L’affectivisme des hyper-antiSystème

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’affectivisme des hyper-antiSystème

21 septembre 2018 – J’avais déjà observé dans le dernier “Tourbillon crisique” (“TC-59”) que Poutine allait s’attirer nombre de critique de ceux qui ont l’habitude d’être dans le même camp que lui (disons “antiSystème” pour faire court, même si cela conduit à écarter bien des nuances importantes) ; bien entendu, il s’agit de sa réaction après la destruction de l’Iliouchine Il-20 de surveillance électronique (ELINT) au cours d’un épisode confus impliquant des F-16 israéliens et un tir de missile sol-air S-200 syrien.

Moi-même, j’avais exprimé prudemment un avis nuancé, logiquement lorsqu’on ne connaît pas les faits, tout en identifiant les techniques nuancées et les habiles tactiques habituelles du président russe. Mon dernier paragraphe était une mesure de l’extrême difficulté de sa tâche, dans une époque où les fous qui abondent sur ce théâtre de démence qu’est la ronde des événements-en-cours ont vite fait de faire d’une vérité une illusion ou de proclamer qu’une illusion est une vérité, – d’où la parabole du “fil” qui ne met pas en cause Poutine mais souligne les difficultés qu’il doit affronter : « L’“incident” de l’Il-20 fait vibrer fort dangereusement le fil sur laquelle se déplace l’équilibriste Poutine, au-dessus du vide, sans filet, sans rien... Au reste, comment faire autrement lorsque le fil lui-même pourrait n’être qu’illusoire ? »

Entretemps, quelques plumes connues sont venues en défense de Poutine contre ce qui s’est avéré être une marée de vociférations anti-poutinienne, les “haïsseurs” de ce Poutine qui ne serait dans ces moments-là que trahison, couardise, imposture... Parmi ces plumes, et en première ligne, le Saker-US et son ami Andrei Martianov. (Il ne s’agit pourtant pas de “poutinistes” inconditionnels, particulièrement le Saker-US qui, en plus, argue régulièrement qu’il existe à Moscou une 5ème colonne pro-sioniste extrêmement active.) Le premier écrit sur son site, en date du 20/21 septembre 2018 (selon d’où on le lit), et intégrant le texte de Martianov :

« Hier 19 septembre, j'ai essayé de publier un court commentaire suggérant qu'avant de tirer des conclusions sur quelque chose, nous devrions attendre que les faits soient publiés. Mais en vain. Le refrain de “Poutine est un paillasson !!”, “Bombardez Israël !!” et des insanités similaires, a éclaté, plus fort que jamais. En lisant ces objurgations insensées, l’idée m’était venue de lancer un slogans, quelque chose comme “Haïsseurs de juifs et haïsseurs de Poutine du monde entier, unissez-vous !”. Mais j’ai aussitôt réalisé le décalage de cette idée, parce qu’ils sont déjà unis

» Mon ami Andrei Martianov a déjà essayé d’apporter un peu de logique et de bon sens à ce pandémonium dans un texte que j’ai repris sur ce site (contrairement à la règle que je m’impose de ne rien reprendre d’ailleurs). Pour mon compte et au risque d’être étiqueté “larbin” ou “crypto-sioniste”, j’ai décidé d’essayer encore une fois d’orienter cette discussion vers le domaine de la bonne santé mentale, des faits et de la logique... »

J’arrête là dans le cours de cette polémique, la discussion s’avérant pour l’instant futile tant que de nouveaux faits n’apparaissent pas, – et d’ailleurs discussion sans peu d’intérêt pour mon compte en vertu du principe d’inconnaissance, – pour m’attacher à l’attitude, ou plutôt à la psychologie de ceux que le Saker-US désigne comme les “haïsseurs de Poutine” ; ceux-là qui se veulent en vérité des antiSystème pur jus, vertueux, ne lâchant sur rien et prèts à se battre jusqu’au dernier Russe, comme des antiSystème au-dessus du commun et dénonçant d’ailleurs cette dénomination par mépris pour la catégorie, se jugeant comme antiSystème au-dessus du standard, au point où je les désignerais comme “hyper-antiSystème” dans leur propre représentation d’eux-mêmes.

(J’ignore s’ils savent ce qu’antiSystème veut dire mais, pour mon compte, j’en ai une idée bien précise. On trouvera toute la documentation voulue dans le Glossaire.dde du 27 juillet 2016, faisant remonter l’utilisation dans dde.org du concept, – car c’en est un pour mon compte, et nullement une étiquette de convenance, – à 2009 ; et un concept fait d’une stratégie intangible et principielle [Delenda Est Systemum] et d’une tactique extrêmement souple et adaptable, et notamment pour les cas comme celui de Poutine, d’un Poutine lorsqu’il se trouve dans une phase antiSystème. Lors donc, si je les nomme “antiSystème” c’est certes “pour faire court”, et j’étends cela à “hyper-antiSystème”, – qui pourrait aussi bien être, notez bien, “anti-antiSystème”,  –pour marquer la différence et signaler qu’on ne chasse pas sur les mêmes terres, ou plutôt dans le même esprit selon une psychologie bien différente...)

Ce que j’observe chez ces “hyper-antiSystème”, c’est qu’ils sont frappés de la même affection que l’on peut dénoncer chez leurs adversaires du Système : ce que je nomme “affectivisme”, qui est une affection essentiellement postmoderne. Il s’agit de cette façon de réagir selon l’émotion en général hyperactive et quasi-hégémonique dans l’esprit à partir d’une perception exacerbée, qui se cloisonne elle-même pour mieux se réaliser en une explosion paroxystique et délicieuse d’affectivité, qui se coupe du contexte et de toute perspective politique et historique, et bien entendu et par-dessus tout de toute intuition, qui se replie dans un relativisme individualiste lui-même complètement caractéristique de la postmodernité.

« Il s’agit du constat de l’effacement complet de la raison [efficace et loyale]en tant qu’outil structurant de l’esprit et de son jugement dans les attitudes politique... [...] Nous parlons bien entendu d’une raison que nous considérons comme subvertie (voir la “raison-subvertie”, dans le Glossaire.dde), donc extraordinairement affaiblie et surtout agissant en complète inversion de son orientation naturelle, sous l’influence du “déchaînement de la Matière” et du Système. Le constat est effectivement que l’effacement d’une raison efficace, une raison “loyale à la perception de la réalité”, ouvre la porte au déferlement de l’affect en termes psychologiques, ou pure affectivité, dans les réactions aux diverses situations de crise qui intéressent directement les esprits concernés, et conduit à une extrême rapidité de la prolifération et de l’opérationnalisation de ces réactions sous la pression de la communication. »

La moindre règle de mesure, la moindre démarche de nuance, la moindre tentative de maîtrise de l’affect sont perçues par l’esprit ainsi tournée comme des concessions insupportables faites à des situations objectives et, par conséquent, contraignantes jusqu’à l’impopsture. On attend de Poutine qu’il brandisse aussitôt les plus terribles menaces et qu’éventuellement il frappe, exactement comme font les américanistes depuis 9/11 à ciel ouvert. La question qui se pose ici n’est pas tant celle des événements, puisque rien de pareil ne s’est produit, notamment grâce à Poutine, ni même le jugement que l’on porte sur le même Poutine, que la manière, et même la méthode de l’esprit pour parvenir à des jugements dans ce sens et à des exhortations de cette sorte ; c’est-à-dire qu’elle concerne d’une façon très différente le constat que l’influence maléfique que je me suis aventurée à dénoncer (« sous l’influence du “déchaînement de la Matière” et du Système ») s’exerce autant sur des psychologies de certains esprits qui se disent en toute sincérité et loyauté antiSystème jusqu’à l’extrême, que sur l’appareillage psychologique complet des “zombies-Système”.

Ils veulent savoir tout et dire tout, tout de suite, ici et maintenant, et cela ne peut être que dans l’extrême parce que nous sommes dans des situations évidemment extrêmes, et sans la moindre crainte, sans le plus petit doute que l’extrême engendre l’excès, et que, – c’est le plus grave, – l’excès dans notre époque conduit nécessairement à devenir partie prenante de la subversion. Ils se disent antiSystème et je les baptise hyper-antiSystème, et finalement ils s’avèrent être des complices on pourrait dire “objectifs” parce qu’au terme de l’activisme d’une telle subjectivité exacerbée on tombe dans le piège de l’objectivisation du Système : votre exacerbation du jugement pousse à parer l’adversaire, c’est-à-dire les serviteurs du Système, de puissances invincibles qu’ils sont pourtant si loin d'être et d’avoir, c’est-à-dire à une sorte d’idolâtrie contrainte du Système... Pour prendre ponctuellement l’exemple qui guide ce propos, dans les circonstances décrites : si Poutine est dans le moment décrit et qui nous occupe si couard, si faible, si méprisable, alors c’est que le Système non seulement est le plus fort mais qu’en plus il a raison.

Arrivé à cette conclusion, il n’y a pas de voie de retour, la porte se ferme derrière vous comme celle d’une cellule de prison, et les verrous claquent. Par chance, la perspective de cette évolution malheureuse qui implique un extrémisme jusqu’à la capitulation réduit l’efficacité de ceux qui la subissent, qui s’égarent rapidement dans des contradictions où se heurtent des tentations du Système et des restes de résistance antiSystème, et parfois même parviennent dans un dernier effort à s’échapper de l’engrenage mortelqui conduit à la soumission...

Si l’on cède à cette faiblesse mortelle, on peut laisser s’abaisser le rideau du spectacle de sa propre caverne-de-Platon et s’installer confortablement dans le goulag qu’ils tiennent toujours à notre disposition.