Fureur du Pentagone

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Fureur du Pentagone

8 août 2011 – La chronologie est à la fois touchante d’angélisme, pour sa signification du point de vue disons des convictions et des jugements indépendants, et puissamment évocatrice pour notre propos… Nous parlons du duo Goure-Thompson, du Lexington Institute, “consultants” et relais bien huilés du complexe militaro-industriel dans le monde de l’analyse et du commentaire. Nul ne doute de connaître pour qui Goure et Thompson parlent et proclament…

• Le 1er août 2011, Goure signe un message sur le blog du site, nommé Early Warning, qui est à la fois un cri de triomphe et un soupir de soulagement. Pour lui, l’accord sur la dette, c’est-à-dire sur les réductions des dépenses du gouvernement, est une victoire, notamment pour le Pentagone, en ce sens que les réductions des dépenses de défense sont largement contenues (le titre : «Prospective Budget Deal Actually Protects Defense Spending»). Trois jours plus tard, le 4 août 2011, horreur ! Le compère Loren B. prend la plume pour sonner le tocsin : pas du tout, l’accord ne protège en rien le Pentagone, au contraire il l’expose à une menace de réduction automatique qui est une catastrophe. (Nous soulignons le mot qui va revenir dans notre commentaire, et qui justifie fondamentalement notre commentaire.)

«It appears that the debt agreement crafted by the White House and Congress this week creates a […] last-resort mechanism to reduce federal spending in the event a special congressional committee cannot reach consensus by December on how to reduce projected deficits by $1.5 trillion. In the absence of a political deal, the agreement would “sequester” about a trillion dollars in planned spending over the next ten years, distributing the cuts equally between security programs and domestic programs. In other words, the level of funding available for both types of programs would be automatically reduced.»

Que s’est-il passé ? Entre le cri de triomphe de Goure et le cri d’alarme de Loren B., la “machine” qu’est le Pentagone, ce système anthropotechnologique (*) dont nous soupçonnons fort qu’il dispose de ce qui serait une psychologie propre et de conceptions, et de réactions, qui ne le seraient pas moins, a réalisé le piège terrible que constitue l’accord sur la dette, essentiellement avec cette trouvaille dite du “Super Congrès”, désormais jugée épouvantable.

Quelle est l’explication du fonctionnement de l’accord sur la dette, avec ce qu’on nomme désormais le “Super Congrès” ? Il y a la décision générale de réduire les dépenses d’au moins $2.100 milliards en 10 ans, grande victoire pour les républicains, tendance Tea Party. Dans le premier train de réductions, d’ores et déjà décidé, le Pentagone perd $350 milliards sur 10 ans, ce qui entre dans les réductions prévues (autour de $400 milliards) par le gouvernement avant l’accord général sur la dette. Il y a un second processus qui devra se manifester nécessairement avant la fin de l’année, et c’est le fameux “Super Congrès” qui s’en charge, – c’est-à-dire une commission parlementaire bipartisane de douze parlementaires qui doit être formée incessamment, qui sera chargée de déterminer où se feront les réductions de dépense dans le budget du gouvernement. (Cette procédure a été décidée pour éviter des négociations supplémentaires dans l’accord général qui devait être voté avant le 2 août.) Cette commission va travailler sur l’objectif de $1.500 milliards de réduction. Si elle ne parvient pas un accord sur la répartition des réductions d’ici décembre, il y aura une décision automatique de réduction, également répartie (50-50) entre les dépenses militaires et les dépenses non militaires. (AFP du 4 août 2011 : «But if the bipartisan committee fails, then cuts of $1.2 trillion would automatically come into force – divided evenly between military and non-military spending.») Cela signifie $600 milliards de réductions en 10 ans de plus pour le Pentagone. Ne nous attardons pas aux chiffres car nous verrons que l’important n’est pas nullement dans les chiffres mais dans le processus automatique.

…Effectivement, depuis la réalisation de ce qu’est le système mis en place (“Super Congrès”), les réactions se sont multipliées. Elles sont très radicales.

• Le 3 août (AFP du 4 août 2011), Panetta donne une conférence de presse au Pentagone. Les termes sont effectivement radicaux, puisque revenant à dire qu’“il n’acceptera pas” les réductions potentielles de $600 milliards («Defense Secretary Leon Panetta warned Thursday he would not accept large military cutbacks under a debt deal»). Dieu est même convoqué pour appuyer le propos : Panetta «said that “God willing” the process would not trigger sweeping cuts under which the Pentagon could lose another $600 billion.»

• Partout, les commentateurs habituels du domaine sont prompts à répercuter le message de Panetta, qui est désormais la sonnerie d’alarme commune à toute la communauté du complexe militaro-industriel. Le 3 août 2011, sur Defense.AOL.com, Colin Clark écrit : «Raise Taxes, Cut Entitlements: Leave DoD Alone! […] A senior defense official sent Congress a very clear message today: you can do what you want, but lawmakers should raise taxes and cut Social Security and other entitlements before imposing any reducing Pentagon spending beyond the $350 billion mandated in the debt deal.» (Le 5 août 2011, Clark en rajoute une couche, cette fois en reprenant intégralement un nouveau texte de Loren B., déjà cité, sur Early Warning, le 5 août 2011 également). Joe Anselmo, de Aviation Week, dit à peu près la même chose, avec la nouveauté de parler du Pentagone pris “en otage” par le Congrès et la Maison-Blanche (sur Aviationweek.com, le 5 août 2011) : «…And if lawmakers cannot agree, $1.2 trillion will automatically be cut—about half of it from defense and security spending. In other words, the political system has broken down to such an extent that now the Pentagon is being held hostage.»… Terminons par Philip Ewing, de DodBuzz.com, le 4 avril 2011, qui reprend, involontairement, les mêmes termes que Colin Clark.

«For the record and on background, in the offices and in the corridors, the message from the Puzzle Palace this week is the same: We’ve taken one for the team. We’ve been preparing for months to absorb a $400 billion reduction in the growth of our budget over the next little while. (Maybe a decade, maybe longer.) So now, leave us alone. And if Congress’ super-team can’t come to an agreement on deficit reduction and spare us another $500 billion in reductions — which would be triggered by the Doomsday Device — all hell will break loose.»

L’avalanche est remarquable, indiquant qu’il s’agit là de la plus grave alerte qu’ait connue le Pentagone depuis les vaticinations sur les “dividendes de la paix” du début des années 1990, lorsqu’on évoquait des réductions importantes du budget du Pentagone. L’idée, totalement improvisée et marquant le désordre et la confusion qui ont conduit à l’accord sur la dette, commence seulement à apparaître pour ce qu’elle est, avec ses multiples conséquences, dont certaines extrêmement inattendues.

(Par conséquent, faut-il le dire, ce “Super Congrès” enrage tout le monde, et dans toutes les directions idéologiques. A côté du Pentagone, il suffit d’entendre la réaction de Ron Paul, ce 6 août 2011. Mais c’est pour une toute autre raison que le Pentagone. Pour Paul, si le “Super Congrès” ne parvient pas à un accord ou si sa décision n’est pas entérinée par le Congrès, l’automatisme de la décision qui interviendrait alors laisserait nécessairement en charge du choix des domaines des réductions de dépenses civiles, un organisme du gouvernement [sans doute l’OMB, ou Office of Management & Budget]. Sur le fait que cette décision automatique forcerait à une réduction de $600 milliards sur 10 ans pour le Pentagone, il est fort probable que Paul ne s’en plaint pas…)

Le “Super Congrès” n’est pas une trouvaille ni un complot (contre le Pentagone ou contre Ron Paul), c’est un reflet de l’impuissance totale du pouvoir politique américaniste. Que cette impuissance prenne la forme de s’en remettre à un mécanisme, c’est-à-dire un processus de décision passant de l’élaboration de l’esprit humain à un automatisme machiniste, n’a rien pour étonner. Au contraire, il semble y avoir une logique implacable à l’œuvre, dont on verra plus loin que nous la poursuivons par d’autres voies. Cette brillante idée a été trouvée pour débloquer une situation qui était absolument dans l’impasse, avec la nécessité de trouver très vite une issue avant la date-guillotine du 2 août. Il est à peu près certain que toutes les implications de cette décision n’avaient pas été appréciées, d’ailleurs comme le montre indirectement la réaction initiale de Goure qui a certainement été élaborée en consultation avec ses correspondants habituels.

Stricto sensu, cette décision d’une possibilité finale d’une décision automatique représente une remarquable abdication du pouvoir washingtonien, une débâcle extraordinaire du système dont ils sont si fiers, du check and balance si parfaitement huilé qu’il laisse à l’homme toute sa place pour faire entendre la voix de l’humanisme à-la-Montesquieu. (Evidemment, avancer de telles remarques sèmerait certainement l’affolement au Congrès, où l’on demanderait au Pentagone de vérifier si ce Montesquieu n’est pas sur la liste des suspects de terrorisme.) C’est la consécration de l’automatisme mécanique, sanctionnant l’impuissance constatée, actée et insupportable face aux échéances, des hommes assumant le pouvoir au nom des règles du système de gouvernement proclamé comme le plus parfait possible ; ces hommes, les élus du peuple (“We, the people”), conduits à se reconnaître comme un seul homme comme totalement indignes et incapables de prendre les décisions finales.

C’est ce nouveau cadre-là qui affole le Pentagone. La chose n’est pas exagérée, du point de vue du Pentagone, tenant compte de sa psychologie et de ses conceptions.

Rage Against the Machine

Panetta n’a rien de la dureté cynique d’un Rumsfeld, ni pas plus du flegme bureaucratique intraitable d’un Gates. L’homme est tout en rondeur, le parler facile et enrobant, tenant sans doute de ses origines italiennes l’art du compromis et de l’arrangement qu’il mit en pratique lorsqu’il était chef de cabinet de Clinton. Qu’un tel homme, qui n’est à son poste de chef du Pentagone que depuis un mois, surgisse dans une conférence de presse pour affirmer qu’il n’acceptera pas de nouvelles réductions imposées éventuellement par le mécanisme du “Super Congrès” mesure la formidable pression à laquelle il a été soumis pendant les trois jours depuis la signature de l’accord de la dette, à mesure qu’étaient réalisées les implications de cet accord.

(Le terme même, – “[Panetta, c’est-à-dire le Pentagone] would not accept”, – est extraordinaire. Depuis quand, sinon selon la définition même d’une attitude d’inconstitutionnalité passible de très fortes sanctions, un ministre pourrait-il se prévaloir d’un refus par anticipation d’une injonction donnée sous les auspices conjuguées du Congrès et du président, selon un accord voté par le Congrès et signé par le président ? Parmi les exemples les plus frappants d’une sorte d’“insurrection” d’un secrétaire à la défense contre des réductions budgétaires ordonnées par le Congrès, la plus fameuse, la plus audacieuse et la plus dure est celle du secrétaire à la défense Schlesinger, le 20 octobre 1975, en plein débat de la crise de la détente, avant le démarrage de la “seconde Guerre froide”, et alors que le danger posé par l’URSS pouvait être jugé comme effectif et radical. Schlesinger était une personnalité autrement plus dure que ne l’est Panetta. Ces déclarations, qui précédaient de peu son limogeage par le président Ford, le 1er novembre 1975, – ceci expliquant cela, – furent considérées effectivement comme proche d’un “refus d’obéissance” inconstitutionnel : «Ce matin, la commission des Appropriations de la Chambre a opéré des réductions profondes, sauvages et arbitraires dans le budget proposé par le président pour l’année fiscale 1976 ; cela pourrait avoir, si cette tendance se maintient tout au long de la législature, des effets désastreux sur le niveau des forces armées garantissant la sécurité des Etats-Unis. […] Je pense que nous risquons, en allant aussi loin, de compromettre gravement la capacité de défense de ce pays, outre-mer et aux Etats-Unis même.» Rien, dans tout cela, qui atteigne à cette attitude d’une substance complètement différente, de la rébellion ouverte et affirmée, quasiment inconstitutionnelle, contenue dans le “[Panetta] would not accept”.)

Comment Panetta en est-il arrivé là ? Nous jugeons nécessaire et justifié de développer une hypothèse très spécifique pour ce cas. Elle est basée, non sur les hommes mais sur la question des systèmes. Comme nous l’avons signalé et comme nous en avons souvent développé l’idée, nous considérons le Pentagone comme un système anthropomorphique de type anthropotechnologique. C’est-à-dire que nous estimons que cette entité dispose d’une certaine autonomie de comportement, d’une certaine forme de psychologie, d’une capacité de pression autonome sur ceux (les sapiens) qui évoluent dans son orbite et sous son influence puissante. Selon cette appréciation, nous considérons que les pressions dont Panetta a été l’objet, puis la réaction de Panetta lui-même, sont le fruit de cette influence fondamentale du système anthropotechnologique qu’est le Pentagone.

Dès lors se pose la question de la violence de cette réaction du système anthropotechnologique, relayée notamment par Panetta. Nous ne pensons pas que les chiffres, la comptabilité soient en cause, même si c’est l’argument qui est avancé. (Au reste, cette comptabilité n’est pas absolument affolante ; toutes les réductions envisagées et possibles cumulent entre $70 et $80 milliards de réduction fixe par an pour 10 ans, non cumulables dans la référence de base, pour un budget réel du Pentagone qui atteint $1.200 milliards par an, qui devrait dans tous les cas être rehaussé selon l’inflation. Cela signifie un budget fixé pendant 10 ans, au plus bas, à $1.120-$1.150 milliards par an.) Le système du Pentagone, encore plus que les hommes qui le servent, connaît le fonctionnement du pouvoir washingtonien. Contrairement à ce que disait la violence maladroite d’un Schlesinger, il sait que les hommes, surtout les parlementaires du Congrès (dans tous les cas les parlementaires “traditionnels”), sont des entités avec lesquelles on peut transiger et négocier, qu’on peut influencer, corrompre, éventuellement discrètement menacer. (Après le départ de Schlesinger en novembre 1975, son successeur, Donald Rumsfeld première période, beaucoup plus aimable et arrangeant à l’époque, obtint avec habileté une réduction sensible des réductions budgétaires.) L’horreur dans le cas exposé ici, c’est l’aspect mécanique, machiniste des réductions ; soudain, le système anthropotechnologique trouve sur sa route un autre système, un contre-système, un véritable “système antiSystème”. Avec lui, le Pentagone le sait bien pour son compte, on ne peut transiger et négocier, influencer, corrompre, discrètement menacer… Le Pentagone sait bien qu’il perdrait soin caractère essentiel qui fait toute sa puissance, sa véritable autonomie, qu’il tient de la façon dont il manipule à son avantage le système de corruption structurelle que représente le pouvoir civil américaniste.

Le Pentagone craint effectivement que cette issue terminale de la question de la réduction des dépenses soit celle qui s’impose. Tout le monde a assisté au débat sur la dette, et au surgissement d’un Congrès (d’une Chambre surtout) hors de tout contrôle. L’élément Tea Party s’est imposé et ne prétend pas lâcher prise une seconde ; d’ores et déjà, Tea Party a commencé à attaquer la commission dite Super Congrès avant même qu’elle ne soit constituée, ce qui laisse craindre une bataille furieuse et, sans doute, des blocages aboutissant à la mise en oeuvre du processus automatique. Le Pentagone se doute également que si un tel processus arrivait à son terme et aboutissait à des réductions budgétaires automatiques, l’exemple pourrait donner des idées à ceux qui tentent sans succès de réduire le budget du Pentagone, pour de nouvelles réductions.

Le Pentagone, ce monstre anthropotechnologique, se trouve ainsi devant une situation absolument paradoxale. Face à un pouvoir civil qui n’a jamais réussi à lui imposer des réductions budgétaires, ce pourrait être au moment où ce pouvoir civil se dissout littéralement, qu’il rencontrerait un obstacle majeur, peut-être son maître, dans le fait d’un processus automatique opposant un système au système qu’il est lui-même. On peut même observer, au vu des réactions presque hystérique enregistrées (“le Pentagone pris en otage” !), que d’ores et déjà cet “obstacle majeur” fait sentir tout son poids sur le Pentagone, et le handicape déjà fortement ; la psychologie du Pentagone, si ou puisque psychologie il y a, est d’ores et déjà touchée. La dissolution du Système général se fait notamment, comme on le voit, par l’émiettement en systèmes concurrents, dont certains accidentels et nés de l’impuissance générée par ce même Système général avec sa crise fondamentale, de plus en plus antagonistes les uns des autres. C’est une nouvelle et fascinante facette de la dynamique d’autodestruction du Système.

Il est d’ailleurs bien possible, avant que cet antagonisme atteigne des situations de conflit direct, qu’on assiste d’ores et déjà à une crise majeure, en décembre prochain, si le pire arrive du côté du “Super Congrès”, et si Panetta se trouve dans la quasi obligation, sous la pression de son propre système, d’affirmer son refus de réductions budgétaires. Sont-ils sérieux lorsqu’ils parlent de tels “refus” ? Comment le Pentagone pourrait-il refuser de recevoir moins d’argent, si on refuse effectivement de lui en allouer moins ? Ces temps étranges nous donnent l’occasion à goûter d’ores et déjà à la perspective de situations complètement inédites.

Note

(*) L’idée initiale du “système anthropotechnique” est développée par Jean-Paul Baquiast dans son livre Le paradoxe du Sapiens. Nous en avions parlé pour la première fois le 18 mars 2010. On trouve la présentation du livre dans un texte de la rubriqueDIALOGUES”, le 31 mars 2010, tandis que d’autres textes de cette rubrique marquent l’évolution de la réflexion à ce propos. Notre évolution a été vers des hypothèses telles que système anthropotechnologique et système anthropotechnocratique, y compris jusqu’à des hypothèses où le Pentagone pourrait être apparenté à un égrégore.