Le doute du doute

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le doute du doute

11 novembre 2015 – Le constat m’est (re)venu, toujours le même d’ailleurs, mais avec une force particulière ce matin : qu’est-ce que la communication nous dit de la situation du monde ? Comment s’y reconnaître ? Cela, à propos de plusieurs articles d’auteurs connus dont je vais dire quelques mots pour bien préciser le problème, en même temps que je rappellerai un cas constant à propos duquel ce “doute du doute” est à chaque fois signalé lorsqu’on se réfère à la sources. Ces exemples précis et concrets seront là pour rappeler combien ce que mon discours peut avoir de théorique, trouve en vérité son expression constante dans la communication du monde, dans cette force foisonnante (le “système de la communication”) qui est à la fois la malédiction et la sauvegarde de notre époque crisique si affreusement tourmentée.

C’est d’abord un article de Justin Raimondo, de Antiwar.com, de ce 10 novembre 2015, repris le 11 novembre au matin, par Russia Insider (RI). On les connaît bien, les deux : et Raimondo/Antiwar.com, et RI : adversaires acharnés du Système, de la politique-Système, belliciste et provocatrice des USA ; par conséquent, plutôt (pour Raimondo) et complètement (pour RI) partisans de la Russie dans son état actuel et avec sa politique en cours. Le sujet du texte de Raimondo, c’est le cas d’Hillary Clinton, qui serait élue présidente en 2016, et qui aurait suivi une politique de confrontation accentuée avec la Russie jusqu’à nous mener au bord de la Troisième Guerre mondiale, quasiment en cours de déclenchement en ce jour de 2018 hypothétiquement choisi par Raimondo. Bien sûr, il s’agit du même texte, mais les titres varient : « The Russian Question – Are we in for another nuclear standoff with the Kremlin?​ » (Raimondo), « Hillary Clinton Could Start World War III – Her dilettantism in foreign policy combined with her slavishness to war-mongering advisors - in common with nearly all leading candidates for the US presidency - make a mistake which could lead to war all the more likely  » (RI).

Laissons le détail du texte, citations, précisions, etc., pour en venir à l’impression que j’en ai recueillie. (Certains jugeront cette impression d’autant plus incongrue, ou bien injustifiée c’est selon, dans la mesure où le texte se termine sur l’appel de Raimondo aux lecteurs du site pour qu’ils participent à la campagne d’appel à donation en cours chez Antiwar.com ; mais non, je ne crois pas que ceci [la réflexion sur la perspective d’une guerre mondiale] ait été écrit dans le but d’avoir une influence sur cela [l’appel à la donation], même si ceci est évidemment, et normalement, utilisé pour renforcer l’influence de l’argument en faveur de cela.) Lisant le texte de Raimondo, on a l’impression d’une Russie sur la défensive, partout dominée stratégiquement par les USA ; dans un texte qui suit, le 11 novembre et sur un autre sujet, Raimondo décrit la même Russie comme affaiblie sinon en déroute économiquement, avec même la précision d’une démographie en cours d’effondrement. (*) Bien entendu, les textes de Raimondo se terminent par l’habituelle dénonciation du bellicisme de Washington-Système, mais tout de même, ils laissent une impression mélangée. Certains pourraient dire que Raimondo, libertarien bon teint, n’aime pas la Russie qui est notablement statiste ; ce n’est certainement pas un argument acceptable pour justifier ce qui pourrait être vu par certains autres comme une déformation inutile de l’image de la Russie, telle qu’elle existe actuellement, alors qu’elle s’est imposée comme le seul adversaire de taille face au Système dévorant et furieux que combat Raimondo, et qu’elle fait un travail remarquable. (Il faut savoir choisir l’“ennemi principal” et s’y tenir quand l’enjeu est de cette taille.) Quoi qu’il en soit, ce qui m’importe de rapporter ici, c’est l’espèce d’impression mélangée et incertaine que j’en retire à l’égard d’un commentateur que je suis depuis presque quinze années et qui ne m’a jamais laissé, jusqu’ici, une telle “impression incertaine et mélangée”, – alors que, j’en ai la plus complète conviction, il a écrit ces articles en toute bonne foi, dans sa mission antiSystème telle qu’il la conçoit. C’est ce contraste entre “impression incertaine et mélangée” et “toute bonne foi” qu’il m’intéresse de mettre en évidence.

Le deuxième cas concerne le Saker-US. Il s’agit de deux textes qui sont écrits quasiment simultanément, le 8 novembre pour UNZ.com, le 9 novembre pour son propre site (Saker-USA). Dans le premier, dont on a déjà parlé par ailleurs sur ce site, la description de la politique et de la position russe en Syrie est faite dans des termes extrêmement dynamiques, avec des références sur les détails opérationnels données qui sont extrêmement précises, donnant l’impression d’une “montée en puissance” remarquable et remarquablement dissimulée de la Russie en Syrie. Le second, par contre, donne une impression contraire. Sans abandonner une seconde la cause russe, bien au contraire, mais dans la façon dont la situation est décrite, sans apporter d’éléments opérationnels nouveaux et sans démentir aucun des éléments signalés précédemment, l’auteur donne l’impression inverse à celle du premier texte. C’est un petit peu l’affaire du “verre à moitié plein et du verre à moitié vide” si l’on veut, mais, me semble-t-il, sans que le jugement sur la dynamique de la situation soit tranchée d’une façon satisfaisante.

... Qu’importe, il ne m’importe pas de trancher mais de signaler, entre ces deux textes, ce que je signalai plus haut à propos de Raimondo. Je ne vois rien qui puisse contredire le jugement de “la bonne foi” de l’auteur et de la fidélité à ses options et à ses choix bien connus, mais je retrouve complètement cette “impression incertaine et mélangée” signalée plus haut.

Maintenant, le “cas constant” annoncé plus haut, “à propos duquel ce ‘doute du doute’ est à chaque fois signalé lorsqu’on se réfère à la source”. Il s’agit du site israélien DEBKAFiles, et l’on sait qu’effectivement, à chaque occasion, dedefensa.org signale à la fois ses liens (avec les services de sécurité israéliens) et ses variations d’optique et de points de vue sur certaines situations. (Certes, il y a des domaines où DEBKAFiles ne varie pas : son maximalisme anti-palestinien et pro-sioniste, sa méfiance sinon son mépris à l’encontre d’Obama, une attitude critique de Netanyahou pour les interférences de ce qui est jugé comme une attitude politicienne sur les nécessités de sécurité.) Il y a depuis un mois et demi, chez DEBKAFiles, des variations par rapport à la Russie-en-Syrie, qui vont du complet dénigrement à la reconnaissance d’une puissance nouvelle exceptionnelle, que nous tentons à chaque fois d’expliquer mais qui ne nous permettent en rien d’avoir une complète certitude de ce qu’il importe d’en juger à cet égard par rapport à cette source. Là aussi, quoique dans un autre registre puisque DEBKAFiles reste un site lié à des forces du Système, “impression incertaine et mélangée”.

Cette réflexion ne concerne aucun des faits mentionnés, aucune des opinions engagées, aucun des auteurs ou organisation envisagés, aucun des partis pris, ou mal-pris, ou pris-et-abandonnés, mais la communication elle-même, sa fluidité, son insaisissabilité qui sont des phénomènes extérieurs à nous (telle est ma conviction) ; mais la façon dont nos psychologies, et au-delà nos jugements et l’action de notre raison y sont sensibles. J’écris cela en affirmant, et réaffirmant avec une force extrême, même et peut-être surtout parce que je l’ai déjà écrit souvent, que le terrain intellectuel où nous évoluons n’est absolument en rien celui de la propagande, mais celui de la conviction enfantée par les psychologies (je dis “enfantée par” comme je parle de la sage-femme aidant l’enfant à sortir du ventre de la mère) ; celui de la force plus ou moins grande de ces psychologies, de leur fatigue plus ou moins affirmée, qui contribueront évidemment à façonner la conviction dans sa force, dans sa résistance même à la tentation de la manipulation, ou plutôt de l’auto-manipulation comme l’on parle d’automutilation. C’est-à-dire que je ne crois en aucune façon, pas un instant, que nous soyons dans une époque de menteurs ni dans le temps du mensonge, c’est-à-dire de l’acte volontaire de trahir ou de cacher la vérité ; mais dans l’époque de la sincérité de la croyance dans les choses les plus variées, les plus mélangées, les plus contradictoires, les plus folles, les plus ternes, des plus hautes et sublimes aux plus inverties et perverses, dans un cadre où ni la hauteur ni la perversité ne disent nécessairement leurs noms, dans l’époque où le jugement a d’immenses difficultés à conserver le sens de la mesure, et l’âme poétique à identifier le chemin menant le plus rapidement et le plus assurément à l’accès aux vérités-de-situation. Nous ne sommes pas dans une époque de tant de mensonges prêts à créer leurs menteurs mais dans une époque de folies prêtes à investir l’esprit, de faiblesses de caractère, de pertes de caps à tenir pour suivre et poursuivre, de confusions des circonstances qui font des lignes tracées des bouillonnements tourbillonnants. L’époque ne trahit pas ni ne cache la vérité, elle ne sait plus ni la trouver, ni la reconnaître, elle ne sait même plus que la vérité existe et elle ne sait même plus ce que c’est que la vérité, qu’il y a quelque chose qu’on pourrait désigner du nom de “vérité”, que le mot “vérité” existe et qu’il peut même s’écrire “Vérité”. Nous sommes laissés à nos propres investigations, souvent à nos propres errements, parfois à ces instants d’illumination qui nous transfigurent.

En quoi cette péroraison a-t-elle à voir avec les cas cités auparavant ? En ceci que ces cas nous montrent, dans diverses circonstances et selon diverses opinions de créatures pourtant réputées comme solides (sans poser de jugement moral), des errements soudains et incontrôlés, des inattentions ou des incertitudes par relâchement de l’attention. Je ne trouve aucune culpabilité dans tout cela, à la façon dont on trouve tant de culpabilités partout aujourd’hui, et aussi dans l’histoire des passés recomposés. J’avance même et bien évidemment que, moi-même, je suis conscient d’être constamment en danger d’être exposé à ces faiblesses, si souvent pris d’angoisse à l’idée qu’à l’instant où ma conviction se fixe sur quelque chose, je suis amené aussitôt à douter de son choix ; et pourtant, bien souvent cette conviction est née elle-même du doute salutaire qui m’a fait déblayer le terrain pour approcher ce que je crois être le joyau de la vérité-de-situation... Voilà ce que je nomme “le doute du doute”. Je crois qu’il est impossible d’y échapper et qu’il vaut mieux, bien au contraire, en connaître là-dessus, composer avec lui, en user, ne pas craindre de le proclamer, d’en accepter l’éventuel verdict ; surtout, surtout, ne pas craindre de s’exposer...

Alors, que faire ? Eh bien, il faut “faire” et non pas se demander “que faire ?”. Ici, dans ces lignes et dans ces pages, je n’énonce rien de prétendument objectif sans avoir fait l’effort de mon enquête qui est une quête, je ne fais que vous dire mes choix qui ne prétendent à être que ce qu’ils sont, mais qui, une fois faits, tiennent dur comme la plus pure des conviction que cet “être”-là existe comme si l’éternité existait, ou bien parce l’éternité existe. Il faut de l’audace et de le fermeté d’âme, pour constituer un caractère qui affronte le déchaînement du monde. Il faut une conviction qui croit à l’intuition, et qui la veut haute, c’est-à-dire qui s’interdit l’abandon du désespoir et méprise le sarcasme du sceptique. Il faut une âme poétique qui, d’un moment du temps en un autre moment du temps, de l’un à l’autre comme l’on saute d’une oasis à une autre, se rappelle à elle-même que sa propre beauté dépend de la beauté du monde autant que de la beauté de l’intuition haute, parce que les deux finalement se rencontrent et se transmutent en une unicité sublime.

Rien n’importe plus aujourd’hui que de percevoir la vérité du monde, et cela passe étrangement par l’exercice terrestre d’activités d’habitude assez triviales par rapport au propos qui est ici développé. C’est bien en cela que cette époque est à nulle autre pareille, en ce qu’existe cette rencontre entre la plus grande trivialité à laquelle nous sommes parvenus, à force de chuter, dans des activités qui étaient presque sacrées dans les temps anciens, et la possibilité que ces activités devenues si triviales retrouvent, dans certaines circonstances, dans certaines possibilités de circonstance, un peu de cette hauteur perdue. Si je veux parler de façon moins hermétiques, je dirais que la rédaction d’un simple texte en forme d’article, qui se fait dans un temps où tout le monde peut écrire un texte dans tous les sens sans crainte d’être convaincu de mensonge en aucune façon, que cela est un acte trivial qui comporte pourtant, justement, cette possibilité de l’envolée. Cela implique, aussi bien l’immense responsabilité de ceux qui les écrivent, que les possibilités d’erreurs sans nombre jusqu’à vous rendre proches d’être fou, que l’impossibilité d’être assuré de la durée d’une certitude, et pourtant cela implique aussi la nécessité de créer votre conviction et de s’y s’attacher aussitôt à un moment donnée qui sera comme un “instant sacré”, une rupture de l’audace qui assure l’âme de sa complète fermeté. Celui qui rédige un texte est un de cette sorte qu’on nomme “journaliste” à la plume facile sinon la plume irresponsable, mais il est aussi, ou bien il devrait être entendu qu’il devrait être également comme un moine copiste qui retranscrit une vérité perdue dans la nuit des temps, et retrouvée.

Ainsi en est-il pour mon lecteur, pour le lecteur de dedefensa.org. Nul ni personne dans ces colonnes, sur ce site, ne peut lui offrir quelque garantie que ce soit. Je ne peux lui donner que “le doute du doute” et, au bout du compte, pour trancher, une résolution qui prétend être une conviction transmutée en quelque chose qui nous dépasse. Aujourd’hui, l’écriture comme enfantement de la communication n’est pas une magie (le “magie de l’écriture”), elle est une clef qui peut donner accès à une voie qui prétend être l’un des chemins de la Vérité.

 

Note

(*) Ici, je fais un aparté qui sort du cadre général de cette réflexion mais qui constitue une appréciation purement technique, constituant une réelle critique factuelle faite à l’auteur Raimondo. Cette critique factuelle rejoint le sens général de cette réflexion, tout en demandant qu’elle ne soit pas prise comme une critique de Raimondo, comme je le précise absolument dans ce texte («...alors que, j’en ai la plus complète conviction, il a écrit ces articles en toute bonne foi, dans sa mission antiSystème telle qu’il la conçoit »). C’est donc ainsi qu’il ne devrait pas décrire la Russie comme une nation “en court d’effondrement économique” à partir d’un texte de BBC.News d’avril 2015, lorsqu’on sait ce que c’est que BBC.News. Il ne devrait pas décrire “A nation with a rapidly falling birth rate” (là, il s’agit de chiffres) à partir d’un texte de YaleGlobal.online du 11 décembre 2014 lorsqu’on sait l’orientation de l’université de Yale, et alors qu’il existe chez Alexandre Latsa (sur Dissonances) toute la documentation qu’on veut à cet égard (voir par exemple, au milieu d’une très grande abondance de texte sur la question, le 11 octobre 2014 et le 1er septembre 2015).