La vertu de la crise iranienne infectée par la pandémie irakienne

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La vertu de la crise iranienne infectée par la pandémie irakienne

13 janvier 2007 — Pourquoi attaquerait-on bien l’Iran? Oubliez le nucléaire, qui fut l’argument exclusif jusqu’ici. Si vous lisez bien les commentaires qui fleurissent depuis le discours de GW Bush du 10 janvier, vous trouvez une évolution fondamentale. La crise iranienne a changé de substance, elle est en voie d’être phagocytée par la crise irakienne et de perdre sa vertu fondamentale.

Nous avons déjà cité Patrick J. Buchanan, dans un texte sur le site Antiwar.com.

Pour rappel :

«…while the “surge” is modest, Bush has in mind a different kind of escalation – widening the war by attacking the source of instability in the region: Tehran.

»“I recently ordered the deployment of an additional carrier strike group to the region,” said Bush. “We will deploy ... Patriot air defense systems to reassure our friends and allies.”

»But there is no need for more carrier-based fighter-bombers in Iraq. And the insurgents have no missiles against which anyone would need Patriot missiles to defend. You only need Patriots if your target country has missiles with which to retaliate against you.

»What Bush signaled in the clear Wednesday is that air strikes on Iranian “networks” are being planned. That would produce an Iranian response. That response would trigger US strikes on Iran's nuclear facilities, for which Israel and the neocons are howling.»

Buchanan lui-même ne semble pas distinguer l’éventuel illogisme de son propre propos, suggéré par la confusion extrême de la situation. Comment passe-t-on d’une frappe contre des “réseaux” iraniens, suivie d’une riposte de ces mêmes Iraniens, à une “contre-riposte” contre les installations nucléaires iraniennes? Ce serait supposer que toute la logique des décisions du 10 janvier est en fait destinée à justifier une attaque contre le nucléaire iranien. Ce serait admettre que la riposte iranienne qui concernerait la bataille en Irak avec ses divers aléas soit en fait liée aux installations nucléaires iraniennes. Il y a là, à côté de l’éventuelle et soi-disant habileté de la manigance, une rupture de logique particulièrement intéressante.

Buchanan est un cas en pointe dans cette confrontation des logiques, ou ce changement du théâtre de la crise (passage du nucléaire à la crise irakienne comme cause de la crise iranienne). Pour la plupart des autres commentateurs, on est passé d’un théâtre de crise (le nucléaire) à l’autre (interférences dans la crise irakienne) subrepticement, sans que cela soit signalé. L’intérêt du cas en est encore renforcé.

Du côté du président et pour ce qui concerne l’aspect le plus immédiat, le plus sommaire, l’explication est évidente. Dans le chaos irakien où se trouve sa politique, Bush a besoin d’un bouc-émissaire. L’Iran (avec d’autres, dont la Syrie) fait l’affaire. En plus, — chouette, — cela permet de menacer l’Iran, — à bon compte, croit-il. En effet, là-dessus les analystes, comme Buchanan, passent à la logique de l’escalade et envisagent des attaques contre les centres nucléaires. Le problème pour GW Bush est qu’il a perdu en chemin ce qu’on pourrait nommer “la vertu de la cause”. Autant le cas d’un Iran danger nucléaire (et uniquement cela) pouvait avoir, dans certaines circonstances, la vertu impérative du danger fondamental assortie d’arguments sur des obligations de traité (non prolifération) qu’il faut réduire ; autant la tactique de l’escalade à partir de l’Irak brouille complètement l’argument. On passe de l’argument “communauté internationale versus danger nucléaire iranien” à l’argument de “l’escalade à partir du chaos irakien” où la cause initiale (incursion iranienne en Irak) n’est pas reconnue comme valable par la “communauté internationale”. (Les Britanniques eux-mêmes, il y a peu, ont affirmé qu’il n’y avait pas d’infiltrations iraniennes.)

Pire encore : on passe à une logique vietnamienne, la pire de toutes. Il s’agit de la logique des incursions US clandestines ou pas au Cambodge (à partir de 1970) puis au Laos en réponse à l’argument des infiltrations au Sud-Vietnâm. Elle permit au Congrès, sans trop se déjuger, de changer son fusil d’épaule (après avoir soutenu la guerre du Vietnâm, la condamnant soudain dans l’esprit et laissant la patate chaude à la seule présidence). Elle provoqua le conflit majeur entre la présidence et le Congrès sur les “War Powers”, qui conduisit indirectement à la défaite de l’exécutif avec les restrictions décisives sur son aide au Vietnâm (cause indirecte théorique de la chute du Sud-Vietnâm en 1975, — et cause de l’interprétation décisive de la guerre du Vietnâm comme une défaite US).

C’est effectivement ce qui se passe lorsque le sénateur républicain Chuck Havel dit à Condoleeza Rice, lors d’une audition méchante de la Secrétaire d’Etat devant la Commission des Relations Extérieures du Sénat, le 11 janvier :

«When you were engaging Chairman Biden on this issue, on the specific question — will our troops go into Iran or Syria in pursuit, based on what the president said last night — you cannot sit here today — not because you're dishonest or you don't understand, but no one in our government can sit here today and tell Americans that we won't engage the Iranians and the Syrians cross-border.

»Some of us remember 1970, Madame Secretary, and that was Cambodia, and when our government lied to the American people and said we didn't cross the border going into Cambodia. In fact we did. I happen to know something about that, as do some on this committee.

»So, Madame Secretary, when you set in motion the kind of policy that the president is talking about here, it's very, very dangerous. Matter of fact, I have to say, Madame Secretary, that I think this speech given last night by this president represents the most dangerous foreign policy blunder in this country since Vietnam, if it's carried out. I will resist it.»

Le sénateur Hagel fut interrompu par des applaudissements, notamment de ses collègues (démocrates et républicains) de la commission. Pourquoi? Pour la beauté de l’argument certes ; mais aussi, parce que ce que Hagel disait à Rice, c’était ceci : “désormais, après les déclarations de GW Bush, la crise iranienne intéresse directement le Congrès et le Congrès aura désormais son mot à dire sur tout acte de guerre des USA contre l’Iran.” Le “I will resist it” signifie que Hagel juge être désormais partie prenante.

Peu avant l’intervention de Hagel, Joe Biden (démocrate, président de la commission) avait eu un échange avec Rice, également méchant. Biden le termina par ceci, qui n’est pas une question mais une affirmation, — comme on dit, pour prendre date sur ce point qui est essentiel, — qui est soulignée par nous, en gras, dans la citation de Biden : «Madame Secretary, I just want to make it clear, speaking for myself, that if the president concluded he had to invade Iran or Iraq in pursuit of these — or Syria — in pursuit of these networks, I believe the present authorization granted the president to use force in Iraq does not cover that, and he does need congressional authority to do that. I just want to set that marker.»

Puis Biden, d'un ton solennel et empreint de menace, face à une Rice extraordinairement crispée: «I just want the record to show—and I would like to have a legal response from the State Department if they think they have the authority to pursue networks or anything else across the border into Iran and Syria—that will generate a constitutional confrontation here in the Senate, I predict to you.»

C’est un moment important. C’est le moment où le Congrès s’est imposé comme acteur majeur dans la crise iranienne, dès lors que cette crise est passée, pour les USA, d’une crise internationale fondée sur l’obligation du respect des traités et le légalisme onusien à l’extension de la crise irakienne. C’est surtout, par conséquent, le moment où le Congrès voit la possibilité de devenir, selon la logique Cambodge-1970, un acteur majeur de la crise irakienne, — ce qu’il cherche de toutes les façons. Le Congrès voit désormais la possibilité, par le biais de la crise iranienne ramenée à la fonction d’appendice de la crise irakienne, d’interférer décisivement, c’est-à-dire en se débarrassant du carcan de son soutien initial à l’attaque contre l’Irak, dans la crise irakienne. C’est sur ce point, précisément, que certains voient se profiler de façon explicite et précise la crise constitutionnelle entre le président et le Congrès.

Un changement de substance : une crise “downgraded

Voyez les choses en termes médicaux. La crise irakienne est comme une maladie (“a desease”) dont on se demandait avec inquiétude si elle était contagieuse. Depuis le 10 janvier, on a la réponse : la maladie irakienne est une pandémie et elle infecte l’alentour.

La crise iranienne avait une certaine vertu, une certaine capacité d’immunité en termes médicaux. Elle était légaliste (traité de non-prolifération) et internationaliste (IAEA et ONU). Même les Français, les Russes et les Chinois suivaient. Brutalement, elle est “downgraded”, réduite aux aléas et aux manœuvres tordues du chaos irakien, — lequel est d’une légalité douteuse et où la “communauté internationale” ne suit pas. L’argument iranien devient dépendant de la pandémie irakienne, cette infection qui est comme un énorme abcès qui ne parvient pas à crever, et dont l’infection s’étend désormais hors des frontières.

Désormais, les acteurs extérieurs à la folie bushiste et néo-conservatrice vont devoir (pouvoir) manœuvrer à leur tour en fonction de cette extension du domaine de l’infection irakienne. Aveuglés par la tactique et paralysés au niveau de la pensée par leur choix de la stratégie du chaos, les esprits enfiévrés de Bush et des “neocons” ont ouvert une porte essentielle, celle qui immunisait la pureté de la crise iranienne de l’infection irakienne.

Le Congrès a désormais une ouverture légale pour intervenir dans la politique de guerre à outrance de l’administration Bush en Irak. C’est par là que se glissera la confrontation avec l’exécutif, où cette crise psychologique faite de frustrations impuissantes va exploser en un affrontement légal, en un affrontement de pouvoirs.

Certes, Bush et sa clique ont des plans de guerre contre l’Iran. Les plans, ce n’est pas ce qui manque. (Voir notamment l’analyse de Steve Clemons, dont nous avons extrait les interventions de Hagel et de Biden au Congrès.) Mais ils restent totalement obnubilés, — infectés eux-mêmes, en un sens, touchés par la pandémie, — par le chaos irakien qui est aussi une maladie. Partir en guerre contre l’Iran initialement à cause de l’Irak, et non à cause de la puissance (notamment nucléaire) de l’Iran, c’est une faute et une stupidité à la fois, c’est la manigance d’un esprit grossier et malade (pandémie). Décidément, cette génération de bellicistes américanistes joue très petit bras, malgré l’apparence et le virtualisme.

Dans cette affaire du 10 janvier, tactiquement habile si l’on veut, ils se sont révélés stratégiquement nuls. Ils ont entamé un processus catastrophique d’infection de la crise iranienne. Ils ont commencé à gâcher décisivement cette carte fondamentale : la crise iranienne. “Vertueuse”’ comme elle l’était, internationaliste et légaliste sans aucun doute, ils pouvaient l’utiliser par rapport à la malédiction irakienne pour se refaire eux-mêmes une vertu, en paraissant surmonter la malédiction irakienne, en imposant dans leurs pressions, voire leur attaque contre l’Iran, le soutien du Congrès et de la “communauté internationale” qui aurait restauré leur propre légitimité compromise par l’Irak. Désormais, la crise iranienne a perdu sa vertu d’être vertueuse. Cela s’appelle un gâchis, — ou bien est-ce effectivement que l’Irak est une malédiction qui les frappe tous, une pandémie qui infecte tout.