Ma “vérité-de-situation”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ma “vérité-de-situation”

18 octobre 2015 – Pour prendre le philosophe-métaphysicien à revers, ou à contrepied c’est selon, je pêche dans son texte sa proposition sémantique actant l’avancement de son concept et je mélange les deux étapes en un “vérité-de-situation”. (Voir le passage :

« Et, à partir d’ici, nous proposons, pour confirmer l’emploi du concept mais continuer à le distinguer en tant que tel, d’utiliser une autre forme, – les tirets de vérité-de-situation remplaçant les guillemets de “vérité de situation”, – qui sera de plus en plus privilégiée par nous. »)

Cette façon de commencer ne fait que présenter sous la forme d’une pirouette le commentaire informel et officieux de ce Journal dde.crisis accompagnant le texte du Glossaire.dde sur vérité-de-situation & Vérité.

C’est un problème bien grave mais fort simple qui est abordé dans le texte du Glossaire.dde, auquel je suis confronté tous les jours, comme chacun d’entre vous, de la façon la plus simple qui est de comprendre que, pour chaque ligne lue, il faut craindre d’être la victime de l’un ou l’autre mensonge, la dupe d’une communication truquée. Pour l’aborder, il faut reconnaître que le philosophe-métaphysicien, ou pseudo-métaphysicien comme je vais dire affectueusement, ne semble pas prendre la voie de la simplicité. Ainsi en est-il souvent lorsqu’un pas de plus est fait dans l'avancement du Glossaire.dde ; il y a une plume qui écrit, emportée par la rigueur du raisonnement et toute entière concentrée sur les obstacles de la description du cheminement de la chose ; il y a une autre main, qui tient une plume plus légère, qui virevolte, de-ci de-là, plutôt comme un chevau-léger autour de la cavalerie lourde des cuirassiers ; ici, les mots volent et virent parce qu’ils sont laissés à leur liberté et n’ont pas l’intention de s’aventurer dans des expéditions lointaines et mystérieuses, là ils sont regroupés et harnachés en phrases parcourues et maintenues de structures qui les protègent comme ferait une cuirasse qui pourrait aisément paraître contraignante.

On devine ce qui vient sous ma plume, moi qui me targue d’être chevau-léger (*) dans cette circonstance et dans ce cadre bien défini pour le ton et la manière du Journal dde.crisis.  “Harnachés” ? Phrases “parcourues et maintenues de structures” ? “Cuirasse” ? Tout cela me paraît bien lourd, comme la cavalerie du même qualificatif. Je sais parfaitement, parce que je connais le bonhomme comme s’il était un autre moi-même, ce que va ma répondre notre pseudo-métaphysicien. Comme tout bon cuirassier, il va répondre par une contre-attaque qui est une charge … Il a Voltaire en bandouillère, ce prince ricanant du “style moderne”, court et incisif, qu’il va retourner contre ses critiques. Un jour, le pseudo-métaphysicien, qui lisait Sainte-Beuve lisant Jean-Jacques et abreuvant sa critique, bien entendu, à ce même Voltaire, le pseudo-métaphysicien donc tomba sur cette citation. C’est une lettre de Voltaire à un nommé Pitot, datant du 20 juin 1737, et Sainte-Beuve en retire cette phrase :

« Vous trouvez que je m’explique assez clairement : je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. »

Puis le commentaire de Sainte-Beuve, qui s’y entendait pour décocher des flèches à fleuret moucheté, sans en avoir l’air et en ayant l’air de célébrer le talent et le brio de sa cible : « Il [Voltaire] disait cela en riant ; on se dit ainsi à soi même bien des demi-vérités. » (Pourquoi “demi”, me suis-je souvent demandé ? Parce que Sainte-Beuve était un critique audacieux et subtil à la fois, qui savait dire son fait tout en retenant les coups, – avec ses flèches à demi-fleuret moucheté...)

Ce que notre pseudo-métaphysicien veut dire, – je me fais ici, ou je crois me faire l’avocat du diable, – c’est que la recherche appuyée sinon ostentatoire de la clarté, du naturel, de la “nervosité de la langue”, du dépouillement, du naturel réduit à l’essentiel sinon à la spontanéité élevée en vertu, cache parfois, et peut-être souvent qui sait, une paresse de la plume lorsqu’il s’agit de décrire ce que l’esprit et surtout d’autres forces cachées découvrent pour elle et lui enjoignent de dire. Dans ce cas, la plume sacrifie à la pose, et les “petits ruisseaux ... transparents parce que peu profonds” ressemblent à l’écume des jours qui satisfait à l’effet ; et l’on sait que, dans notre époque d’inversion où l’on a appris en toutes choses le péremptoire, le comble de l’effet c’est de dire qu’on n’en cherche aucun. Certes, en écrivant cette phrase que cite Sainte-Beuve, dit le pseudo-métaphysicien, “j’entends Voltaire ricaner car lui il sait, naturellement” ; Voltaire est tout sauf stupide, et il porte jusqu’au pinacle son génie de la simulation et de manipulation ; il sait que sa langue, dont on lui fait grande vertu parce qu’elle dédaigne l’effet des phrases mesurée trop longues et ignore qu’elle doit être la traduction des choses les plus complexes du monde autant que la description des élans les plus sacrés, a obtenu effectivement l’effet qui assure sa célébrité dans les salons. Cette affaire autour de Voltaire, dit encore notre pseudo-métaphysicien, n’est pas indifférente parce qu’elle se passe au XVIIIe siècle qui est le siècle de la libération du grand langage classique renvoyé au magasin des vieilleries accessoire et qu’elle est aussi l’époque du triomphe du “persiflage” qui va constituer une arme terrible pour épuiser la psychologie et la préparer à la capitulation devant la modernité. (...Pas un hasard non plus si la première fois que l’emploi du mot “persiflage” est signalé, l’est sous la plume du même Voltaire. Il apparaît exactement en 1734 dans un écrit de Voltaire, dans une de ses correspondances sous la forme d’une lettre à Maupertuis, et nul ne sait d’où vient ce mot :

« Savez-vous que j’ai fait prodigieusement grâce à ce Pascal ? De toutes les prophéties qu’il rapporte, il n’y en a pas une qui puisse honnêtement s’expliquer de Jésus-Christ. Son chapitre sur les miracles est un persiflage. Cependant je n’ai rien dit et l’on crie. Mais laissez-moi faire. Quand je serai une fois à Bâle je ne serai pas si prudent. »)

Il y a tant et tant à dire sur cette question de la langue, qui me taraude plutôt en surface puisque la fonction du chevau-léger est plus de butiner et d’éclairer la beauté du monde et les travers des sapiens que d’explorer les profondeurs de l’âme de l’univers et du cosmos, mais qui est sans aucun doute le sujet d’une profonde méditation de notre pseudo-métaphysicien puisqu’il est du côté des cuirassiers de la cavalerie lourde. Je sais qu’il possède à cet égard nombre d’armes non moins lourdes, de munitions terribles, d’emportements formidables au nom desquels il proclame que son écrit et sa parole ne dépendent ni de son choix, ni de son goût. Ainsi aime-t-il à citer Gorge Steiner, dans une conférence donnée à Bruxelles en 1982 et reprise dans Les Logocrates (L’Herne, Essais et Philosophie, 2003) :

« Le point de vue “logocratique” est beaucoup plus rare et presque par définition, ésotérique. Il radicalise le postulat de la source divine, du mystère de l’incipit, dans le langage de l’homme. Il part de l’affirmation selon laquelle le logos précède l’homme, que “l’usage” qu’il fait de ses pouvoirs numineux est toujours, dans une certaine mesure, une usurpation. Dans cette optique, l’homme n’est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n’est pas propriétaire de la “maison du langage” (die Behausung der Sprache), mais un hôte mal à l’aise, voire un intrus… »

Parmi les grands “logocrates”, Steiner désigne évidemment Joseph de Maistre, dont le travail et le jugement portent, dans ce domaine transcendant du mot et de l’écrit, sur l’origine divine de la langue et marquent la chute irrémédiable de notre-modernité dans le langage sans cesse réformé, dans le sens du trop-fameux “le-style-c’est-l’homme” alors que l’homme de cesse de chuter. Pour Maistre, écrit Steiner,

«[i]l existe un accord ontologique entre les mots et le sens parce que toute parole humaine est l’émanation immédiate du ‘logos’ divin. » [...]   « [Maistre] fit valoir la congruence essentielle existant entre l’état du langage, d’un côté, la santé et les fortunes du corps politique de l’autre. En particulier, il découvrit une corrélation exacte entre la décomposition nationale ou individuelle et l’affaiblissement ou l’obscurcissement du langage : “En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage”… »

Cette question du langage fascine les Russes, également, et ce n’est pas pour rien. Il y a, dans cette préoccupation de l’origine divine de la parole au travers de leurs langues respectives, ou de l’image qu’ils s’en font, quelque chose qui unit les Français et les Russes, ou plutôt les pensées ou les âmes poétiques dirais-je comme l’on dit âmes héroïques, d’influences ou de couleurs française et russe. Ceci, par exemple, que me sort, comme nouvel argument, notre pseudo-métaphysicien, qui vient du sociologue Kara Morza, via Vladimir Volkoff (***), et qui semblerait justifier d’une certaine façon, à ses yeux, certaines des choses (notamment sur l’imprimerie) qu’il dit, et la façon dont il les dit, dans son Glossaire.dde : vérités-de-situation & Vérité :

« Quand l’homme lisait un manuscrit au Moyen Âge (d’ordinaire collectivement, à haute voix et en chantant), ce n’était pas un dialogue : l’homme, comme un pèlerin, suivait le texte en direction de la vérité qui y était cachée. […] Le texte était un labyrinthe, presque une icône. […] On ne pouvait le discuter, on ne pouvait que le commenter. L’imprimerie a donné un autre type de livre, qu’on lisait et qu’on relisait pour soi, en méditant et en contredisant l’auteur. Le lecteur est devenu un coauteur et la lecture une création. »

... En fait d’“avocat du diable” et de chevau-léger, je l’avoue, on pourrait faire mieux. A relire ce texte décousu où j’ai voulu désigner le pseudo-métaphysicien parce qu’il me semble figurer un peu trop le cuirassier héroïque chargeant à Reichshoffen (« Ah, les braves gens ! » disait l’Empereur), pour un résultat qu’il est de coutume de juger inutile et inutilement sanglant, je m’aperçois que je lui ai donné en fait des armes pour me faire taire en écrivant un peu le contraire de ce que j’aurais voulu faire sentir. Il est vrai que le chevau-léger n’a pas l’habitude de plaider tandis que le pseudo-métaphysicien a ça dans la plume comme on l’a dans le sang. Finalement, je suis conduit à l’observation que le chevau-léger et le cuirassier ne sont pas si éloignés qu’on croit, pour autant que chacun remplisse sa mission à sa manière, dans son genre ; ils ont en commun d’aimer le cheval, cette noble et superbe bête qui sait bien, elle, à quoi sert leur combat.

Le chevau-léger s’en tire toujours par une pirouette tandis que le cuirassier poursuit sa course effrénée. Le chevau-léger tourne, le cuirassier charge. Sans doute sont-ils tous les deux nécessaires, et un peu fous bien entendu. (C’est la pirouette dont je parlais.)

 

Notes

(*) ... On dirait aussi le “hussard”, symbole d’une école littéraire qui se voulait le contraire d’être pédagogique et qui célébrait la phrase courte et tranchante comme un coup de sabre. Pourtant... L’un des “hussard” les plus célèbres, lorsqu’il s’y mettait sous son vrai nom de Jacques Laurent et nous donnait Les Bêtises, Prix Goncourt s’il vous plaît, ne détestait pas les phrases labyrinthiques et pleines de recoins cachés ; et on ne lui donnait pas tort.

(**) Cité par Sainte-Beuve, dans l’article “Jean-Jacques Rousseau”, Panorama de la Littérature française, Le Livre de poche, 2004. Il est vrai que l’un des sports favoris de tout grand critique ou commentateur de la littérature française est de célébrer la détestation tenace qui opposait le ricanant (Voltaire) au furieux (Jean-Jacques) ; tous les deux grands esprits et belles plumes, mais des caractères impossibles...

(***) Volkoff, ce Russe francisé au rire sardonique qui entretenait avec constance une foi orthodoxe dont il se servait comme d’une provocation dans les salons où il ne dédaignait absolument pas de parader. Moi-même qui l’ai fréquenté en 1984-1987, je n’ai jamais pu, Dieu soit loué, me faire une idée précise de lui, exactement comme dans la qestion de la labngue et du style. Entre agent secret triple ou quadruple, mondain impénitent et séducteur accessoire de minettes, Russe et orthodoxe sans retour ni la moindre concession, et enfin écrivain et polémiste qui termina sa vie en montrant, lui qui était presque-américaniste à force d’antisoviétisme affiché, qu’il avait finalement saisi avec fermeté l’essence de la crise du monde.

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