L’Art de la Fugue-en-forêt

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’Art de la Fugue-en-forêt

13 septembre 2015 – Comme l’on peut voir un peu partout ou bien ici et là c’est selon, nous sommes dans le temps des crises et même dans le temps des signes du ciel. C’est seulement ce matin, c’est-à-dire aux premières heures de mon petit matin bien avant l’aube, que j’ai appris ceci : pendant que nous bouclions dans la fièvre la nouvelle formule de dedefensa.org, le Ciel et le sapiens terrestre, et sans doute les deux combinés, multipliaient les signes de connivences avec le “tourbillon crisique”, comme pour fêter dignement l’anniversaire du 11 septembre 2001. Laissant là ce texte que vous lisez et avant de poursuivre plus tard dans la journée, alors que s’en développait un autre, plus sérieux pour le “site des crises” qu’est dde.org, – il a été bouclé entretemps et l’on s’y référera pour une appréciation plus circonstanciée, – je suis allé, à la fine pointe de l’aube, faire ma coutumière promenade en forêt avec Klara, cette impériale beauceronne qui a suivi l’héroïque Margot dans la lignée de nos chères compagnes. (Je tiens au “K” de Klara, elle-même étant née dans une “année des K”...)

J’avais l’oreille aux aguets et, pénétrant dans la forêt, je me suis demandé si l’atmosphère n’était pas celle de la Fin des Temps, frappé par le silence qui y régnait ; mais non, j’étais le jouet de mon imagination impressionnée par les derniers évènements que j’avais brusquement découverts ; nous entendîmes bientôt quelques chants d’oiseau et, la promenade poursuivie, Klara faillit s’étrangler (et m’emporter avec elle, moi qui suis au bout de la laisse) à la vue d’une biche que je n’avais pas vue, moi, et qui disparut avec une grâce naturelle mais un peu pressée dans la profondeur des taillis complices. J’ai crié à la biche que nous étions des amis mais on sentait bien qu’elle tenait d’abord à vérifier certaines choses ; la prochaine fois, peut-être, qui peut le dire... Quant à moi, j’étais rassuré sur la marche du monde.

Ce curieux incident d’une banalité courante mesure l’embarras où l’on se trouve parfois, de devoir faire son métier de chroniqueur, dans des temps aussi évidemment extraordinaires. Il est vrai que le détachement complet de mon travail pour la “nouvelle formule”, de mercredi à samedi, m’a complètement détaché des évènements courants, ne gardant “sous la main” qu’un texte ou l’autre, en composant un autre de circonstance, etc. Pendant ce court laps de temps où je fus moins attentif aux nouvelles, je n’ai plus suivi la marche du temps comme je fais d’habitude et j’ai pu constater avec quelle rapidité extraordinaire on se trouve séparé de la vérité de situation qu’on a décidée de suivre. Les sources des nouvelles sont si nombreuses, si variées, – je parle de celles qu’un chroniqueur responsable se constitue pour son travail, – qu’elles forment une sorte de “bruit de fond” qui tient vos sens éveillés pour pouvoir saisir la chose importante (que vous jugez importante), pratiquement au vol ; pour la soumettre aussitôt au tribunal de votre raison avant de tenter de l’éclairer de la clarté de l’intuition, – si vous disposez de tout ce “matériel”-là. Ces conditions sont absolument spécifiques à notre époque totalement submergée par la communication, dans des conditions qui n’ont jamais existé auparavant, au centième, au millième du volume de communication dont nous disposons. Cette richesse exceptionnelle se transforme instantanément en une terrible pauvreté si vous vous éloignez de votre source vive. D’un point de vue intellectuel, je dirais de soi-même par rapport à soi-même et hors de la dimension sociale, vous passez brusquement de l’abondance où il faut débusquer son miel au dénuement le plus brutal, qui va jusqu’à l’angoisse de la famine quand vous en mesurez l’ampleur.

Observant cela, je ne m’en félicite nullement ni ne m’en réjouis, ni d’ailleurs ne m’en plains plus que de mesure ; je constate et j’apprécie la chose pour ce qu’elle est, et rien d’autre. C’est à la fois l’opportunité unique et le calvaire insensé de cette époque qui n’est semblable à aucune autre, définitivement et décisivement. Car là-dedans, dans cette époque, aucune certitude, aucune règle, aucune référence objective n’existe plus, et c’est pourquoi si votre destin courant vous fait perdre la voie que vous vous êtes tracée, surtout si elle est buissonnière, vous êtes à la dérive et en grand danger d’être pris dans les rets de ce qu’on nomme sur ce site “le Système”, et de voir votre pensée brusquement se glacer, s’immobiliser, devenir informe et méprisable, emprisonnée dans les commandements des gardiens de la prison.

Certains pourraient dire, arguant de l’antique sagesse : mais contentez-vous donc de votre promenade avec la sublime Klara, et un jour la biche acceptera de vous écouter, et peut-être même consentira-t-elle à vous parler. Cela, je le sais bien, mais il est vain d’y songer. Si l’on peut tracer sa voie buissonnière, y compris dans la forêt, on ne peut pas bouleverser son destin qui reste une loi immuable d’une vie, qui est au-dessus de vous, qui est votre seul espoir de vous hausser si vous vous en montrez digne. (Même dans cette époque complètement déstructurée, où plus rien d’immuable n’existe ? Justement, dans cette époque, parce qu’elle est complètement déstructurée et qu’il n’y a plus rien d’immuable en elle.) Je continuerai à faire fuir cette biche et cela m’attriste, mais avec l’espoir, simplement, qu’elle m’ait entendu dans sa fuite : “Nous sommes des amis” ; je veux dire, pour qu’elle s’en souvienne, elle, et pour me préparer, moi, dans un autre monde, à une autre existence avec un autre destin où la sagesse aura toute la place qu’elle mérite.

Puis nous rentrâmes, Klara et moi, notre promenade terminée. La Fugue faisait entendre ses dernières notes ; il est temps de se remettre au travail, me dis-je, à la manière d’un héros d’un “poème philosophique” de Vigny, c’est-à-dire revigoré par la perspective de l’épreuve.