La course à l’échalote

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La course à l’échalote

13 août 2018 – Nous approfondissons le sujet fondamental de la posture (communication et stratégie) des USA face à la nouvelle situation stratégique créée par les nouvelles armes hypersoniques, russes et chinoises. Il s’agit d’interventions de l’officier général (de l’USAF) qui est le mieux à même de juger des conditions techniques de cette situation.

Le général Hyten, chef des forces stratégiques US (US Strategic Command, ou STRATCOM), a fait quelques remarques, mardi dernier lors du Space and Missile Defense Symposiumde Huntsville, en Alabama, qui permettent de bien apprécier la position des forces armées US à l’égard du domaine stratégique des nouvelles armes hypersoniques (évoluant à plus de 5 Mach) où la Russie et la Chine ont pris largement la tête. C’est depuis le discours de Poutine du 1ermars qu’on a pu commencer à prendre conscience d’une manière globale et très structurée de cette nouvelle situation stratégique. Poutine y présenta en détails toutes les nouvelles armes hypersoniquesrusses dont les premières (le missile Kh47 Kinzal) sont actuellement en évaluation opérationnelle pour entrer en service en 2019 ou en 2020. Poutine résumait ainsi la situation pour son compte, c’est-à-dire pour la Russie :

« Je veux dire à tous ceux qui ont alimenté la course aux armements au cours des 15 dernières années, qui ont cherché à obtenir des avantages unilatéraux sur la Russie, qui ont introduit des sanctions illégales visant à contenir le développement de notre pays : vous n'avez pas réussi à contenir la Russie... »

Hyten avait déjà confirmé, du point de vue des militaires et du Pentagone, la véracité des dires de Poutine, vingt jours après le discours, lors d’une audition devant une commission sénatoriale. Cette audition avait un aspect complètement surréaliste dans la mesure où Hyten exprimait à la fois la confirmation de l’avance décisive prise par les Russes et les Chinois et sa confiance dans la capacité des USA de se “défendre” en ripostant avec toutes leurs forces nucléaires, impliquant ainsi la mort de la dissuasion nucléaire US.

« Voici un passage de l’échange entre le général Hyten et le sénateur républicain Inhofe (sur ZeroHedge.com), à partir d’une question d’Inhofe sur la capacité des États-Unis de contrer une attaque hypersonique :

» “‘Nous [les États-Unis] n'avons aucune défense qui pourrait contrecarrer l'emploi d'une telle arme [des missiles hypersoniques] contre nous.’ Ce que Hyten suggère donc, c’est qu’à ce jour, les États-Unis sont impuissants contre les menaces d'armes hypersoniques et qu'ils doivent compter sur la dissuasion contre ces armes dites hypersoniques.

» “Hyten a ajouté, ‘...ainsi notre réponse serait notre force de dissuasion qui serait celle de notre triade [missiles balistiques tirées du sol et de sous-marins, et bombardiers] et les capacités nucléaires dont nous disposons pour répondre à une telle menace.’ En d'autres termes, si la Russie ou la Chine lance contre les États-Unis une attaque de missiles hypersoniques [y compris bien entendu avec charges conventionnelles], le Pentagone répondra par une guerre nucléaire.”

» C’est un moment incroyablement important qui semble ne pas vraiment passionner le monde passionnant de la communication. Le chef de la dissuasion nucléaire des USA nous dit que la dissuasion ne marche plus dans sa principale fonction... La dissuasion étant faite pour dissuader réciproquement de l’emploi du nucléaire, nous en sommes à l’aveu où, contre certains types d’armements qui peuvent n’être qu’à charges conventionnelles et dont certains semblent déjà opérationnels du côté russe, la seule riposte possible des USA serait de monter au nucléaire. »

A Huntsville, devant une assemblée de pairs et de techniciens et d’industriels de la stratégie des domaines considérés (le Space and Missile Defense Symposium annuel est un des grands rendez-vous du domaine pour la sécurité nationale US), Hyten a été beaucoup plus clair au travers de quelques brèves remarques qu’il s’agit d’interpréter mais qui ne laissent guère de doute, selon le compte-rendu qu’en a fait CNBC.News. Nul besoin pour lui de développer une narrative pour les créatures incontrôlables du Congrès consistant à leur dire : “Oui, nous sommes battus à plate-couture dans le domaine des hypersoniques [dont la menace est du type de l’anéantissement comme il le dit à Huntsville] contre lesquels nous n’avons aucune défense, mais nous sommes tout de même les plus forts grâce à notre arsenal nucléaire”.

Donc, Hyten à Huntsville : « Le commandant en chef des forces stratégiques nucléaires USa averti mardi[7 août] que la Russie et la Chine ne sont pas “nos amis” alors que Moscou et Pékin développent très rapidement des armes hypersoniques, une menace contre laquelle les États-Unis ne peuvent actuellement pas se défendre. “Vous ne pouvez pas les appeler [la Russie et la Chine] nos amis s’ils construisent des armes capables de détruire les États-Unis d’Amérique et, par conséquent, nous devons développer la capacité de répondre”, a déclaré John Hyten lors du ‘Space and Missile Defense Symposium’ à Huntsville, en Alabama.

» Hyten a ajouté que le Pentagone a près d'une douzaine de programmes chargés de développe des systèmes [hypersoniques offensifs] et de défense contre cette nouvelle génération d’armes. “J’aurais aimé que nous commencions[à travailler sur des systèmes hypersoniques] il y a cinq ou dix ans, car alors nous ne serions pas inquiets aujourd’hui ... mais nous ne l’avons pas fait alors nous devons nous y mettre, et c’est ce que nous faisons”, a-t-il déclaré. »

Il y a plusieurs choses remarquables dans ces quelques mots qui paraîtraient à première lecture anodins, flous, convenus. Il importe de les percevoir par rapport aux vérités-de-situation que nous connaissons, pour bien en mesurer le sens, le poids, la psychologie qu’ils illustrent.

• Par exemple, cette phrase qui semble assez naturelle et qui, à la réflexion, est tout simplement extraordinaire : “puisqu’ils construisent des armes capables de détruire les États-Unis, vous ne pouvez pas les appeler nos amis”. Il faut lier cette phrase à toute l’histoire, celle des armements, celle des relations humaines, celle des luttes pour la survie et pour la sécurité d’un individu ou d’un groupe, etc., et l’on mesure quel degré de pathologie affecte la psychologie de l’américaniste. On retrouve notamment ce trait psychologiqued’inculpabilitépoussée jusqu’à l’extrême : puisque les USA ne peuvent être coupables, c’est qu’ils ne peuvent faire le mal, et s’armer d’une façon ou l’autre et dans quelque but que ce soit peut aboutir à disposer des moyens de détruire les États-Unis, et donc celui qui s’est armé ne peut être que l’Ennemi des États-Unis et l’ami du Mal. Seuls les États-Unis devraient être autorisés à disposer de tous les armements du monde, car seuls ils sont destinés à en user contre le Mal. Cette perception est tout simplement vertigineuse et nous ne voyons ici la pathologie (l’inculpabilité pour la psychologie de l’américanisme) que comme un moyen d’exprimer quelque chose d’extérieur aux USA qui fait de cette puissance le véhicule privilégié de l’entropisation du monde.

• Il se déduit de ces remarques que les États-Unis n’ont pas vraiment à craindre du retard qu’ils ont accumulé, à seulement s’apercevoir de l’avance que prenaient les Russes et les Chinois : à leur innocence qu’implique l’inculpabilité s’ajoute l’indéfectibilitéqui est la conviction absolue de la psychologie de l’américanisme de ne jamais rencontrer la défaite, de toujours gagner. Et ainsi Hyten a-t-il cette intervention remarquable au cours de son discours, qui mesure aussi bien la pleine puissance de cette pathologie de la psychologie de l’américanisme s’exprimant par “l’exceptionnalisme quoi qu’il en soit”, et le degré d’inversion complet auquel cette même psychologie pathologique, ici dans le cas de de l’indéfectibilité effectivement, a conduit le fonctionnement du Pentagone ; cela explique dans une mesure non négligeable la position catastrophique des forces armées US dans ce domaine, comme dans tant d’autres, comme dans tous les autres (nous parlons de l’effondrement, en fait), – Hyten parlant évidemment de rattraper le retard, de rétablir les hiérarchies, de remettre Russes et Chinois à leur place & compagnie :

« Nous pouvons le faire. Mesdames et Messieurs, il s’agit des États-Unis d’Amérique. Nous avons les plus grands esprits, les meilleurs et les plus brillants. Nous avons des gens motivés, qui adore ce pays chaque jour quand ils arrivent à leur travail. Tout ce que nous avons à faire est d’utiliser ce talent comme un levier. [Note d’Archimède : “Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde”.]

» Actuellement, nous avons également une relation malsaine avec l’échec. Nous sommes si hostile au risque d’échec que quelquefois, dans certains programmes, nous testons les systèmes pendant 18 mois parce que nous avons tellement peur d’une panne. »

• On précisera par ailleurs, sans surprise excessive nous semble-t-il, que l’intervention structuréequ’a faite Hyten lors de la réunion du Symposium consistait essentiellement à constater l’extraordinaire dégradation des capacités de développement et de production des systèmes d’armes aux USA. Il s’agissait, d’une façon plus concrète, plus pratique, et portant bien entendu sur les systèmes d’armes qui le concernent (les missiles stratégiques à capacités nucléaires, jusqu’aux ICBM), d’une sorte de jugement général et impuissant, et pourtant plein d’un optimisme glorieux et qu’aucune raison ne justifiait, d’une réplique a minima du discours de Rumsfeld du 10 septembre 2001, sur “le plus grand adversaire” qu’aient jamais eu les États-Unis d’Amérique, c’est-à-dire le monstre bureaucratique, ce mélange de Moby Dicket d’égrégore qu’est le Pentagone, – et les choses, depuis dix-sept ans, ne se sont pas arrangées... 

Exemple, mais exemple édifiant pour notre propos, Hyten donne cette comparaison entre ce qui fut réalisé dans les années 1957-1962, lorsque fut développée de toute urgence (urgence faussement justifiée par des chiffres faussaires de divers “comploteurs” type-LeMaysur le volume des forces soviétiques, – mais cela est une autre histoire, celle du “Missile Gap”) pour développer une flotte d’ICBM [Atlas et Titan, puis Minuteman], et les prévisions qui sont faites aujourd’hui... « Alors, comment en sommes-nous arrivés au point, alors que nous pouvions développer et produire[en 1957-1962] 800 missiles à trois étages et à combustible solide en cinq ans pour 17 $milliards, à ce point où, selon les estimations, il faudrait aujourd’hui entre 12 et 17 ans et 84 $milliards de dollars pour produire 400 ICBM. Comment en sommes-nous arrivés à ce point ? »

Souvenir du “Missile Gap

... Et le général Hyten, dans cette citation, termine par ces époustouflants constats et exhortations : « J’aurais aimé que nous commencions[à travailler sur des systèmes hypersoniques] il y a cinq ou dix ans, car alors nous ne serions pas inquiets aujourd’hui ... mais nous ne l’avons pas fait alors nous devons nous y mettre, et c’est ce que nous faisons... »

Ainsi nous apprend-il en quelques mots, d’une façon à peine indirecte :

• Que les USA ont 5 à 10 ans de retard sur les Russes/les Chinois, puisque son constat implique évidemment que les USA ont vu démarrer les Russes et les Chinois dans le domaine des hypersoniques et ont suivi le développement, et que c’est à cette époque qu’ils auraient dû eux-mêmes démarrer leurs programmes. (D’autant plus que l’on a appris entretemps qu’un spécialiste russe au moins avait été retourné et avait travaillé pour la CIA ou la DIA jusqu’en 2013.) Cet aveu est significatif et révélateur à la fois du retard que les USA ont ainsi accumulé et de l’absence complète de réalisation qu’il s’agissait d’un domaine stratégique extrêmement important où ils risquaient de se trouver distancés : l’absence de prise de conscience de cette situation en développement est une indication assez effrayante de l’état d’esprit, de la psychologie US, de la complète paralysie du jugement US aveuglé par ses certitudes de supériorité dues à sa pathologie de la psychologie, devant l’évolution prospective à très court terme de la situation. (Et le fait est que cette inconscience, ou plutôt ce refus de prendre en compte la réalité se poursuit, et l’on dirait même s’aggrave du côté du pouvoir politique.)

• Cet aveu d’un retard “de 5 à 10 ans” est significatif parce qu’un tel retard implique l’installation d’une position avancée de la Russie et de la Chine quasiment irrattrapable, dans un domaine où le progrès ne cesse de susciter sa propre accélération. Nous sommes en effet dans un domaine nouveau où nombre d’applications restent encore à développer (au contraire, par exemple, de la fausse “course”de 1957-1962 qui concernait des ICBM, où les USA “comblèrent” un “retard” qu’ils avaient eux-mêmes inventé, qui concernait des technologies et des systèmes très fixés, qu’il suffisait d’installer pour une génération de 10-15 ans de durée).

• Ce même aveu est révélateur par rapport au reste du discours cité par ailleurs, qui est une complainte sur l’incapacité, l’inefficacité, etc., du monstrueux Pentagone, qui prévoit 10-17 ans pour de nouveaux ICBM alors qu’il fallait 4 ans en 1957, alors que nous sommes aujourd’hui habitués aux systématiques dépassements de délais dans les programmes avancés. (Voir le F-35, le USS Gerald Ford, les systèmes de missiles antimissiles, etc.)

Il ressort de ces divers constats autour de l’intervention du Général Hyten que les USA se trouvent aujourd’hui coincés, verrouillés dans une position d’infériorité dans un domaine fondamental désormais de la puissance stratégique en général, que ce soit le domaine stratégique conventionnel ou le domaine stratégique nucléaire. (Le domaine tactique est également affecté, la technologie de l’hypersonique affectant tous les niveaux de l’affrontement militaire du fait de l’absence possible de défense du côté US, en l’état actuel des choses, et compte tenu notamment des capacités de guerre électronique où les Russes ont fait là aussi d’importants progrès et sont également dans une position dominante.)

Un des aspects très remarquables de cette situation, c’est l’absence de réactions du pouvoir politique, et notamment parlementaire, depuis qu’il est informé en détails de la situation. Certes, il soutient la “près de douzaine de programmes” du Pentagone, non pas pour rattraper son retard mais pour simplement tenter de revenir à niveau, – par rapport au niveau actuel, dans un laps de temps où le niveau russe aura augmenté d’autant. Au contraire, le pouvoir politique poursuit sa campagne hystérique d’agression de communication, et de politique d’agression des sanctions contre la Russie, comme s’il avait le temps et la sécurité pour déployer cette politique alors que, disons dans l’année qui vient les USA vont se trouver en état de complète infériorité stratégique.

(Cela signifie une situation où les Russes peuvent envisager toute une gamme de première frappe stratégique, même sans nécessité impérative d’en venir au nucléaire, où il mettrait les USA dans une position de totale vulnérabilité, sinon dans une nécessité de capitulation, – c’est-à-dire la situation exactement inverse à celle qu’envisageaient en 2005-2006certains experts US, mais en faveur des USA bien sûr.)

On voit bien qu’on se trouve dans une situation politique et psychologique absolument hors de tout contrôle, avec cet antirussisme qui continue à se développer au niveau du pouvoir politique (DeepState, Congrès, etc.), avec cette politique de menace des USA et de l’OTAN directement contre la Russie alors que l’état d’infériorité militaire du bloc-BAO dans tous les domaines ne cesse de se confirmer. Encore pourrait-on comprendre que cette agressivité se manifestât au niveau d’une politique de “première frappe nucléaire”avant que les nouveaux systèmes russes soient opérationnels, – quoique la situation de cette possibilité est déjà dépassée. Mais non, l’agressivité, sinon l’agression antirusse se fait aux niveaux économique, financier et de la communication, c’est-à-dire en s’étalant sur des laps de temps significatif, comme si la situation militaire était verrouillée, sinon par une supériorité US, du moins par une parité empêchant la possibilité d’une réaction russe dans ce domaine. Or, l’on comprend bien que ce n’est nullement le cas et qu’au contraire au plus le temps passe au plus la supériorité russe, notamment dans ce domaine des hypersoniques, va s’affirmer au niveau opérationnel.

Les derniers développements, qu’on a signalés il y a trois jours, montrent effectivement cette absence complète de prise de conscience au niveau du pouvoir US de la situation :

« Medvedev s’adresse à « Nos amis américains », c’est-à-dire aux gens de la tendance globaliste à Washington avec lesquels sa propre tendance entretient des liens de proximité sur la vision générale de l’organisation du monde. Sa mise en garde est donc beaucoup plus impressionnante, signifiant que, désormais, devant la gravité des sanctions et mesures décidées ou envisagées, le pouvoir russe retrouve son unité pour considérer que la sécurité nationale du pays est directement menacée, et que la menace sera traitée comme telle. La même précision, dans les deux cas (« déclencher un terrible conflit » pour le Géorgie, « ou de toute autre manière si nécessaire » pour les sanctions), montre que, dans la rhétorique employée,le recours aux moyens militaires ne peut plus être écartée pour la riposte russe. »

Les USA se trouvent aujourd’hui dans la position exactement inverse de celle qu’ils avaient en 1956-1957, époque à partir de laquelle ils établirent leur supériorité stratégique nucléaire complète. En 1956-1957, temps du “Missile Gap”, ils développèrent à partir d’un test soviétique d’un missile à longue portée et du lancement de Spoutnik-I l’idée d’une supériorité stratégique soviétique qui n’existait pas, à partir de laquelle ils lancèrent un formidable effort (« 800 missiles à trois étages et à combustible solide en cinq ans pour 17 $milliards ») qui les plaça dans une position de complète supériorité stratégique. Aujourd’hui, ils ont laissé se développer une très réelle position de supériorité stratégique russe sans réagir ; ils se trouvent dans une position d’infériorité stratégique sans vraiment s’en inquiéter, en exerçant des pressions commerciales, financières et de communication de plus en plus agressives et intrusives contre la Russie, en continuant à clamer qu’ils sont la première puissance stratégique militaire du monde en plus d’être la référence démocratique et morale du même monde.

Les USA ont moins besoin de quelques grands généraux, – quoique ce ne serait pas inutile, – que d’une armée de psychiatres compétents.