Inéluctabilité de la voie sacrée

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Inéluctabilité de la voie sacrée

• Ce texte se propose de faire une appréciation générale de la situation à partir du constat de l’extrême importance et de l’extrême gravité de la crise de l’américanisme (plus encore que “la crise des USA”), c’est-à-dire la “crise de l’américanisme” prise comme la crise de la Modernité, et donc la crise d’une civilisation, de “notre civilisation devenue contre-civilisation” (autre énoncé pour notre GCES, crise dite “de l’Effondrement du Système”). • Pour l’énoncé et l’analyse de la chose, nous citons longuement une partie importante de la dernière analyse d’Alastair Crooke, du 13 novembre, dont la démarche rencontre parfaitement la nôtre quant à la dimension de “crise de civilisation” en cours aux USA. • Il s’agit de considérer cette crise dans la perspective de la crise de la période de l’Âge des Lumières et, aujourd’hui, en directe connexion complémentaire avec la crise dite-sanitaire du Covid19. • Trump ou Biden, etc. ? Nous sommes bien loin de ces considérations qui animent nos débats, quand nous pensons sérieusement à ce qui se passe aux USA, alors que les Américains eux-mêmes, obsédés par Trump, se rendent difficilement compte de ce qui leur arrive, tout en ressentant le poids. • Les événements n’ont pas besoin de nous, pour bouleverser notre destin, si nous sommes encore conscients d’avoir un destin.

15 novembre 2020 – Comme toujours, comme nous le répétons à chaque occasion depuis le 11-septembre d’il y a presque vingt ans, les fantastiques événements se déroulent sous nos yeux qui paraissent parfois aveugles :

« D’abord, il y a ceci : en même temps que nous subissions cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observions cet événement en train de s'accomplir et, plus encore, nous nous observions les uns les autres en train d’observer cet événement. L'histoire se fait, soudain dans un déroulement explosif et brutal, nous la regardons se faire et nous nous regardons en train de la regarder se faire. On sait également que ceux qui ont décidé et réalisé cette attaque l’ont fait parce qu’ils savaient qu’existe cet énorme phénomène d’observation des choses en train de se faire, et de nous-mêmes en train d’observer. Le monde est comme une addition de poupées russes, une duplication de la réalité en plusieurs réalités emboîtées les unes  [dans]  les autres. » (Premier paragraphe du texte de l’essai « Des tours de Manhattan aux jardins de l’Élysée », du livre « Chroniques de l’ébranlement », de Philippe Grasset [éditions Mols, 2003].)

“Comme toujours, comme nous le répétons à chaque occasion depuis le 11-septembre”, la grande révolution cognitive de cette époque ‘étrange’, – et cette révolution permettant l’événement principal de la chute de notre civilisation, – est bien de voir se dérouler la très Grande-Crise de l’effondrement de notre civilisation (GCES), et cela effectivement sous notre regard qui paraît le plus souvent bien impuissant, sinon déformant, dans l’identification du phénomène. Ce que ressentons, c’est ce que nous percevons, c’est-à-dire la puissance cosmique du phénomène, qui nous interdit de prétendre poursuivre nos entreprises comme si rien ne se passait. Cette attitude à la fois inconsciente, à la fois complice vis-à-vis de l’événement, joue un rôle d’accélérateur de l’événement ; et plus l’événement accélère, moins nous le comprenons pour ce qu’il est mais contribuons encore à son accélération ; ainsi, ayant peut-être inventé une sorte de ‘mouvement perpétuel divin’, et toujours à notre insu, “de notre plein gré” ou de quoi que ce soit d’autre.

Alastair Crooke aborde sans aucun doute l’essence même de l’événement cosmique en cours, dans son “Conflicts Forum’s Weekly Comment” du 13 novembre, avec son titre de « America’s Struggle towards a New Civilisational Paradigm ». Nous lui empruntons une part importante de son texte, décrivant à la fois la signification de l’événement en cours aux USA comme un ‘changement de civilisation’ ; les processus institutionnels qui favorisent cette évolution de “l’événement en cours” ; la signification globale de cet ‘événement en cours’, c’est-à-dire de la chute d’une civilisation qui, pour avoir été portée à son sommet matriciel et peut-être satanique par les USA, n’en est effectivement pas moins globale.

On observera deux situations techniques qui sont d’abord des occurrences linguistiques, qui permettent de mieux embrasser la description de la démarche contenue dans ce texte, et peut-être sa signification profonde :
• l’emploi par Crooke des ‘codes’ adoptés d’une façon assez anodine, simplement à partir de la cartographie électorale où la tradition s’est établie de mettre en bleu les États démocrates et en rouge les États républicains, – d’où l’emploi de ‘bleu’ pour tout ce qui est démocrate, de ‘rouge’ pour tout ce qui est républicain ; il est vrai que ces couleurs semblent parfois décalées par rapport à la description symbolique à laquelle on est habitué : ainsi de faire des républicains conservateurs les ‘rouges’ de l’aventure ; peut-être que les démocrates, eux, sont plus à l’aise s’ils ont découvert que les soldats des armées de la Révolution étaient baptisés ‘les bleus’, lorsqu’ils s’opposaient aux Blancs légitimistes-royalistes et liquidaient les populations correspondants, comme ils firent en Vendée ;
• la caractérisation d’“icône” donnée à la crise sanitaire Covid19 pour caractériser les deux côtés antagonistes : « Les différences de réaction face au Covid-19, confinement ou pas, ont creusé ce fossé au point que cette crise sanitaire est devenue l’icône de ce qui divise et sépare l’Amérique aujourd’hui. » Cela renforce l’appréciation que nous proposons selon laquelle la crise-Covid19 est une crise capitale essentiellement du fait rôle d’intermédiaire qu’elle joue, en liant les crises entre elles, en empêchant le Système de réinstaller une ‘normalité’ facilement manipulable, en fixant les antagonismes, en se politisant aisément pour entretenir ces antagonismes, etc.

Voici donc le texte d’Alastair Crooke, seconde et dernière partie de son commentaire du 13 novembre...

« ...Vers un nouveau paradigme civilisationnel

« L’Amérique frissonne.  Il ne s'agit pas seulement de “politic as usual”.  Il ne s'agit même pas du président Trump (bien que la plupart des partisans des ‘Bleus’ le croient).  Il ne s’agit même pas seulement de l’Amérique.  Il y a des moments où, – collectivement, mais aussi individuellement, – les civilisations arrivent à une bifurcation.  La civilisation américaine et ouest-européenne se trouve à un tel point. Deux pôles, les élites côtières et le centre de l’Amérique, entrent en collision, et les étincelles et le métal tordu résultant de ce choc frontal alimenteront le brasier qui forcera la ‘civilisation rouge’ américaine à changer de cap, quel qu’en soit le prix. Les conséquences de cette collision formeront le bouleversement de l’Amérique, et de l’Europe aussi, où les euro-élites ne sont souvent que des simulacres de ces “élites côtières” américaines.

» Quel que soit la personne qui se retrouve à la Maison Blanche, l'Amérique est désormais irrémédiablement divisée. Comme l'écrit l'historien américain Mike Vlahos : “Les progressistes consacrent leur vie à cette mission révolutionnaire, tandis que les électeurs ‘rouges’ jurent tout aussi passionnément de l’arrêter. Ce mot est le titre, la bannière et le proscenium définissant une lutte existentielle : la ‘Transformation’ est le cri de guerre de notre champ de bataille national”. Les Américains des États ‘rouges’ considèrent que l’élection est un ‘coup d’État’ contre eux. Ils estiment que les Américains blancs ont été diabolisés en raison de leur racisme naturel et (tout naturellement) se sentent vulnérables.  Il leur a fallu beaucoup de temps pour le comprendre, mais maintenant ils “comprennent” : la couleur blanche de la peau est considérée par une grande partie de l’Amérique ‘bleue’ comme un suprémacisme ‘pathologique’, et le ‘racisme” pathologique doit être exorcisé, déclame-t-elle.

» Le problème auquel l’Amérique est confrontée est que les initiés de l’Axe entre Big Tech (les GAFAM) et les ‘Bleus’ (démocrates) seront conscients qu'il y a eu des irrégularités électorales. (Les manigances électorales ne sont pas nouvelles aux États-Unis, et l'ampleur de cet épisode reste à prouver.) L’‘Amérique rouge’, elle, clame qu’il y a eu fraude. Une narrative est en cours d'élaboration.  Biden aura un problème de légitimité, – quelle que soit la façon dont l’on tranchera pour trouver une issue.

» Les membres de l'Axe détestent totalement Trump et, de toute façon, considéreraient probablement tout “vol” putatif comme légitime, – afin de se débarrasser enfin de Trump. Peut-être que l’ampleur du soutien apporté à Trump dans les États-clef les a pris au dépourvu.  Après l'échec du Russiagate, et après l’échec de la mise en accusation, l’abandon d’un soutien de pure forme à la démocratie américaine, – en actes, si ce n’est en paroles, – peut avoir semblé être un prix raisonnable à payer. Tout pour sortir de l'impasse...

» “Trump est un raciste et un misogyne. N’est-ce pas suffisant ?  Pointer du doigt les faits n’est pas diaboliser”, rétorquent les supporteurs des ‘Bleus’. En d’autres termes, “Comment les électeurs ont-ils pu être assez bêtes pour glisser deux fois dans l’urne l’enveloppe avec un vote pour Trump ?”. Toute personne ‘rationnelle’ comprendrait que les quatre dernières années ont été une catastrophe permanente, se plaignent ces partisans avec une perplexité furieuse.

» Un professeur d'histoire d'une prestigieuse école américaine suggère cette explication :

» “J’ai une réponse simple pour expliquer cette [mentalité], qui vient de l’observation rationnelle d’étudiants adolescents, pour la plupart issus de milieux aisés. Les élites cosmopolites des médias et du monde universitaire, comme l’adolescent présupposé qui va à l’université, qui a de l’ancienneté et qui a la certitude d’avoir compris monde dans sa globalité, n’ont pas conscience de la nature aveugle et exclusive de leur propre vision du monde ; ce faisant, ils ne comprennent pas toute la complexité de la réalité elle-même.

» “La vision du monde à laquelle je fais référence porte plusieurs noms : rationalisme, laïcité, humanisme, etc. Cette vision émane de ce que j'appelle le mythe des Lumières : l’idée que nous sommes arrivés au monde moderne parce que nous avons complètement abandonné la religion, la tradition et la coutume. C’est l’idée que la modernité a été construite à partir de la base et d’une Idée, par la raison sécularisée. Comme l’expose sans le critiquer le concept classique d’histoire européenne, ‘AP European History’ : ‘Ils [les penseurs du Siècle des Lumières] ont cherché à faire en sorte que la lumière de la raison puisse s’opposer à l’obscurité des préjugés, des traditions dépassées et de l’ignorance, – mettant ainsi totalement en question les valeurs traditionnelles’.

» “Ce qui est remarquable, ce n’est pas la déclaration en elle-même, mais le fait que ses auteurs, comme mes étudiants et les enquêteurs qui ont prédit le carnage électoral que devait subir Trump, considèrent [l’inévitable écrasement de Trump] comme une évidence de la réalité, – par opposition à l’historiographie idéologique, ouverte au débat”  C’est-à-dire qu’ils [les adhérents bleus] ont cherché à apporter la lumière de la raison triomphant de l’obscurité des préjugés, des traditions dépassées et de l’ignorance, en remettant en question les valeurs traditionnelles des électeurs de Trump partout où ils se trouvent.

» Cela nous dit pourquoi la collision est inévitable en fin de compte.  L’esprit du temps exprimé par les [progressistes-sociétaux antitrumpistes] y voit des faits qui ne sont pas sujets à discussion. On ne “fait pas de prisonniers” dans cette guerre pour débarrasser l'Amérique du racisme systémique, – puisque ce sont “des faits”. Le professeur Vlahos nous met en garde : “A la fin de cette partie fondamentale, le résultat souhaité pour notre avenir par les partisans du ‘Réveil’ (Woke) sera une civilisation différente”.

» Voici donc les principaux éléments du naufrage à venir.  Tout d’abord, – contrairement à l’explication de l’hybris du personnage, – l’élection n’a en aucune façon eu de rapports exclusifs avec Trump en tant qu’individu. Le vitriol des ‘Bleus’ est allé bien au-delà de Trump, il a touché 70 millions d’Américains traités de vils, de bigots, de racistes, etc. Proposer que “nous devons nous écouter les uns les autres” n’est pas au programme. Le bromure ne suffit pas. Cette prescription ‘Rouge’ est maintenant verrouillée et prête à l’usage immédiat.

» Deuxièmement, la contestation des résultats des élections a ouvert la voie, non seulement à la mise en cause pour irrégularités de certains votes, mais aussi, dans le cas de la Pennsylvanie, à la saisine de la Cour suprême pour les motifs distincts de violation de la Constitution des États, pour avoir mis en place des règles électorales non autorisées par leurs législature. Cette initiative pourrait avoir des répercussions beaucoup plus larges sur la question des votes par correspondance.

» Plus encore, ce point particulier ouvre la possibilité de persuader les législateurs républicains au niveau des États de choisir des Grands Électeurs autorisés à agir selon leur conscience (s’ils en viennent à croire que le scrutin dans leur État a été entaché d’irrégularités ; cette possibilité est légale dans la plupart des États). Tout cela peut conduire à une situation où le Congrès, s’il le peut, serait l’arbitre pour choisir le nouveau président le 20 janvier, ou conduire à une insurrection de la base démocrate si Biden n’est pas inauguré ce jour-là.

» Bien sûr, comme nous le savons tous, l’application de ‘la Loi’ n’est jamais certaine ; mais ce que fait l'équipe Giuliani, – à part de manipuler les contentieux, – c’est de mettre en scène un ‘déploiement’ public d'irrégularités, d’improbabilités statistiques et de désordre postal.  Il semble que Trump et Giuliani vont écrire leur propre ‘histoire révisionniste’ de l’élection, indépendamment de l'issue des litiges. C'est sans doute la raison pour laquelle le Big Tech (les GAFAM) tente d’étouffer la thèse de la fraude généralisée par opposition à la fraude spécifique. Le déploiement de l’idée de la fraude généralisée lors des rassemblements publics va creuser plus profondément encore le fossé entre les deux Amériques.

» Troisièmement, le Big Tech, avec la presseSystème en soutien, a réprimé ou fermé les sites qui allèguent la fraude généralisée, en les qualifiant de non fondés.  Mais voilà le hic : alors que les ‘Bleus’ se drapent dans le progressisme dans toutes ces occurrences, le Big Tech veut bien parler d'identité et de genre, mais il n’est nullement ‘progressiste’.

» Lui, il se réfère plutôt à la ‘Davos Crowd’ et à son idée de ‘Reset’. S’il devient président, Biden aura besoin des républicains modérés pour faire passer les projets de loi de dépenses, bien plus qu’il n’aura besoin du caucus d’extrême gauche de son propre parti. AOC et The Squad sont-elles des illusions promises à disparaître ? L’administration Biden sera prisonnière de son soutien au Big Tech et à ce ‘Reset’, qui n'est rien d’autre qu’une resucée de plus du vieil universalisme millénaire.

» L’essentiel à retenir est que les Américains vivent, non seulement baignés dans leur mécontentement mais aussi dans un moment historique essentiel. L’Amérique ‘rouge’ s’est éveillée du fait de la brûlure provoquée par le vitriol qu’on lui a balancé. L’action du Big Tech et de la presseSystème a servi à souligner la crise de l’isolement de ces électeurs républicains. En temps de crise, hommes et femmes cherchent des explications, – et des solutions, très vite.

» Nous soupçonnons que le projet “collectiviste” de Davos n’est qu’un de plus dans trois longs siècles de globalisme millénariste, tous qui promettaient un “nouveau monde” et qui ont produit des catastrophes. Non, il est plus probable que ce que nous verrons sera le “libertarisme” des ‘Rouges’ contre le “collectivisme” des ‘Bleus”. Les différences de réaction face au Covid-19, confinement ou pas, ont creusé ce fossé au point que cette crise sanitaire est devenue l’icône de ce qui divise et sépare l’Amérique aujourd’hui.

» Actuellement, les élites côtières aux USA et celles de l’Europe tentent de contenir ces “désordres” pour éviter qu'ils ne versent dans la violence. Ces tensions, craignent-elles, menacent la durabilité de la notion d’une humanité mondiale fondée sur des “valeurs” communes, poursuivant une longue marche vers un ordre et une gouvernance globalistes.

» Pour survivre, l’Amérique ‘rouge’ va revenir aux anciennes valeurs (comme le fait toute société en crise), et essayer de tirer, du récit de leur érosion et de leur négligence, une explication, – une histoire, – de cette détresse qui est la sienne aujourd’hui. Ils peuvent observer que les ‘autres’ valeurs opposées au collectivisme ont toujours surgi des couches profondes de l’expérience et de l’histoire humaines.

» Beaucoup de mécontents d’aujourd’hui n’ont jamais réfléchi aux valeurs civilisationnelles qu’ils vont maintenant chercher à adapter et à renouveler.  Peu importe, ce n’est pas la question ; les graines d’une nouvelle étape dans la suite des crises civilisationnelles ont été semées dans leur psyché collective.  Nous verrons où cela mènera. »

La fascination désintégrée

C’est évidemment une idée que nous poursuivons depuis longtemps, et répétons quand cela importe : l’Amérique comme puissance maîtresse du monde, inspiratrice du monde, simulacre du monde. La puissance américaniste, beaucoup mieux exprimée par la communication et la fascination que charrie la communication, est plus que jamais maîtresse du monde lorsqu’elle menace d’exploser/d’imploser. Sa crise est notre crise et elle est la crise de notre-civilisation par excellence. Cette idée n’a pas cessé d’enfler, de s’enrichir, de s’affirmer, depuis au moins deux décennies d’une façon extrêmement voyante, – pendant que les fascinés volontaires, dont La Boétie a oublié de parler, suivaient avec fascination [What else ?], c’est-à-dire avec délice, la course vers l’effondrement de la puissance qui nous soumettrait tous.

Ainsi dedefensa.org écrivait-il, ‘fasciné volontaire’ de la chute de l’objet de leur fascination le 14 octobre 2009 :

« Nous l’avons déjà écrit et nous le répétons avec force : il ne peut y avoir, aujourd’hui, d’événements plus important pour la situation du monde qu’une dynamique de dislocation des États-Unis d’Amérique. Nous pensons que la crise actuelle est à la fois, et contradictoirement, formidablement amplifiée et formidablement bloquée dans sa compréhension par la puissance de la communication. Ce phénomène ne cesse de dramatiser et d’attiser les conditions de la crise tout en renforçant la pression du conformisme de la pensée dominante pour ne pas mettre en cause les éléments qui sont les fondements de cette crise.
» L’un des fondements est psychologique, avec le phénomène de fascination – à nouveau ce mot – pour l’attraction exercée sur les esprits par le “modèle américaniste”, qui est en fait la représentation à la fois symbolique et onirique de la modernité. C’est cela qui est résumé sous l’expression populaire mais très substantivée de American Dream. Cette représentation donnée comme seule issue possible de notre civilisation (le facteur dit TINA, pour “There Is No Alternative”) infecte la plupart des élites en place; elle représente un verrou d’une puissance inouïe, qui complète d’une façon tragique la “fascination de l’américanisme pour sa propre destinée catastrophique” pour former une situation totalement bloquée empêchant de chercher une autre voie tout en dégringolant vers la catastrophe. La fin de l’American Dream, qui interviendrait avec un processus de parcellisation de l’Amérique, constituerait un facteur décisif pour débloquer notre perception, à la fois des conditions de la crise, de la gravité ontologique de la crise et de la nécessité de tenter de chercher une autre voie pour la civilisation – ou, plus radicalement, une autre civilisation... »

Il apparaît remarquable de constater de quelle manière presque parfaite, – quasi-parfaite comme l’on dit quasi-divine, – les événements, sans le moindre rapport avec nos plans, nos espoirs et nos haines, avec nos agitations vaines et nos initiatives dérisoires, suivent une trajectoire menant inexorablement à la dislocation de la puissance, de l’idée, de la destinée de l’américanisme. Il apparaît clairement que notre propre situation ne pourra tenir si les USA s’effondrent comme ils sont en train de faire, et qu’il y aura bien là la chute d’une civilisation.

Les “autres”, ceux que l’on pourrait considérer comme des pôles de puissance alternatifs, capables de prendre la place des USA, ne le pourront pas parce que la plupart des outils de la domination-fascination sont dans la substance même de cette puissance, et seulement dans elle. Aucune force extérieure, à notre sens, n’est capable de prendre cette place, dans un modèle qui a été conçu par et pour l’unipolarité agressive des USA. Il nous semble même qu’on trouve, dans les mots du vice-ministre russe des affaires étrangères décrivant l’attitude russe vis-à-vis des événements US, comme une sorte de fatalité russe, forgée au feu d’une histoire si intensément tragique, pour nous dire : “Il va y avoir un cataclysme, nous rentrons la tête dans les épaules, nous verrouillons portes et fenêtres et nous attendons que passe la tempête” : « Nous n’avons eu et n’avons aucun contact avec l’équipe Biden. Nous traitons cela comme un changement de temps en-dehors de chez nous, à observer de notre fenêtre. »

Il va de soi et on le sent bien, que toutes les roucoulades et rodomontades autour de Biden et de Trump, les délires conspirationnistes et imprécateurs contre Trump-le-fasciste, tout cela est extraordinairement hors de propos et de saison. La situation où sont nos dirigeants et nos Zélites-Zombies (ZZ), à la fois regardant l’énorme crise (et ainsi, fascinés par elle comme on le fut par les USA) et en même temps n’y voyant rien du tout (c’est-à-dire n’y comprenant rien du tout), est complètement conforme à ce que nous savons et observons d’eux par ailleurs.

Le plus remarquable dans l’évolution présente est l’absence relative de violence excessive par rapport à ce que l’on peut attendre dans cette sorte d’événement ; ou plutôt doit-on parler d’inutilité de la violence, selon ce qu’on entend d’habitude dans ce concept ? Il semble que la tension formidable de la communication, avec les haine extrêmement fortes, les simulacres et les narrative, le processus presque ‘naturel” de dissolution et de déconstructuration de toutes les formes les plus nécessaires à l’équilibre social, les effets de ceci et de cela sur les psychologies, suffisent pour propulser la crise vers un paroxysme toujours plus haut, toujours plus décisif, sans la désamorcer en aucune façon.

Bien au contraire, comme on le lit chez Alastair Crooke, on passe dans l’ampleur de l’événement, c’est-à-dire la proposition de plus en plus perçue comme cohérente que l’on est en train de passer à un ‘nouvel âge’ et surtout en s’appuyant et en se justifiant de cette action sur une opposition féroce à ce qui est en place, sans véritable difficulté, sans réelle argumentation de déni ; passant d’une affaire presque provinciale d’illégalité électorale réalisée par des corrompus notoires et des menteurs coutumiers, au naufrage catastrophique d’une Idée tenant la civilisation en place, laquelle prétendait proclamer la Fin de l’Histoire et continuant sa prospective avantageuse en tenant bon sur le remplacement de l’intelligence humaine par l’AI, selon les conceptions des philosophes absolument éclairés et si sûrs d’eux qui dirigent Google et autres GAFAM fourrés aux $milliards de monnaie de singe.

(On concédera néanmoins que ce dernier point sur les espérances de l’AI n’est pas vraiment incroyable ni catastrophique lorsqu’on contemple ce que les directions politiques de l’espèce, prétendument animées par une intelligence humaine ‘naturelle’, parviennent à produire par les temps qui volent. Cela ne justifie en rien l’AI, ni ne lui donne la moindre ‘chance’ d’exister vraiment, mais cela fixe les responsabilités et les complicités.)

Ainsi n’est-il pas effectivement assuré que cet effondrement doive passer par les violences considérables que l’on prévoit et attend en général pour cet événement. Il se confirme par ailleurs que cette dévastation intellectuelle de l’ordre établi se fait le plus simplement du monde, par le biais d’un intense pourrissement intérieur de cet ordre, aboutissant à sa formidable fragilité dans la perception intuitive qu’on en a. Ainsi le paradoxe est-il qu’on est largement fondé à affirmer que l’ordre en place, le Système si l’on veut, est d’une puissance technique, technologique, physique et matérielle, absolument sans égale et quasiment-absolue, alors qu’il s’avère d’une fragilité extrême jusqu’à l’autodissolution dans sa structuration, dans ce que l’on pourrait nommer sa légitimité psychologique.

Cette idée n’est évidemment pas neuve ni originale, comme toutes les grandes idées, et les USA n’ont cessé d’en suggérer la vérité par leur existence, leur prétention, les nombreux simulacres qu’ils ont essaimés à travers le monde. Elle s’appuie a contrario sur la nécessité de l’ordre, de l’harmonie et de l’équilibre, trois vertus de forme et d’esprit qui définissent la formule des choses et des arrangements durables jusqu’à s’installer dans l’essence métahistorique. On est ainsi conduit à présenter et à développer sans frein l’hypothèse que la “civilisation devenue contre-civilisation”, c’est-à-dire avec le véritable hold-up, ou kidnapping, dont fut victime notre civilisation originelle qui luttait déjà pour sa survie, à la fin du XVIIIème siècle, lors de l’événement que nous avons décrit comme le ‘déchaînement de la Matière’, l’hypothèse donc que “civilisation devenue contre-civilisation” installait avec elle à l’origine les conditions de son effondrement ; cet effondrement ressemblant alors, dans la perspective des meilleures sources jusqu’à citer Lincoln lui-même, à un véritable hara-kiri.

Entre d’autres et avec d’autres, après et avant d’autres, l’historien des civilisations Arnold Toynbee avait clairement, – quoique discrètement, étant Britannique, – identifié à partir de ses connaissances et de son intuition la fatalité du sort de cette pseudo-‘civilisation occidentale’ dans ses écrits de la fin des années 1940. On cite ici un passage de « La Grâce de l’Histoire » (Tome-I), se rapportant à cet aspect et de notre ‘civilisation’, et des conceptions de Toynbee identifiant parfaitement le déséquilibre par déformation de cette ‘civilisation’ sur elle-même et sur l’Histoire en général, sans réelle référence métahistorique objective puisque s’installant elle-même comme la référence métaphysique objective ultime de l’Histoire.

« ...Le point fondamental de cette ambiguïté [de la puissance et de la durabilité de notre ‘civilisation’] est bien en ceci qu’en même temps qu’il prévoit cette ‘occidentalisation’ du monde, disons d’une façon objective, sans trop paraître en faire la critique malgré tout, Toynbee réalise une critique disons indirecte mais à potentialité fondamentale et bouleversante de cette civilisation occidentale-mondiale. Nous dirions qu’il s’agit, à cet égard, de sa position la plus intéressante et la plus enrichissante, celle où il reste pleinement historien des civilisations tout en considérant l’‘actualité civilisationnelle’. Ainsi, en remettant constamment la civilisation occidentale à sa place, c’est-à-dire comme un élément de la relativité de l’histoire des civilisations et non comme quelque chose de différent, d’unique, voire de sublime comme l’esprit de la modernité s’est accoutumé à en faire la promotion jusqu’à faire de ses ‘valeurs’ des éléments objectifs sinon supra-humains de la condition humaine réalisée et qui ne peut donc se réaliser qu’au sein de cette civilisation, Toynbee détaille pour son analyse quelques considérations qui ne semblent servir qu’à l’argumentaire qui paraîtrait de circonstance, et qui sont en réalité fondamentales. Il en va dans ce sens lorsqu’il explique cette subjectivité ‘objectivée’ de facto du regard de l’Occidental sur sa propre civilisation, c’est-à-dire pour nous cette déformation du regard du moderne sur l’accomplissement de la modernité : le regard déformé de l’Occidental dépend d’un “horizon historique [qui] s’est largement étendu, à la fois dans les deux dimensions de l’espace et du temps”, mais dont la vision historique “s’est rapidement réduite au champ étroit de ce qu’un cheval voit entre ses œillères, ou de ce qu’un commandant de sous-marin aperçoit dans son périscope”.»