Le salaire de la haine

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le salaire de la haine

7 avril 2020 – Le spectacle de l’Amérique s’enfonçant dans la crise, autant que la signification de cette descente en cette fournaise infernale, constituent évidemment le front essentiel de ce qui est désormais sans le moindre doute la Grande Crise de l’Effondrement du Système. Il importe de dire cela puisqu’il pourrait paraître à certains que notre et ma démarche américano-centrée soit, par rapport à ce qui se passe ailleurs, et notamment en France, une erreur de perspective autant que de sensibilité. Il n’en est rien de mon point de vue, et il n’en est rien d’ailleurs : c’est là-bas, plus que jamais, que tout se décide, et c’est là-bas, maintenant ou jamais, que se noue le destin de cette immense GCES, et par conséquent de nous-mêmes. C’est en Amérique que tout a commencé du travail sérieux du simulacre moderniste, c’est là-bas que le simulacre se dégonflera comme une piteuse baudruche crevée.

... Non, plutôt : “comme une haineuse baudruche crevée”. La présence de la haine dans les commentaires hystérique, – hystériquement correct, bien sûr, – que le personnel de la communication US fait sur cette crise est une marque absolument significative du sens des choses. Seul un monstre touché à mort peut éructer de haine comme ils le font.

(Non qu’ils soient des monstres car je ne leur en veux pas à ce point ; mais ils sont indiscutablement parties du monstre, ils sont employés par le monstre, ils sont des salariés à son service... Voilà qui justifie le titre de “salaire de la haine”, alors qu’on parlerait plus aisément je pense, en France et en Europe par exemple, du Salaire de la peur, selon le titre du film et conformément à un sentiment très compréhensible et presque raisonnable, – si l’on sait raison réparer et sortie de sa subversion.)

Cela se voit, cela se perçoit, cela nous englue comme un poison puant et collant dans les commentaires de haine furieuse dont ils, – les commentateurs américanistes, – accablent la Chine et la poursuivent de leurs anathèmes d’une religion impitoyable, – pour prendre l’exemple le plus typique de leur hystérie. Je ne parle même pas de FakeNewsisme et autres gamineries, le dernier jeu de salon à la mode, je ne parle pas de vérités-de-situation ni de déterminisme-narrativiste, je ne cherche même pas à expliquer, à exposer... Je veux dire qu’il faut se mettre au niveau de la perception pure, grossière, à la mesure de ce bloc absolu de maléfice qu’est leur haine.

Cela n’a rien à voir avec la situation chinoise véridique, le comportement réel des Chinois, la justesse ou non (plutôt “non”, certes) de ce qui est reproché aux Chinois dénoncés comme les exterminateurs de la civilisation, et cela a tout à voir avec leur haine, la haine des hystériques accusateurs des Chinois, qui est la haine de la Bête blessée, du Monstre percée en son flanc, de l’Amérique en représentation de son maître-Système et qui se voit privée de tout ce qui faisait à ses propres yeux son exceptionnalité, de tout ce qui fabriquait le simulacre de son ontologie...

Lisez ceci, repris avec empressement par  ZeroHedge.com bien entendu, qui vient du  Gatestone Institute, luxueux et richissime nid d’extrémistes divers, des neocons à John Bolton qui a empoché $310 000 en quittant l’institut pour sa météorique carrière du conseiller du roi-bouffon pour la sécurité nationale. Un de ses auteurs, Gordon G. Chang, spécialiste impartial de la Chine comme son nom l’indique, nous  conte l’histoire des “Fake News de la Chine : son ‘système supérieur’ a vaincu le Coronavirus” ; on suit donc, un peu effaré ou bien subjugué c’est selon, le déferlement d’anathèmes et de condamnations sans appel, de haine dévastatrice, et se terminant par cette conclusion où l’on en viendrait donc à croire que le virus et les USA la-main-dans-la-main finiront par l’emporter sur la Chine, ce qui ravira nos chers complotistes puisqu’ainsi est affirmée la connivence des deux, sans qu’on sache si ce sont les USA qui ont fabriqué Covid-19 ou si c’est Covid-19 qui a fabriqué les USA, – dans l’un et l’autre cas naturellement pour avoir la peau (fort jaune) des Chinois... Quel bonheur de pouvoir ainsi annoncer, faussement mais c’est le sentiment qui compte, que la Chine sera à nouveau frappée par le virus dévastateur qu’elle croyait si naïvement, sans l’autorisation des USA veux-je dire, avoir vaincu :

« Lorsque la deuxième vague d’infection à coronavirus  [d’ores et déjà assurée]  frappera durement la Chine, les fanfaronnades de Xi Jinping sur la supériorité du communisme chinois commenceront à sonner creux, voire absurdes.
» Les politiques initiales de Xi ont transformé une épidémie locale en pandémie, et maintenant elles rendent encore plus de gens malades et forcent la Chine à s'enfoncer dans un autre abîme de maladie. Les kits de diagnostic inexacts et les équipements de protection de qualité inférieure expédiés par la Chine dans le monde entier, ainsi que les nouvelles infections, montreront la vérité : le communisme est incompétent, voire carrément malveillant.
» L’évidence de l’incompétence et de la malveillance du  communisme nous informent que le déclin de l’Amérique annoncé par Xi doit être remis à plus tard.
» La Chine peut mentir avec les statistiques, mais c'est le virus qui a le dernier mot. La “victoire”  [chinoise] sur COVID-19 et les États-Unis est encore loin d'être acquise. »

Bien entendu, cette haine est de tous les bords et à tous les propos. La haine antichinoise est activée essentiellement par les amis de Trump, à son initiative indirectement, pour garder en réserve un bouc-émissaire expliquant par la trahison et la fourberie les blessures infligées à l’Amérique, et ainsi s’assurer d’une glorieuse réélection absolument démocratique. Dans un autre sens, la haine antiTrump, qui rend compte de la même humeur et de la même blessure de la Bête, reste vigilante pour s’exprimer à toutes les occasions possibles ; par exemple, pour saluer la maladie et l’état très grave du Premier ministre britannique Johnson, en s’en réjouissant ouvertement, et essentiellement parce que Trump pourrait être du voyage. (« Honnêtement, je pense que Boris Johnson agonisant est plus drôle que Trump agonisant », selon le journaliste financier  Ben Geier, ou « Trump devrait rejoindre Boris Johnson en soins intensifs... C’est la meilleure chose à faire », tweete  William Legate, entrepreneur de Silicon Valleyet activiste antiTrump comme le premier.)

Ce qui est remarquable dans cette haine, c’est qu’elle ne s’exerce pas par rapport au virus, sur la façon dont on le combat, les erreurs qu’on fait dans ce combat, les équipements qu’on a ou qu’on n’a pas, les médicaments qu’on recommande, les masques dont l’on débat, etc. ; non, cette haine s’exerce différemment, elle utilise le virus comme instrument dans la cataracte de fureurs politiques diverses dont elle-même, la haine, se repaît. Le virus est un instrument des querelles politiques qui expriment la crise du Monstre, et donc utilisé comme arme de cette haine qui déferle de tous les côtés.

C’est ainsi qu’en Amérique apparaît de la façon la plus vive combien cette pandémie, loin d’être sinon accessoirement un rappel des anciennes peurs de la tragédie de l’Histoire que le Système nous avait appris à oublier dans le souci d’une véritable anesthésie, combien elle est d’abord une occasion sinon une nécessité tragique de nous plonger au cœur de la Grande Crise que nous avions jusqu’ici réussi à ne pas voir.

... En Amérique certes, et que cela soit en Amérique, voilà qui n’est en rien une surprise. En un sens, l’Amérique, l’une des dernières à être touchée par la pandémie, l’a tirée à elle pour en donner une interprétation qui s’accorde complètement avec notre temps crisique, avec nos Derniers Temps. A cet égard, la haine, cette sorte-là de haine qui rejette l’ordre du monde, qui réfute les accusations indirectement portées par le virus et son carnage, est bien l’un des symptômes les plus pressants de la pandémie de la psychologie qui accompagne la campagne de Covid-19.

Cette haine-là n’est pas humaine. Elle est imposée aux humains par une malédiction qui les domine. S’il y avait une seule chose que j’aurais à dénoncer dans cette civilisation qui s’effondre, dans ce Système qui hurle de fureur, c’est cette haine que l’on ne cesse de ressentir, pesante, collante, partout présente, prête à vous agresser, sans objet en vérité ni raison, sinon d’être et de produire le Mal. Je crois que les citoyens de la piètre Amérique arrivée au point où elle est de sa descente aux enfers, sont bien plus à plaindre qu’à dénoncer, eux qui sont absolument emprisonnés.

En plus, ils sont condamnés à subir les effets de la catastrophe qui frappe leur pays, avec à l’esprit une “philosophie” , – non, une théologie qui leur dit que ce n’est pas l’Amérique et sa puissance, ni son gouvernement, ni sa Constitution, ni sa Cour Suprême, ni Hollywood et Silicon Valley, ni Wall Street et le Pentagone, et ainsi de suite, qui sont responsables de la catastrophe que le monde enfanté par l’Amérique ménage à l’Amérique. Ils n’ont aucun bien public à dénoncer, aucun bien commun à mettre en cause. Ils sont des libres citoyens de la Grande-République et tout le monde sait que Dieu est Américain (*), aussi doivent-ils chercher ailleurs que dans l’essence de la Grande-Amérique la responsabilité du désastre. Certains sollicitent les Chinois avec une haine sans bornes, d’autres accusent Trump-l’Imposteur avec une haine sans fin.

Business as usual, jusqu’à la fin dernière.

 

Note

(*) Voir Dieu est Américain, De la Théodémocratie aux États-Unis, de Jean-François Colosimo, Fayard, 2005.