“La somme de toutes les peurs”

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 “La somme de toutes les peurs”

07 janvier 2016 – La peur est-elle une politique, nous voulons dire une “politique-en-soi” ? C’est-à-dire la suscitation d’une émotion (la peur) pour installer une politique spécifique, conçue précisément pour un terme long ? C’est une thèse largement répandue depuis l’attaque du 11 septembre 2001 (9/11) au point que chaque acte qu’on peut placer dans le courant général de déstabilisation lancée depuis cette date est appréciée comme un moyen, fabriqué ou pas, de poursuivre le développement de cette “politique de la peur”. La même thèse implique que cette “politique de la peur” doit être considéré implicitement mais allant-de-soi comme une politique “de contrôle social” ; c’est-à-dire pour maîtriser des populations, notamment dans les pays du bloc-BAO, présentés comme des démocraties en général exemplaires. Le dernier exemple en date de cette interprétation est la France, entre les deux séries d’attentats de janvier et de novembre 2015 qui ont suscité des changements institutionnels tels que certains estiment que la France se transforme institutionnellement en une sorte de “démocratie totalitaire”.

Une des caractéristiques de ces thèses sur la “politique de la peur” et sur le “contrôle social” qu’elle implique est qu’elles sont partagées aussi bien par des agents du Système que par des “dissidents” qui s’estiment eux-mêmes antiSystème. Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, il s’agit sans le moindre doute d’une personnalité qu’on peut apprécier comme faisant partie des élites-Système, mais sans que cela engage nécessairement une opinion-Système conforme sur tous les sujets. Il s’agit d’un sociologue prestigieux de l’université de l’Arizona : le Dr. David Altheide, Professeur-Régent Emérite à l’école de transformation sociale et de justice sociale, au Collège des Arts et Sciences libérales de l’université de l’Arizona. Le Dr. Altheide est un homme couvert de distinctions et de divers titres, qui a effectué de nombreux séjours à l’étranger comme professeur détaché, auteur de livres fameux de sociologie qui font autorité, etc. (Le titre de Regent’s Professor qu’il porte « is conferred on ASU faculty who have made pioneering contributions in their areas of expertise, who have achieved a sustained level of distinction, and who enjoy national and international recognition for these accomplishments. »)

Le Dr. Altheide a été l’invité d’une émission de radio du réseau Sputnik, dite Brave New World, présenté par John Harrison. Le 1er janvier 2016, un résume condensé des interventions d’Altheide a été publié. Il permet très largement de comprendre la position du sociologue sur la question de “la politique de la peur” comme moyen de “contrôle social”, avec un rôle essentiel accordé aux médias. Le thème de l’émission était présenté de cette façon : « As we celebrate the New Year, one question that we should perhaps ask ourselves is: how are we doing on the fear stakes? Are we more for less afraid? Afraid of war, economic uncertainty, debt, insecurity, immigrants? Or are we overcoming our fears? » L’introduction résumait ainsi l’entièreté du propos : « Son opinion est que nous éprouvons beaucoup plus de peurs que dans le passé » (étant admis qu’en général la période considérée pour la “période actuelle” est celle qui commence le 11 septembre 2001).

« Dr Altheide’s point of view is basically that the media in the US, but not only the US, has become commercialised, and through using what is called: ‘media logic’, media outlets learn very quickly that fear can be used as a form of entertainment in order to attract and keep audiences. The presentation and development of threats, at both local and international levels, is a useful way to maintain audience reach even though, as Dr Altheide points out, life in the United States, at least for most people, is not full of threats. The media do this to attract a certain ‘quality of audience’ that can be sold something. Culture soon gets used to this, and soon we find a situation where the communication of threat becomes something one expects. It becomes almost comforting to be constantly told that threats exit, so that we can be afraid. We are entering a dystopian Brave New World where we need our daily fix of fear.

» The size of countries also seems to play an important part. Dr Altheide mentioned that large countries tend to be more all encompassing in their ability to convince citizens of a particular interpretation of fear about a concept, belief or subject that may change over time, for example: capitalism, communism, Islam, migrants, medicare. The object is to convince us that we should be frightened of these, that they present threats, and by and large we are convinced by the messages that we are bombarded with every day.

» The emergence of social media has not, it seems, positively affected the dominance of the mainstream media and dissolved their power to create myths on national and/or local levels. The reason for this, as Dr Altheide suggests, is that the social media tends to empower individuals and small groups, thus the population is in fact being fragmented, not unified around a particular cause, and thus the power of people who use social media to fight messages created by the mainstream media is weakening.

» The social media is a very visual form of communication and does not need facts. This visualisation, that often becomes trivialisation, is something that is now being adopted by the mainstream media, in fact it has now become common knowledge in the US media that there are no more facts, according to Dr Altheide. Instead we have opinion, scientific evidence is also treated as opinion. Even having a conversation in such a  fear-based world is difficult. »

Nous apporterons à ces diverses appréciations quelques observations qui marqueront de notre part d’éventuelles divergences et dans tous les cas notre propre point de vue, avant d’aborder le sujet central qui est traité ici, qui concerne “les peurs” (et non “la peur”). D’autre part, nous insistons sur le dernier paragraphe, qui méritait en plus de sa place dans l’exposé un traitement spécifique qui a été effectué par ailleurs, dans le Journal dde.crisis. (« Les médias sociaux constituent une forme visuelle de communication qui ne nécessite pas de faits. Cette visualisation, qui devient souvent une trivialisation, est une méthode qui a été maintenant adoptée par [les médias-Système], en fait il y a même désormais une attitude générale des médias US selon laquelle les faits n’existent plus, selon le Dr. Altheide. A la place, nous avons des opinions, et même les preuves scientifiques sont aussi considérées comme des opinions. Avoir une conversation dans un monde si complètement installé dans la peur est devenue très difficile. »)

• La première observation est que “la peur” est un sentiment universel et, somme toute, assez fondé dans nombre de cas, et qu’il joue évidemment un rôle central dans la manufacture de la politique, dans l’évolution de l’opinion publique, etc. La modernité n’a mis aucun frein à ce penchant, bien au contraire ; en cherchant à séculariser et à rationaliser des attitudes souvent marquées par l’irrationalité et les croyances de ce qu’on nommait avec un mépris assez lourd et à peine dissimulé “les peurs ancestrales”, elle a aggravé le problème que pose “la peur” par ses effets souvent excessifs et extrêmes ; cette aggravation consista finalement à habiller d’une apparence de raison ce qui était par conséquent un sentiment assez courant et s’adressant à des entités extrahumaines, avec le résultat de le rendre beaucoup plus, infiniment plus “politiquement transmissible”. La “Grande Peur de l’An Mil” est un sujet encore discuté et qui reste fort incertain dans ses effets, tandis que “la Grande Peur de 1789” (terme qualitativement développé par Guglielmo Ferrero) qui dura jusqu’en 1815 constitue un phénomène politique indiscutable. (Cette opinion nous est d’autant plus chère que cette période est pour nous celle du “déchaînement de la Matière” et de la Révolution Française poursuivie par l’Empire napoléonien.)

• Si la rationalisation des “peurs” est le premier effet de la modernité, le second est l’universalisation, sinon l’objectivation des peurs grâce à la globalisation du système de la communication introduisant effectivement un effet d’“objectivation” des peurs. Les peurs sécularisées et rationnalisées deviennent “objectives”, c’est-à-dire fondées, irréfutables donc impliquant l’irréfutabilité de la menace. Bien évidemment, il y a manipulation, nous dirions presque par nécessité ontologique de la communication qui ne peut être que manipulation sans nécessité d’un manipulateur, – même si certains d’entre eux prennent le train en marche. (L’image, essentiellement, à partir des œuvres de peintres-idéologues comme David pendant la Révolution, puis l’image avec la photographie, le cinéma et la télévision, est le véhicule dévastateur et maximaliste de cette manipulation. Lorsqu’on sait qu’un très grand nombre de citoyens US, voire des présidents, ont appris l’histoire en voyant les films d’Hollywood, – lorsqu’on sait que Reagan a “conçu” la SDIde 1983  [Strategic Defense Initiative] après lecture de BD des science-fiction [Flash Gordon, Captain America & Cie], – “lorsqu’on sait”, comment hésiter une seconde sur la qualificatif de “manipulation” réalisée quasiment par inconscience automatisée [cas de Reagan sans nul doute] ? Et alors, il faut aussitôt conclure en précisant que ce qualificatif n’implique nullement qu’un ordre et une orientation soient rigoureusement respectés, qu’il y ait un complot maîtrisant le tout [il y a une multitude de “complots“ se télescopant les uns et les autres, aussi impuissants que pullulants, donc sans effet coordinateur et mobilisateur, et producteurs de désordre]. La “manipulation” implique d’abord une mécanique du système de la communication en état de surpuissance continuelle, surtout lorsqu’il s’agit d’un ensemble où les images tiennent une grande place, avec des effets extrêmement divers et souvent contradictoires. Le système de la communication est un Janus, l’auxiliaire principale du Système toujours prêt à trahir le Système...).

• Il n’empêche et il est indubitable que des “campagnes de peur” se mirent en place ou furent organisée avec un succès considérable, et notamment, principalement bien sûr, aux USA. La période entre 1947-48 et 1963-64, avec le McCarthysme d’une part et d’autre part le danger d’une attaque nucléaire soviétique (en fait, la dangerosité absolue de l’arme nucléaire, qui est la vérité-de-situation qui structure notablement cette “peur” en “Grande Peur”), est un exemple proche de la perfection, un “modèle”, “le Modèle”. La crainte de l’arme nucléaire utilisée par l’agression soviétique, ou communiste impie-et-athée, est quasiment un caractère constitutif de la psychologie de l’américanisme durant cette période. Il fallut la crise des missiles de Cuba d’octobre 1962 et la façon dont elle fut aussitôt présentée comme la crise du danger commun de la “destruction mutuelle assurée” pour affaiblir d’une façon marquante ce caractère beaucoup plus antisoviétique/anticommuniste qu’antinucléaire. On observe tout de même que cette réussite de cet épisode d’une manipulation parfaite au service de la “politique de la peur” déboucha sur une situation catastrophique du point de vue de la manipulation (on ne dit pas nécessairement “du point de vue des manipulateurs”) : l’aventure vietnamienne parallèlement à la mise en cause (Eisenhower, 1961) du complexe militaro-industriel, ou National Security State, qui font naître un antagonisme promis à durer sous différentes formes et entretenant une tension interne, avec déjà, en 1974-1975, une mise en cause destructrice de la CIA par la commission Church. D’autre part, il y eut cette période de troubles intérieurs (révolte des Noirs, des étudiants, mise en cause de la guerre au Vietnam) qui dura au moins jusqu’en 1972 et imprima une marque durable. Le Modèle ne marchait plus.

• Comme on l’a vu en détails pour les débuts de la Guerre Froide, il y a une organisation humaine de la perception de la menace, voire de sa création pure et simple, donc indirectement une action de suscitation de la peur, pour des motifs ponctuels précis, qui sont souvent à court terme et n’implique nullement une grande stratégie même s’ils installent une situation nouvelle qui, elle, engendrera la nécessité d’un “grande stratégie”. Dans ce cas fondamental des années 1947-48 que l’historiographie-Système classique attribue à une volonté hégémonique de l’URSS, il y a une fondamentale manipulation de la communication par quelques hommes (le secrétaire à la défense Forrestal notamment et en premier), notamment autour du “coup de Prague” de février 1948 qui avait d’abord à peine inquiété le département d’État, pour forcer à une réaction immédiate du gouvernement et du Congrès à Washington, pour passer des commandes immédiates de réarmement qui sauvèrent l’industrie aéronautique US au bord de la désintégration par faillites en cascade et, éventuellement, évitèrent une rechute dans une Grande Dépression 2.0. (Voir cette interprétation absolument fondamentale et absolument contre l’historiographie-Système pour comprendre toute notre histoire de 1945 à nos jours, en grands détails dans nos Notes d’Analyse du 2 septembre 2015.) A partir d’un tel acte fondateur pour la période, les “peurs” diverses nées d’une “grande Peur” centrale et sacralisée s’enchaînent automatiquement, en très bon ordre dans le cadre impératif de “la Grande Peur” et sans nécessité de manipulations excessives mais par simple enchaînement d’orientation dans le même sens, quasi-naturellement selon un ordre logique, de la perception. L’implosion puis la désintégration brutales de l’URSS interrompirent cet enchaînement des “peurs” de la Guerre Froide en pulvérisant le formidable incitatif qu’était le binôme danger soviétique/risque de guerre nucléaire. A la période de “la grande Peur”  suscitant des “peurs” contrôlées et ordonnées succéda aux USA un épisode maniaco-dépressif, dans l’ordre inverse : épisode dépressif puis épisode maniaque. (Voir cette interprétation également très détaillée et importante, contre l’historiographie-Système, dans l’article du 2 septembre 2005, « D’Atlanta-1996 à New Orleans-2005 ? ».)

Ces remarques telles qu’on les a faites induisent évidemment un rangement chronologique selon des périodes historiques appréciées et caractérisées par une évolution psychologique affectant essentiellement les USA. Cette prééminence des USA est, dans ce cas, largement justifiée par la domination de communication (d’influence, de fascination, etc.) de cette puissance, principal moteur du Système et productrice fondamentale du système de la communication pendant la période. Le temps (la période) entre 1989-1991 et 9/11 doit être vu comme un intermède pour entrer dans une nouvelle période historico-psychologie, sur laquelle portent incontestablement les réflexions du Dr. Altheide. C’est de cette façon qu’évoluera notre interprétation.

Les peurs en désordre succèdent à l’ordre de la Grande Peur

A écouter en désordre (on verra l’ironie plus loin) le Dr. Altheide, c’est-à-dire par bribes plutôt qu’in extenso, on se construit tout de même une image sérieuse des questions qu’il évoque, et ce que nous-mêmes avons été amenés à évoquer : la “politique de la peur”, ou la peur comme manipulatrice des opinions, des analyses courantes, des appréciations, etc. Il en est beaucoup question aujourd’hui, avec les “vagues” d’attentats, avec ces politiques proclamatrices, ces “mesures d’urgence”, ces incroyables mises en scène. (La commémoration de l’attaque du 7 janvier 2015 coupe le souffle par sa pompe, son emphase bombastique, sa sacralisation éminemment laïcarde-républicaine, bref d’une façon où les qualificatifs nous manquent par rapport à l’importance factuelle, opérationnelle, stratégique qu’eut l’évènement... A presser ainsi, avec cette commémoration extraordinaire-surréaliste, le symbolisme pour faire jaillir dans le domaine évènementiel un géant quasiment métahistorique d’un tel avorton historique, c’est le dévaloriser [le symbolisme] jusqu’à l’autodestruction de la pseudo-méthode.)

On observera qu’il en avait été beaucoup question aux USA, de cette “politique de la peur”,  après le 11 septembre ; c’est pourquoi 11/13, dont on peut attendre une commémoration également extraordinaire-surréaliste, fait si bien l’affaire, comme reflet mimétique de 9/11, “à-la-française” quand la France est totalement américanisée-Système et tente d’imiter son grand modèle sans s’apercevoir, bien entendu, que le modèle a du plomb dans l’aile. Aux USA, en effet, à partir du Patriot Act de 2002, des mesures furent prises en très grand nombre, des structures nouvelles d’encadrement sécuritaire furent établies prolongeant et renforçant les anciennes qui ont toujours existé dans ce pays obsédé par la surveillance et le maintien encadré du conformisme de comportement. Malgré cet effort gigantesque et la prolifération monstrueuse d’une bureaucratie “sécuritaire” avec tous les moyens technologiques qu’on imagine, le moins qu’on puisse dire est que le résultat n’est guère convaincant : le débat n’est pas clos aux USA sur la situation du pays avec cet effort de sécurisation-contrôle depuis 9/11, quelles que soient les valeurs et faussetés diverses des arguments échangés ; plus que jamais, la contestation des divers groupes sociaux, sociétaux et culturels se développe et même s’exacerbe depuis l’élection d’Obama, donnant l’image d’une très grand désordre de communication dans un pays de plus en plus radicalement divisé.

L’impression générale des USA post-9/11 est le contraire d’une démocratie totalitaire où règne la peur (la forme la plus avancée du totalitarisme comme le communisme devait être la forme la plus achevée du socialisme) ; c’est-à-dire l’impression d’une démocratie dévorée par un désordre colossal et ce qui va avec, – inefficacité, gaspillage, irresponsabilité, fragmentation (déstructuration-dissolution) ; une démocratie-désordre où plus personne ne sait où est la réalité, où des lois absurdes et des règlements grotesques sont édictés, engendrant des terreurs psychologiques dans certains domaines et des contestations-affrontements croissants de communication dans d’autres, où la corruption règne d’une façon si ouverte qu’elle en devient caricaturale et l’objet d’une dérision féroce autant que d’une fureur sans fin, où les inégalités sont telles que même ceux qui en profitent se demandent par quels moyens réguler et rendre honorable ce qui les avantage, où la notion d’American Dream est devenue l’objet de tous les sarcasmes.

Il s’agit d’une puissance considérable, les USA, où les peurs de plus en plus nombreuses se répandent comme autant de ferments de désordre et de déséquilibres depuis 9/11, où les courants d’opinion mesurés par les enquêtes statistiques n’ont jamais été aussi méprisants pour les structures d’un pouvoir auparavant sacralisé et transformé aux yeux du citoyen en des fratries mafieuses de gredins à visage découvert ; il s’agit d’une puissance considérable notamment par le pouvoir en oripeaux l'habillage d’une légitimité crédible qu’elle avait su établir à sa tête, où désormais un vulgaire Trump (prenez le qualificatif dans ses deux sens) peut faire trembler l’establishment au nom d’arguments absolument disparates (certains si justes, d’autres le contraire), sans aucune cohérence entre eux, personnage absolument rigolard traitant avec emphase et une assurance stupéfiante, quasiment en les ridiculisant involontairement par l’outrance de ses propositions qui dénoncent l’impuissance du pouvoir et de l’establishment ainsi complètement délégitimés, des questions qui sont agitées depuis quinze ans comme autant d’incitatifs à toutes les peurs possibles et qu’aucune réponse ne vient rendre opérationnelles. Nous sommes bien obligés d’observer que la machine, dans les années 1945-1965 que nous avons prises comme références, étaient autrement mieux huilée par “la Peur”, et un Trump n’aurait pas tenu deux mois, – d’ailleurs, il ne lui serait pas venu à l’idée de se présenter à la présidence. En ce temps-là, “la Peur” était une chose sérieuse ; on adulait le FBI et les fichiers de surveillance de J. Edgar Hoover, “salopard officiel” vénéré par tous comme citoyen admirable ; on s’entraînait avec zèle dans toutes les écoles de la grande République, dès la maternelle, à se “mettre à couvert” (“Take Cover”, titre d’un film d’“information” de l’époque) pour le  cas d’explosions nucléaires, suite à une attaque par surprise, en traître comme toujours, lancée par “les Rouges”, ces salopards de Commies...

En quelque sorte, dirions-nous en ayant à l’esprit ces diverses références, “la mayonnaise ne prend plus”. Quelle était donc la vertu de la “politique de la Peur” ? (Prenons cet énoncé et majusculons le mot qui nous importe.) Même si “la Grande Peur” était l’effet d’une panique, d’une lubie, d’une obsession, d’une paranoïa, et bien sûr même si elle était l’effet d’une manipulation-complotiste, – elle était tout cela à la fois, après tout, – l’ordre et la cohésion étaient complets et ne cessaient d’être renforcés tant que cette “Peur” régnait. Dès lors que “la Peur” était constituée, officiellement approuvée et convenablement présentée, elle était nimbée de légitimité et investissait majestueusement la psychologie de l’américanisme, accueillie par le public d’une façon ordonnée et pleine de cohésion, sinon avec reconnaissance. En quelque sorte, tout le monde parlait la même langue, les esprits étaient accordés, et les citoyens s’ils étaient sous l’empire de la servitude de “la Grande Peur”, y pratiquaient avec zèle une servitude volontaire qui les rassemblait. Ainsi la Guerre Froide avait-elle créé un “Modèle” presque parfait, sinon idéal (ne jouons pas trop sur l’orwellisation des mots) de “gouvernement par la Peur”, démentant absolument, renversant complètement la logique de Roosevelt déclarant fameusement lors de son discours d’investiture de mars 1933, que « la seule chose dont nous devons avoir peur, c'est de la peur-elle même ». “La Peur“, et le gouvernement qui va avec, et le “contrôle social” qui suit presque avec la complicité enchantée des “contrôlés” eux-mêmes, avaient été institués grâce à deux verrous magnifiques, – la puissance de subversion proclamée-et-maléfique de l’URSS, la puissance de destruction absolue-et-maléfique de l’arme nucléaire... Comme on l’a vu, le “Modèle” craqua à partir de 1964-1965 er ne retrouva jamais sa perfection des années référencées.

C’est ce “Modèle” que les “faucons” rebaptisés avec l’étiquette générique beaucoup plus tendance et postmoderne de neocons voulaient rétablir au terme des années 1990 vécues à partir du milieu de la décennie comme des années infâmes et trompeuses à cause du sentiment de l’ivresse jubilatoire du dominateur de toutes choses et du monde, semblable à l’épisode maniaque d’un maniaco-dépressif, qui régna à partir de 1996, lorsque les critiques-fascinés de la superpuissance inventaient le terme d’“hyperpuissance”. Les “faucons” étaient pourtant plus que jamais furieux à l’image d’un Rumsfeld recevant une délégation de parlementaires républicains au matin du 11 septembre, à 08H00 pour un “petit déjeuner de travail” et leur affirmant que les USA avaient besoin d’un nouveau Pearl Harbor pour les sortir de leur trompeuse euphorie. C’était une heure avant l’attaque qu’on sait, et les parlementaires s’exclamèrent ensuite à propos de l’extraordinaire don de divination du secrétaire à la défense. Aussitôt, l’on se mit à la tâche de rétablir un “gouvernement de la Peur”, selon le fameux “Modèle” certifié-Guerre Froide... Mais il leur manquait bien des choses, les ingrédients de base, les psychologies nécessaires, chez eux-mêmes autant que chez les citoyens de l’émetteur aux récepteurs, la mesure de la démarche qu’interdisait désormais un système de la communication qui semblait devenu fou et qui n’a cessé depuis de sembler de plus en plus fou, c’st-à-dire de semer la folie comme un désordre insensé. Ainsi n’avons-nous pas du tout eu une resucée du fameux Modèle de “gouvernement de la Peur”, mais le contraire exactement.

... Non certes, car nous avons un anti-gouvernement, un non-pouvoir, avec une politique de toutes les peurs possibles, dans tous les sens, de toutes les façons, engendrant désordre et contradictions. Nous avons troqué “la Peur” contre “les peurs” innombrables et chaotiques, comme une ivresse incontrôlable. Prenez les trois-quatre dernières années, en ayant à l’esprit que ces “peurs” affectent autant les moutons du Système que nombre d’antiSystème qui ne cessent de reconstruire mécaniquement l’image d’une puissance extraordinaire (le Système, dito les USA pour le principal) de plus en plus irrésistible à mesure qu’elle empilent les erreurs, les défaites, qu’elle se déstructure et se dissout elle-même... Les trois-quatre dernières années, donc, de qui et de quoi faut-il avoir eu peur ? De Kadhafi ? De BHL ? D’Assad ? De Poutine ? De la Chine ? De Wall Street et de Goldman-Sachs ? De ben Laden et de Daesh ? De la Commission à Bruxelles ? De l’Arabie et de la Turquie ? Du “roi du chocolat” Porochenko et de Pravy Sektor ? Des USA du TTIP si l’on est Européens ? Des Allemands si l’on est Français ? Du FN si l’on est à court d’idée ? Des “gays” si l’on est féministe et antinazi ? Des robots de Google si l’on doute d’être encore humains ? Du climat qui n’en finit pas de nous tomber sur la tête ? Pour reprendre une formule de la période citée en référence, il s’agit d’une sorte de McCarthysme mou et surtout erratique qui part dans tous les sens, sans McCarthy comme animateur, référence et comme cible à la fois, sans les Commies à l’intérieur et à l’extérieur sur lesquels s’appuyer pour lancer des accusations...

Le résultat est une immense confusion, un désordre sans fin, un désordre tourbillonnant au gré des crises, c’est-à-dire le contraire de ce que doit produire la “politique de la Peur”. Ce désordre est confirmé, amplifié lorsque, finalement, l’on comprend que la “peur” finale qui conduit à la fois cette politique et ceux qui lui sont soumis, est cette “peur” paradoxale dont le Dr. Altheide parle implicitement dans sa dernière phrase : « Avoir une conversation dans un monde si complètement installé dans la peur est devenue très difficile »... Cette “peur” qui “empêche les conversations” et qui se révèle comme productrice de l’isolement par la peur-en-tant-que-telle des êtres dans les sociétés soumises au Système, produit donc l’effet exactement inverse à celui de la politique de la Peur, par une atomisation de la peur dans une société dont on devine qu’elle n’est plus qu’une soumission irresponsable au Système et en état latent de désordre-détestation du Système qui fait craindre la révolte anarchique, au lieu d’une mobilisation derrière le pouvoir (que nous n’appelions pas encore “Système”) devant un danger commun provoquant une peur commune.

Notre prescient collègue PhG nous a averti de cela, dans son intervention d’hier, d’une façon qui tombait bien et nous finirons après tout en le pompant un peu, – il ne nous en voudra pas, il n’a rien d’un McCarthy... « ...Là-dessus, la dernière phrase du Dr. Altheide devient lumineuse pour mon compte, car il nous dévoile d’un seul coup l’un des Mystères les mieux choyés du Système, qui est la peur intérieure à lui-même... [... O]ù chacun vit dans la peur de dire ou de faire quelque chose qui ne soit pas conforme à la ligne-Système, où chacun réfrène son premier élan, dissimule sa réflexion sur cet élan, écarte les conclusions qu’il en tire et cherche désespérément quelle est la posture ou le bon mot (la “vanne” qui ne “dérape” pas) que recommande le conformisme-Système pour ce cas précisément... » Leur “politique de la Peur” se terminant en réunion de salonards sur le plateau grinçant-persifleur de On n’est pas couché. C’est une vérité-de-situation qui nous fait penser à une sorte d’anti-péplum postmoderne dont Kubrick aurait fait un film qui serait le Folamour postmoderne, avec le titre “Grandeur et Dérision” plutôt que “Grandeur et Décadence” tant le Système et sa caricature de la Méthode des temps non suspecto ne sont absolument pas capables de cette chute honorable qu’est la décadence.