La séquestration et la “guerre douteuse”

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La séquestration et la “guerre douteuse”

Sans tambour ni trompettes, l’ère de la séquestration s’est installée à Washington, et particulièrement au Pentagone. L’impensable est accompli, devant l’incapacité structurelle de la direction politique US de parvenir à quelque chose, quelque accord de compromis qui pourrait desserrer cette extraordinaire situation d’emprisonnement budgétaire : effectivement, le Pentagone est prisonnier d’un automatisme installé sous la forme impérative d’une loi, et plus rien, notamment plus rien de ses moyens d’influence et de corruption psychologique (notamment sur le Congrès), ne peut lui permettre d’échapper à cette permanente agression mécanique. (La séquestration pour le Pentagone porte sur $500 milliards sur 10 ans.) Il ne reste alors plus qu’une chose à faire : évaluer les dégâts à venir, tenter de trouver des moyens d’en limiter les effets, notamment par des processus d’économie et de rationalisation internes ici et là, – exercices que le Pentagone hait littéralement.

Une initiative a été prise récemment par un think tank washingtonien de se réunir avec trois autres institutions de sa catégorie, chacune représentant des tendances différentes, pour faire une exercice commun de simulation des mesures à prendre, essentiellement de réductions, d’abandons de programmes, etc., pour absorber les effets de la séquestration. Les quatre institutions sont l’American Enterprise Institute (AEI, tendance neocon,), le Center for a New American Security (CNAS, officiellement soutenu par l’administration Obama), le Center for Strategic and Budgetary Assessments (CSBA, indépendant spécialisé dans les questions fiscales), le Center for Strategic and International Studies (CSIS, indépendant, comme peut l’être l’un des plus prestigieux représentant de l’establishment) ; on compte dans leurs rangs les meilleurs experts de ces questions labyrinthiques du budget US et de ses diverses arcanes bureaucratiques. Il s’agit donc d’une simulation qui peut être désignée comme un fiscal wargame, dont Sydney J. Freedberg Jr. a rendu compte dans Breaking Defense, nouveau nom du site AOL Defense, le 30 mai 2013. Le titre de ce long article qui rend compte des résultats de ce fiscal wargame nous en dit beaucoup : «Best Case For Sequester Is Still Disaster, Top Experts Say».

La description générale de l’initiative, et de ses résultats, dont on voit que l’abandon du programme JSF figure en bonne place, est ainsi résumée par Freedberg Jr. : «The best case for sequester is still a disaster – but we’re not going to get the best case. That’s the common denominator from a range of budget options rolled out today by an extraordinary alliance of four thinktanks. Their consensus recommendations to cut military readiness, Army brigades, Navy carriers, Air Force ICBMs, and an array of aircraft – including, in three of the four groups’ proposals, the F-35 Joint Strike Fighter – came from a kind of fiscal wargame. The simulation was developed by the influential Center for Strategic and Budgetary Assessments to explore alternative ways to implement approximately $500 billion in cuts to defense spending over the next 10 years.[...] The subtle sting: They arrived at their dire conclusions based on what CSBA budget expert Todd Harrison admitted were “some very generous assumptions.”»

Même si l’exercice a été observé d’une façon quasiment officielle par diverses autorités du Pentagone, lui donnant ainsi une sorte de statut quasiment institutionnel, il est plus que probable que les recommandations qui y sont faites ne seront pas suivies. Ces recommandations sont basées en effet sur une vision à long terme de l’évolution structurelle des forces armées US, et l’on sait que le long terme en fait de décisions effectives (impliquant notamment des réductions ou abandons de programmes actuels pour ménager l’avenir), comme les économies et les rationalisations, sont aussi étrangers au Pentagone que le feu l’est à l’eau. Ainsi, lorsque l’auteur nous signale ces recommandations : «Three of the four cut the F-35 Joint Strike Fighter, while three (not the same three) upped investments in stealthy drones and long-range bombers...», on peut être sûr que le Pentagone, qui est lancé dans une grande campagne de relations publiques pour établir une narrative réhabilitant le JSF et permettant de sécuriser le programme, n’y souscrira évidemment pas.

Par contre, il y a un domaine où cet exercice donnait des indications plus intéressantes parce que ces indications portaient sur des réductions qui, elles, sont décidées dans leur principe mais non encore fixées dans leur ampleur. Il s’agit des réductions de forces par réduction de personnel, et, notamment, pour ce qui nous intéresse, des réductions des forces combattantes terrestres (l'U.S. Army est effectivement la plus concernée, puisqu’elle dépense 45% de son budget pour son personnel). Le principe de ces réductions est d’ores et déjà décidé, simplement parce que la séquestration, qui impose automatiquement des charges égales de réduction à tous les domaines, affecte le fonctionnement des forces dans une telle mesure qu’une réduction est inévitable pour permettre un fonctionnement normal à un volume donné, plutôt qu’un fonctionnement entravé d’une façon peut-être irrémédiable à l’ensemble des forces au niveau actuel. (Lisant toutes ces observations, on garde à l’esprit qu’en plus, avant même la séquestration, le Pentagone était entré dans un processus de réduction, certes très mesuré et très restreint, mais néanmoins un processus de réduction dans le budget normal.)

On s’attache alors ici au destin des forces terrestres tels que les experts le considèrent, avec, en regard, les réactions du général Odierno, chef d’état-major de l’U.S. Army. «The rest of the consensus recommendations, however, look like Odierno’s nightmare scenario. All four cut exactly half the Army’s heavy armored brigades used for all-out combat, as well as many of its civil affairs units for “hearts and minds” missions. Overall, all four recommended that the active-duty Army, already set to shrink to 490,000 soldiers by 2017, be further cut to 420,000, 410,000, or even 327,000. (Three groups recommended active-duty cuts from 70-78,000, as well as smaller cuts to the Army Reserve and National Guard; the outlier, the team headed by the Center for Strategic and International Studies’ Clark Murdock, recommended cutting 163,000 active soldiers but adding 100,00 to the Reserve and Guard).

»“One thing I’m worried about, in everybody’s declaration that there’s going to be no more ground wars, we don’t need any more ground forces, [is that] we’re going to make the Army too small,” Odierno said. “I see nothing on the horizon yet that tells me we don’t need ground forces.”

»None of the assembled think-tankers felt particularly sanguine about the prospects for world peace, either. (Work did say that “we’re not likely to engage in a direct conventional conflict with a high-end adversary in the near- to mid-term,” but he saw other non-state and “hybrid” threats materializing instead). The most consistent dissenter of the four groups, the American Enterprise Institute team led by the hawkish Tom Donnelly, went so far as to say “we have to reverse the withdrawal that’s now underway in the Middle East,” which his AEI colleagues clarified to me afterwards meant asking our Arab allies to host significant US ground forces. [ ...] But even the AEI team cut the Army by 78,000 soldiers to free up funds for higher priorities in air, sea, space, and cyber forces.»

Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est l’affirmation débattue, selon laquelle il n’y aura plus de “grande guerre conventionnelle” dans un futur prévisible (Odierno : « One thing I’m worried about, in everybody’s declaration that there’s going to be no more ground wars»), – telle que les experts, d’une façon unanime, la répercutent : «[W]e’re not likely to engage in a direct conventional conflict with a high-end adversary in the near- to mid-term.» Ces différents arguments renvoient effectivement à notre F&C du 3 juin 2013 sur “la guerre douteuse”, savoir l’impossibilité où se trouvent la plupart des puissances, et essentiellement les puissances du bloc BAO, de livrer une “guerre conventionnelle de haute intensité” nécessitant des effectifs en nombre tout de même affirmé par la simple nécessité des exigences géographiques, d’occupation de terrain, d’intensité des engagements, etc., d’une telle guerre. Dans cette occurrence, l’attitude des experts est beaucoup plus conforme à la réalité comptable, budgétaire, culturelle, politique dans le sens sociétal, que celle du général Odierno. Plutôt que débattre sur la possibilité de faire une telle guerre, elle revient à en nier la possibilité, – et c’est, dans la situation générale où se trouvent les pays du bloc BAO, la seule position raisonnable à tenir, même si elle peut apparaître paradoxale, irréaliste ou surréaliste à certains ; “la seule position raisonnable” parce qu’il n’y a pas d’alternative budgétaire, ni même socio-culturelle. Malgré toutes ses inquiétudes à ce propos, le général Odierno est bien incapable d’indiquer une issue ou une solution par quoi l’U.S. Army pourrait effectivement envisager d’engager une tel conflit, c’est-à-dire avec la masse humaine nécessaire et les conditions de mobilisation et de préparation dans les conditions crisiques actuelles aux USA, et singulièrement les conditions socio-culturelles évoquées dans le F&C cité ; en d’autres termes, sa protestation ressemble bien à un combat d’arrière-garde, sans guère d’espoir de l’emporter, mais plutôt avec l’espoir de freiner la dynamique de réduction de l’armée actuelle qui n’a aucunement la capacité d’envisager un tel conflit. (Où l’on voit qu’effectivement des suggestions d’un retour à la conscription aux USA, comme indiqué dans l’article du New York Times du 27 mai 2013 référencé dans le même F&C, ont évidemment une autre portée que le seul désir de rapprocher l’armée du peuple.)

Il s’agit donc d’une indication extrêmement importante... Entre l’hypothèse, sinon l’affirmation théorique de l’impossibilité de faire une “guerre conventionnelle de haute intensité”, telle que nous l’évoquions, et la reconnaissance de la chose par un tel rassemblement d’experts qui constituent l’essentiel de la pensée stratégique US (y compris les neocons de AEI), il y a un monde de différence. Cela signifie que les USA, et avec eux les pays du bloc BAO qui connaissent les mêmes conditions crisiques (budgétaires, socio-culturelles, psychologiques, etc.), sont devant la nécessité de la prise de conscience de leur limitation dramatique face à la menace d’un tel conflit (toujours en mettant à part l’option nucléaire, qui est d’un univers complètement différent). Ce n’est pas exactement le cas des puissances hors-bloc BAO, notamment la Russie et la Chine. Ces puissances ont des armées plus fournies, bureaucratiquement et technologiquement moins lourdes ; elles connaissent des conditions différentes, notamment à ce niveau socio-culturel qui nous paraît si délicat puisqu’il implique notamment la psychologie du patriotisme et de l’identité qui fait qu’une population accepte la mobilisation, et éventuellement au niveau budgétaire, avec en plus des coûts réduits par rapport aux pays du bloc BAO, pour ce qui concerne des circonstances telles qu’une mobilisation et un entraînement nécessaire pour former une armée. Bien entendu, il n’est pas question de suggérer que ces puissances ont l’intention d’envisager l’une ou l’autre “guerre conventionnelle de haute intensité”, ce qui est très loin de leur politique courante qui a toujours été, durant la séquence actuelle, d’éviter les conflits par tous les moyens. Cela signifie essentiellement que dans les affrontements d’influence, de pression, etc., bref de tout ce qui fait aujourd’hui les antagonismes dans les relations internationales sous la forme de la formule G4G transformée et élargie essentiellement aux domaines non militaires, les pays du bloc BAO se trouveront de plus en plus handicapés face à de telles puissances, simplement parce qu’ils n’ont plus la possibilité d’envisager de faire ce que leurs adversaires auraient éventuellement la possibilité de faire.


Mis en ligne le 5 juin 2013 à 15H06

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