous citons ici ce début de l’article, le reste renvoyant de façon plus classique à la description technique, technologique et opérationnelle du programme, mais développée sur le ton extrêmement critique qui convient.

« Vous êtes doué avec les chiffres ? Je peux me débrouiller avec $1,5 million. Je pense que je peux même imaginer $1,5 milliard, un montant mille fois plus élevé. Mais est-il possible d’imaginer un million de fois plus : $1 500 milliards ? Il s'agit là du coût estimé du programme du Pentagone pour la construction, le déploiement et l'entretien du chasseur à réaction F-35, qui n'est plus si neuf, tout au long de sa vie opérationnelle. Comment des gens peuvent-ils investir autant d'argent dans une technologie dont le but fondamental est la domination par la destruction, – et qui, par ailleurs,  ne fonctionnerait pas  particulièrement bien ?
» Les Égyptiens avaient des pyramides. Les Romains avaient des routes, des aqueducs et des colisées. Les Européens médiévaux avaient des châteaux et des cathédrales. De nos jours, les pyramides, les aqueducs et les cathédrales de l’Amérique sont ces avions de guerre, parmi d’autres programmes d’armement meurtriers, dont un programme de $1 700 milliards pour “moderniser” l'arsenal nucléaire américain. Contrairement aux projets massifs de l'histoire ancienne, qui perdurent encore et représentent en quelque sorte le triomphe de l'esprit humain, les dépenses massives de l'Amérique en armement militaire ont été consacrées à des totems de pouvoir qui s'avéreront soit éphémères, soit rendront notre existence même éphémère, en jetant une ombre profonde sur notre époque, grâce à leur pure extravagance et au colossal gaspillage qu'ils représentent.  
» Aussi éphémère que le chasseur furtif F-35 puisse figurer en termes historiques, c'est déjà un symbole classique des guerres éternelles toujours plus stériles que mène l'Amérique [depuis 9/11]Comme elles, ce programme s'est avéré incroyablement coûteux, incroyablement gaspilleur et impossible à arrêter, malgré les circonstances lamentables qui le caractérisent. Il en est venu à symboliser l’artefact ‘trop-gros-pour-échouer’(‘too-big-to-faill’), trop sacro-saint pour qu’on puisse espérer réduire la violence technologique inhérente à la culture militarisée de l’Amérique. 
» Malgré son coût stupéfiant et ses performances médiocres, le F-35 n'est pas simplement le produit de la cupidité crue et de la puissance du complexe parlementaro-militaro-industriel. D’une manière étrange, il symbolise également l'histoire d'amour que les Américains ont eue avec toutes sortes d'armes. Il s'agit, pourrait-on dire, des 1 500 milliards de façons dont nous vénérons les avions de guerre et tout ce qu'ils représentent pour nous.
» Ne considérez pas le slogan ‘Bruit des réacteurs, le son de la liberté’ (“Jet noise, the sound of freedom”) comme un simple autocollant de pare-chocs destiné aux véhicules des vétérans de l’armée de l’air. Après tout, les Américains ont inventé l'avion et nous avons toujours tendance à le voir comme le moyen par lequel ce pays peut dominer le reste du monde, projetant notre version de la (super) puissance, tout en semant la mort dans des parties notablement importantes de la planète. Il n'est donc pas surprenant que nos avions de combat high-tech rugissent régulièrement sur un mode festif dans le cirque des versions américaines des colisées romains, suscitant des applaudissements et des frissons parmi les amateurs de ce spectacle mais sans que l’on se soucie de leur coût, en argent et en vies. 
» Imaginez, par exemple, ce que les $1 500 milliards qui seront dépensés pour le F-35 au cours de sa durée de vie pourraient signifier pour l’énergie verte, les soins de santé, l’éducation, l’infrastructure ou pratiquement tout autre besoin urgent dans ce pays aujourd'hui. Compte tenu de nos actions, compte tenu de ce que nous avons été les plus disposés à financer de façon extravagante au cours de ce siècle, on pourrait penser que les Américains croiraient vraiment que quelques escadrons de F-35 pourraient faire exploser le changement climatique, guérir le cancer ou réparer les routes et les ponts des États-Unis.  Donald Trump semble penser que ce serait une bonne idée d’attaquer des ouragans avec des armes nucléaires ! Alors pourquoi pas ? »

… Le problème n’est-il pas finalement que le JSF n’est jamais parvenu à devenir le F-35 (et qu’il n’y parviendra évidemment jamais) ; que l’archétype symbolique de communication (JSF) semble impuissant à se transformer en objet opérationnel stéréotypé (F-35) au meilleur sens du terme ? En cela, effectivement, le JSF sort du domaine de l’aviation (en même temps qu’il annonce peut-être la fin de l’aviation) pour figurer comme élément essentiel des deux grandes forces fondatrices de la postmodernité, le système de la communication et le système du technologisme. Comme ces deux grandes forces, qui sont dans un état de crise accélérée chacune dans son genre, le JSF est dans un état crisique, mais il l’est lui par sa nature : le JSF est un objet crisique, une “crise en soi” si l’on veut.

Il peut être jugé justement, comme symbole de notre contre-civilisation, en fonction des deux références déjà mentionnés. Il est une progéniture directe du  Règne de la Quantité  alors qu’on a toujours affirmé qu’il se distinguerait d’abord par ses qualités (ses capacités technologiques, la technologie furtive, etc.). Le JSF est la démonstration de la crise fondamentale du technologisme, aggravée par les excès de la communication qui travaille à dissimuler cette crise, empêchant qu’on puisse envisager de la résoudre ; il montre que la puissance devenant surpuissance (hyperpuissance) comme l’est le technologisme aujourd’hui, engendre une production massive de quantité qui se réalise nécessairement aux dépens, et même dans le plus complet antagonisme de la qualité. Au plus les systèmes sont puissants (complexes), au plus ils deviennent système de systèmes comme l’est le JSF, au plus ils perdent la possibilité d’opérationnaliser les capacités (les qualités) ainsi empilées les unes sur les autres, et chacune dépendant de toutes les autres, et chaque faiblesse de l’une entraînant un affaiblissement général de toutes les autres, et donc la catastrophe, etc.

Le plus important et le plus intéressant, sans aucun doute, c’est la projection métaphysique et métahistorique que la crise du JSF qui s’est désormais largement affirmée dans sa maturité permet de faire à partir des éléments du Système. Le JSF comme manifestation de la crise du Système par conséquent, c’est-à-dire crise de la confrontation de la quantité et de la qualité, ou dit autrement selon les termes choisis par Guglielmo Ferrerola puissance (l’“idéal de puissance”) contre la perfection (l’“idéal de perfection”). Effectivement, la puissance, ou surpuissance dans le cas du Système, est absolument une créature du Règne de la Quantité, et c’est elle qui triomphe dans le cas du JSF, dans les faits même, dans les chiffres, dans les statistiques, dans la Matière déchaînée que représente la créature-JSF. Par contraste avec le besoin de perfection qui entoure la communication faite autour du programme, rien n’est perfection, ni même possibilité de recherche de la perfection, comme Astore le remarque lui-même en observant que « La structure conceptuelle du F-35 est par nature instable et son logiciel de maintenance a été jusqu’ici un “cauchemar de bugs” ; cela signifie que les équipes de mise au point et de maintenance travaillent, en un sens, pour fixer quelque chose qui est par nature mobile et désordonné ».

...Autrement dit selon les termes de Ferrero, on évolue dans une nature du JSF qui ne cesse de se développer vers la surpuissance (quantité) et par conséquent est constitutivement instable et insaisissable, tandis qu’on affirme nécessairement (pur simulacre de communication) que la nature même du JSF est qualitativement plus parfaite, – plus stable, plus “fixable” dans un état de perfection, – que tout ce qui précédé, tout ce qui a existé auparavant, etc. La vérité-de-situation est que cette surpuissance, sinon cette hyperpuissance, se heurte à son propre aveuglement avec la destruction de toute perfectibilité qu’elle opérationnalise ; la quantité a besoin de la qualité pour s’affirmer dans toute sa puissance, alors que cette puissance devenant surpuissance sinon hyperpuissance, détruit de plus en plus toute possibilité de qualité.

Effectivement, le JSF est la pyramide, les aqueducs et la cathédrale à la fois de la modernité qui prétend fixer décisivement sa puissance dans la perfection de la postmodernité. Même le système de la communication perverti ne parvient pas à structurer un simulacre autour d’une inversion aussi catastrophique, aussi monstrueuse. Ainsi le JSF sert-il à quelque chose : devenu F-35, (en termes de communication only) il parachève la démonstration in vivo de la GCES, – Grande Crise d’Effondrement du Système.

Mis en ligne le 17 septembre 2019 à 21H15