Jupiter en solde, ou le style de l’emploi

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 2192

Jupiter en solde, ou le style de l’emploi

09 septembre 2017 – Je ne suis pas un très grand lecteur des documents officiels ; j’ai pris l’habitude de plus en plus marquée, ces dernières années, de n’être plus du tout un lecteur d’aucun document officiel, sauf parfois l’une ou l’autre intervention de Poutine. Le monstre immonde (le Système avec son système de la communication) fait l’affaire, pour cette sorte d’affaire de la connaissance des nouvelles et des commentaires que ces nouvelles appellent... Voilà qu’il m’a pris l’idée de modifier pour cette fois mes habitudes ; le résultat est terrifiant.

Je l’avoue et on l’a bien vu, j’ai eu, comme d’autres dirais-je pour me disculper par avance, quelque faiblesse pour Macron en début de mandat ; sa rencontre avec Poutine, ses premières déclarations de politique étrangère... Puis je l’ai un peu perdu de vue, les vacances que voulez-vous. J’ai tout de même entendu le bruit de la chute, lorsque les sondages ont commencé à s’effondrer, et puis une intervention auprès de nos armées dont il est si fier, d’autres encore qui ne me semblèrent pareillement pas très brillantes, entendues de loin, qui de Varsovie, qui de Bucarest... Son discours à la Semaine des Ambassadeurs fin août est passé comme une lettre à la poste, sans qu’aucun écho susceptible de bouleverser mes convictions philosophiques ne parvienne à mes vénérables oreilles.

Mais cette tranquillité fut interrompue il y a deux ou trois jours par un article d’un très estimé confrère qui, plus d’une semaine après, donnait les éléments principaux de ce discours, plutôt sur un ton funèbre. On retrouvait chez Macron tous les poncifs d’une pensée hyperlibérale et postmoderne, mais je ne m’en alarmai pas vraiment ni ne m’exclamai en aucune façon. Je pense qu’un secret instinct autant que la dégradation du “bruit de fond” de l'été m’avaient averti.

Par contre et par curiosité me vint l’idée pour une fois de déroger gravement à mon régime de sauvegarde intellectuelle et, finalement, de lire le discours en entier. Ayant une heure à tuer dans un tortillard belgo-belge pour une rapide escapade dans notre-capitale européenne, je m’équipai dudit texte. J’ai tenu trois ou quatre pages (sur 23) d’une lecture soutenue puis j’ai hissé le drapeau blanc : capitulation sans conditions, “passons à autre chose” comme l’on dit aujourd’hui lorsqu’on sait qu’il faut en sortir et qu’on ignore comment s’en sortir.

... Depuis j’y suis revenu un peu, picorant ici et là, etc. Du fond, je n’ai pas retenu grand’chose sinon rien car, ici, c’est de la forme que je voudrais parler. Disons tout de même, – pour le fond, cette exception-là, – qu’oser affirmer à ses ambassadeurs, en préambule, à la deuxième ligne du troisième paragraphe une chose pareille, aujourd'hui, au rythme où vont les choses et comment elles vont : « Ne nous y trompons pas, le monde a les yeux rivés sur la France » ... Vous vous rendez compte ? Poutine, Trump, les Antifa, Xi, Juncker, Maduro, Merkel, Robert De Niro, le pope François, moi-même, nous vivons tous « les yeux rivés sur la France » et sur la « transformation que nous [moi, Macron] avons [j’ai] engagée » ... Difficile d’y croire à cette affirmation extra-planétaire parce que, en vérité, il faut une telle tension nerveuse pour rester dans cette posture, et de lire là-dessus que le Président nous confirme que c’est bien cela, oui oui, nos yeux “rivés sur la France”, le monde entier. Il en faut, “de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace” comme disait Bayrou avant de devoir quitter le train-En Marche, il en faut pour nous asséner cette vérité-de simulacre et pour la dire comme si on y croyait. Bien, “passons à autre chose”...

Il faut aller au-delà dans le commentaire. Certes, je ne suis pas un juge impartial ni entièrement informé, puisque n’ayant pas tout lu, mais tant pis ; je veux dire, je risque cette affirmation catégorique... Quand vous prenez dans ce texte n’importe quoi de ce qui semble sérieux, un passage ou l’autre où vous croyez qu’il y a une pensée exprimée et non simplement l’annonce d’une nomination ou de la tenue d’une conférence à Paris où le monde entier va se ruer, vous vous trouvez nécessairement confrontés à un amas gluant de mots extrêmement vagues, ces mots passe-partout des salons de la postmodernité, foutus comme ils veulent bien, l’ensemble formant une masse molle et informe, sans goût, terne et gonflée comme l’est un soufflé, si possible à mâchonner avec des allures terribles, en serrant les mâchoires et faisant saillir les maxillaires pour compense par l’effet le vide intense, le Rien considérable, l’Absence sidérante... Enfin, passons à l’examen des preuves piquées au hasard, disponibles, sur étagères à la disposition des belles âmes du temps présent.

Prenez cette phrase, lisez-là ou plutôt mâchonnez-là, elle comprend douze lignes et dix-neuf virgules et constitue un paragraphe à elle seule. (Je mets le suivant, pour le même prix, pour nous éclairer : le passage prétend effectivement nous éclairer sur le rôle sublime dévolu à la France dans le cadre européen, dans le domaine sacré et éternel du numérique.)

Allez-y, lisez, faites-le même à voix haute comme Flaubert faisait de ses phrases, dans cet exercice qu’il nommait “le gueuloir”, – oui, c’est ça, gueulez LA phrase du président Macron, car je pense que cet homme n’est finalement qu’une phrase, qu’il n’a jamais su mettre un point nulle part dans l’espace de sa courte vie... « Nous avons des champions français, européens à constituer, et ce sera l’une des priorités de la politique du gouvernement, mais cela doit aussi passer par une capacité, que nous avons parfois plus négligées que certains de nos voisins européens, je pense en particulier aux Allemands, à définir les standards, les normes, qui réguleront ces espaces, si nous voulons réussir dans le véhicule autonome, nous devons au niveau européen en définir les normes, et le faire au moins en franco- allemand, si nous voulons être les leaders, ce qui doit être fait, de l’intelligence artificielle, nous devons, là aussi, en définir les grandes règles, et tous ces changements porteront des bouleversements profonds qui toucheront la bioéthique, les libertés individuelles et nos droits fondamentaux. »

» Nous devons les penser, en lien avec nos principaux partenaires, parce que c’est le rôle de la France de créer le cadre de régulation multilatérale de ce monde qui advient pour pouvoir aussi y porter ses propres intérêts, et de le faire de manière européenne pour ne pas subir la régulation de fait, qui est la loi du plus fort, que nous subissons aujourd’hui. »

Maintenant, cet autre exemple, il y est question je crois de “l’identité de la France” ; en effet, il y est dit, dans un même souffle, qu’à la fois “la France a besoin de faire entendre son identité”, à la fois, immédiatement après, qu' elle a “besoin de savoir qui elle est et qui elle va devenir” ; bon, je comprends bien, la France va faire entendre qui elle est (son identité) et en même temps elle a besoin de savoir qui elle et de savoir qui elle sera (son identité) ; donc elle va affirmer son identité et en même temps elle va chercher son identité, celle de today et celle de tomorrow ; et en plus, ceci qu’elle a “une voix originale”, que c’est “une voix d’expérience et d’espérance” (trouvaille venu de Libé, ça sonne bien, ces deux mots ensemble !) à faire entendre avec son identité pour mieux savoir ce que c’est que son identité, – tout ça, ne pas oublier, à mâchonner au milieu de l’admirable symphonie, type-Hymne à la joie pour séduire Merkel-Europe, interprété par “le concert des nations”...

Il s’agit d’un des derniers paragraphes vers la fin, là où l’on pérore la péroraison tandis que les ambassadeurs, bons serviteurs-du-prince bien formés aux normes et régulations nouvelles du jugement souverain, identitaire et pérenne, commencent à glousser des applaudissements encore rentrés et autres compliments qu’ils peaufinent pour pouvoir mieux, comment dit-on en français-Quai d’Orsay ? Comment dit-on “cirer les pompes” du Président-Démosthène, du Leader-Isocrate, certes, avec l’élégante distinction du Quai ? (Écoutez là-bas au loin ce fou-rire inextinguible, identitaire et souverain : Richelieu, Vergennes et Talleyrand qui n’arrivent pas à se ravoir, ressuscités pour mieux mourir de rire dans leurs tombeaux.)

« C’est l’enjeu des transformations que nous voulons mener, mais une responsabilité aussi, parce qu’il revient à la France, dans ce nouveau jeu mondial, de définir un nouvel humanisme au cœur des mutations, qui affectent l’idée même que l’on se fait de l’humain. Au-delà de la sécurité, au-delà de la souveraineté, la France a besoin de faire entendre son identité, elle a besoin de savoir qui elle est et qui elle veut devenir, elle a besoin de diversité, d’humilité et de fierté, car la France, si elle en a la volonté et s’en donne les moyens, conservera toujours une voix originale dans le concert des nations, une voix d’expérience et d’espérance, aspirant à un ordre multilatéral de progrès et de justice, soucieuse de toutes les crises, attentive à tous les enjeux globaux, environnementaux, numériques, de développement. »

Voilà, compagnons, il ne reste plus qu’à “définir un nouvel humanisme” : rendez-vous au golf, on en parle à la buvette et l’on “passe à autre chose”.

Bien, l’on sait assez, comme dit la baleine qui est cet animal sublime que nous offre la nature du monde, que je ne suis pas ennemi des phrases longues. Je m’en explique toujours lorsque l’occasion s’en offre à moi, et c’est aussi pour une bonne part le sujet de ce texte que j’ai nommé Le désenchantement de Dieu ; mais ses phrases à lui, Macron, c’est-à-dire à son staff représentatif de son état-major de com’, sont des phrases longues parce que libérées de toute obligation de logique et d’intuition, d’esthétique, de style, de grandeur, de rythme, c’est-à-dire que ce sont des phrases courtes jusqu’au rien et fermées à mesure, mais démesurément agrandies, tirées, déformées monstrueusement, comme une sorte d’addition de riens (dix-neuf virgules ! Pourquoi ne pas s’en tenir qu’aux virgules, sans mots et sans lettres ?). C’est la fameuse phrase de Voltaire sur son style “clair” donc court préfigurant le moderne, mais avec le “petit ruisseau” complètement à sec, réduit à Rien, à la poussière infâme et stérile, la sécheresse du dérèglement climatique, le “petit ruisseau” devenu immense désert. (Voltaire : « Vous trouvez que je m’explique assez clairement : je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. »)

C’est une inversion totale de la langue, le style transformé au hachoir, la signification réduite au Néant du Rien, l’esprit devenu désert de la mort, surface lunaire, déconstruction de la poussière en encore-plus poussière... « Va jouer avec cette poussière », conseillait Montherlant, par avance, au Président et à son speechwriter-simulacre.

Pour vous dire tout, je vous confirme que je ne me suis même pas intéressé au fond, parce qu’avec une telle forme le fond est nécessairement sans fond, au-delà des Abysses, passé le Styx et même pas arrêté par Cerbère qui se fiche du Rien. D’ailleurs, retournons la remarque, l’importance ou la gravité de ce désintérêt est assez moyenne, car le fond n’importe plus quand il est habillé d’une telle forme. Je vous dirais tout net que c’en est au point du simulacre quand il se fait inversion de lui-même, où je ne désespère nullement de Macron, et je le crois capable de faire, par inadvertance, réaction d’hybris de marché aux puces, de bravache du Jockey Club, des choses assez drôles et qui pourraient s’avérer délicieusement et involontairement antiSystème ; par exemple mais bon exemple puisqu’exemple de poids, si la mère Merkel en venait à se faire trop insistante, à sa manière, notamment en voulant lui confisquer ses joujoux jupitériens. Nous sommes à ce stade où le sapiens, réduit à rien, ne compte plus pour grand’chose dans ses vices les plus grands, et par inadvertance certes, peut provoquer des effets qui acquéraient, en se développant, des vertus inattendues qui l’étonneraient lui-même, le sapiens.

En attendant, j’encourage nettement Mélenchon à lancer son insurrection. Jupiter peut nous faire une colère et, dans son cas encore plus que pour le commun au-dessus de lui, la colère est mauvaise conseillère et pourrait entraîner la France dans le tourbillon crisique en cours, au moins comme vedette américaine.

Donations

Nous avons récolté 1210 € sur 3000 €

faites un don