Hypersonique catastrophe

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Hypersonique catastrophe

• L’USAF abandonne l’un des deux programmes de missiles hypersoniques qu’elle développe en catastrophe depuis 2019, ayant mis quelques mois pour accepter l’idée que la Russie avait 5-10 ans d’avance dans ce domaine. • C’est une catastrophe stratégique, mais également technologique. • L’on est fondé à se poser la question de savoir si les USA sont encore capables de produire des armements avancés utilisables dans  d’autres théâtres d’opération que les ‘blockbusters’ hollywoodiens. • L’on est fondé à mettre en question le technologisme.

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L’USAF a annoncé qu’elle abandonnait l’un des deux programmes (connus) de missiles hypersoniques US, le AGM-183A, connu aussi sous sa désignation de ‘Air-launched Rapid Response Weapon’ (ARRW). L’acronyme étant fort proche de ‘Arrow’ (flèche) comme on le prononce, on en arrive au stade du film fameux “La flèche brisée” (1950), qui contait l’histoire malheureuse du fameux chef indien Cochise. Aux USA, on est donc toujours proche de l’hollywoodisme, mais cette fois tout le contraire de l’allure triomphante, – et le destin de l’ARRW étant peut-être une sorte de revanche posthume de Cochise. L’abandon du programme marque en effet un très sérieux revers dans le développement des armes hypersoniques aux USA, ceux-là qui accusent déjà un terrible retard sur la Russie et la Chine.

ZeroHedge.com’ publie la nouvelle, en terminant son rapide compte-rendu par cette question désolée et furieuse comme jugement du travail du Pentagone dans ce domaine essentiel pour l’armement :

« Pourquoi les États-Unis sont-ils en retard dans la course aux armements hypersoniques ? »

Bonne question, même si un peu courte... Question, à la suite du constat désolé des rapides événements de communication rapportant la tactique gênée de l’USAF pour révéler ce retard à des auditions de parlementaires plutôt excédés par la nouvelle.

« Le secrétaire adjoint à l'acquisition de l'armée de l’air (USAF), Andrew Hunter, a confirmé ce développement majeur lors d'un témoignage devant une sous-commission des services armés de la Chambre des représentants, mercredi. Il a déclaré que l’USAF n’avait pas l'intention de poursuivre l'acquisition de l'arme connue sous le nom de AGM-183A Air-launched Rapid Response Weapon (ARRW).

» Breaking Defense’ avait rapporté plus tôt que l'ARRW fabriqué par Lockheed Martin pourrait être en danger, citant le secrétaire de l'armée de l'air Frank Kendall, qui avait déclaré à la sous-commission de la défense de la House Appropriations lors de son témoignage sur la demande de budget 2024 du service cette semaine que le test du 13 mars n'était “pas un succès”.

» “Celui que nous venons d'avoir n'a pas été un succès. Nous n'avons pas obtenu les données dont nous avions besoin pour ce test... Nous sommes en train de l'examiner pour essayer de comprendre ce qui s'est passé”, a déclaré M. Kendall aux législateurs. »

Il y a eu une certaine confusion dans l’annonce de l’abandon de l’ARRW, qui s’est faite en plusieurs étapes en quatre-cinq jours, une décade après l’échec du test du 13 mars.

• Vendredi dernier, donc, Kendall annonçait l’échec du test sans tirer aucune conclusion décisive, mais suggérant que d’autres tests pourraient avoir lieu et nous rassurant sur le destin du deuxième programme d’essai d’un hypersonique.

« Kendall avait suggéré que d'autres tests pourraient déterminer le sort du programme ARRW. Il avait fait remarquer que l'autre programme hypersonique de l’USAF, le missile de croisière à attaque hypersonique (HACM), avait donné des résultats plus prometteurs :

» “Nous voyons un rôle précis pour le concept HACM. Il est compatible avec un plus grand nombre de nos avions. Et il nous donnera une plus grande capacité de combat dans l'ensemble. Nous sommes donc plus engagés dans le HACM que dans l'ARRW à l'heure actuelle.” »

• Peu après, Bloomberg expliquait que l’ARRW largué d’un B-52H en Californie, avait « connu des problèmes de transmission de données pendant le vol ».

• Finalement, trois jours plus tard, l’annonce de l’abandon d’ARRW par Hunter. On ne dit pas si cet abandon est justifié par ce seul échec ou si le programme avait connu déjà des difficultés. C’est la seconde hypothèse que nous retenons parce que la bureaucratie ne prend pas une telle décision sur un seul événement.

• Dans tous les cas, les chefs de l’USAF montrent le plus grand embarras dans cette affaire extrêmement importante et pressante. Tyler Durden, le nom-lige de ‘ZeroHedge.com’, ne prend pas de gant pour exprimer le sentiment extrêmement affecté, sinon furieux, vis-à-vis du Pentagone et de l’USAF. On en comprend la cause, nous qui suivons avec attention le développement des hypersoniques, essentiellement russes et chinois, et d’ores et déjà opérationnels et utilisés en combat pour les Russes, soit avec 5-10 ans d’avance sur les USA dans le meilleur des cas

« Il est en effet embarrassant de constater que les États-Unis (dont le budget militaire est le plus important au monde) n'ont pas encore mis en service de missiles hypersoniques, alors que la Russie a déjà utilisé ses missiles hypersoniques Kinzhal à de multiples reprises dans le cadre du conflit en Ukraine.

» Depuis 2019, le ministère de la défense a investi des milliards de dollars dans des programmes visant à développer des missiles hypersoniques, les responsables de la défense ayant prévenu que la Russie et la Chine progressaient dans ce domaine. Toutefois, le récent essai de missile hypersonique de l'armée de l'air s'est soldé par un échec, ce qui soulève la question de savoir si les États-Unis ne sont pas en train de prendre du retard dans la course à l'armement hypersonique. »

... L’expression “prendre du retard” est un doux euphémisme. Le retard, les USA l’ont bel et bien, et dans des proportions catastrophiques pendant que la Russie et la Chine avancent à pas de géant dans le domaine. Pour les USA, pour le Pentagone, on peut et l’on doit parler de “catastrophe”.

Limites du technologisme

Pour avoir une perspective intéressante à propos de cette décision et de la situation des USA dans le champ de l’hypersonique, on doit justement quitter ce champ après avoir fait notre constat, – pour revenir à la question mentionnée plus haut, peut-être en proposant de l’amender d’une façon audacieuse, outrecuidante et sacrilège dans le sens des ‘FakeNews’ sur la virginité de Marie, – disons, “just for fun”, mais aussi pour bien fixer les enjeux :  

« Pourquoi les États-Unis sont-ils en retard dans [ont-ils perdu] la course aux armements hypersoniques ? »

Le problème est qu’il faut en effet situer cet échec dans une continuité où l’on trouve l’aventure catastrophique du JSF, celle de la frégate démente DDG-1000 classe ‘Admiral Zumwalt’, de la nouvelle classe des super-porte-avions (‘George Bush’, ‘Gerald Ford’, ‘George Washington’, etc.) affectés d’ennuis de très-haute technologie divers et variés, etc. Le problème est donc de savoir si la superpuissance US a encore la capacité de développer des systèmes de haute technologie compatibles avec la réalité d’une vérité-de-situation de guerre, ou si l’on en reste au stade du triomphe de la communication, pour directement passer à la suite.

Le problème (suite) est que le grand’œuvre du technologisme de guerre que poursuit le Pentagone est aujourd’hui confronté à une concurrence qui a d’ores et déjà pris tout l’avantage d’une avance dont on ne voit pas qu’il puisse la combler. On parle de l’hypersonique, bien sûr, mais aussi quoiqu’indirectement, des grands porte-avions d’attaque développés à des sommes astronomiques sans bien fonctionner, et exposés aux frappes mortelles du susdit hypersonique.

C’est une question qui concerne le fondement même du développement de la technologie, essentiellement dans le cadre de l’américanisme, c’est-à-dire de la modernité. Ce qui conduit l’exercice des technologies à une attitude doctrinale puis doctrinaire du technologisme, débouchant sur des catastrophes, c’est le mariage qui est célébré avec la bureaucratie comme cela est le cas du Pentagone. En fait de destinée catastrophique du technologisme, le Pentagone est l’indicateur qu’il faut suivre, la Russie et d’autres ayant jusqu’ici évité ces extrémités ou les ayant surmontées à cause d’événements internes, d’ailleurs eux-mêmes souvent catastrophiques. Gorbatchev disait encore, des années après, à ceux qui voulaient bien l’écouter, que l’URSS était redevenue la Russie grâce à la catastrophe soviétique qui avait provoqué le démantèlement de son complexe militaro-industriel, – c’est-à-dire sa bureaucratie en tant que puissance structurée et quasiment irrésistible, à propos de quoi l’on trouve divers textes sur le sujet sur ce site, dont celui 20 juillet 2006, celui du 22 octobre 2015, celui du 31 août 2022...

Parmi les auteurs qui ont parlé de la place de cette monstrueuse bureaucratie dans le développement de la machine de guerre et la perversion du technologisme dont les USA goûtent aujourd’hui les fruits, il y a l’essayiste et commentateur James Carroll, auteur de ‘The House of War’ (2004), qui disait en 2006, à propos de l’œuvre de Gorbatchev :

« Et regardez le plus grand exemple de ce changement - il a eu lieu en Union soviétique, qui s'est démantelée elle-même. Au lieu de tout mettre sur le dos de l'ennemi extérieur, elle a fait face à ses propres corruptions et s'est démantelée. Ce grand événement du 20e siècle - la disparition non violente de l'Union soviétique - est une source d'espoir que nous, Américains, devrions examiner de plus près. Notre insistance superficielle sur le fait que nous avons “gagné” la guerre froide signifie que nous n'avons pas besoin de regarder ce qui s'est passé de l'autre côté. Sous la direction de Mikhaïl Gorbatchev, en particulier, mais pas seulement lui, et en réponse aux pressions exercées par la base, la révolution de velours, l'Union soviétique nous a offert un moyen de prendre du recul par rapport à la pulsion totalitaire. Et nous devrions comprendre que nous pouvons le faire, nous aussi. Nous pouvons démanteler la structure d'une économie militaire. Nous pouvons transformer notre identité nationale. Nous pouvons cesser d'être une nation fondée sur la préparation à la guerre. Tout cela est possible. Cela s'est produit au 20e siècle et cela peut se produire au 21e siècle. »

Le même Carroll, esprit mystique (il avait envisagé d’être prêtre), parlait en ces termes, dans le même interview, de l’énorme Pentagone, ce bâtiment presque monstrueux, – comme un monstre vivant venu d’un autre Temps pour engloutir le monde, – fait pour abriter une bureaucratie monstrueuse qui allait pousser le technologisme sur la voie de la corruption totale. L’énorme Pentagone dont la première pierre fut posée le 11 septembre 1941, – comme signe prémonitoire, on ne fait pas mieux... Et Carroll dans le même interview cité :

BuzzFlash : « Dans l'histoire de l'armée américaine, le Pentagone est un bâtiment relativement récent - une soixantaine d'années. »

James Carroll : « La première pierre a été posée le 11 septembre 1941. L'inauguration officielle du bâtiment a eu lieu en janvier 1943. Il s'agissait d'un exploit stupéfiant en matière de génie civil : le bâtiment a été construit en à peine plus de seize mois. »

BuzzFlash : « C'est une structure énorme. »

James Carroll : « En effet. L'énormité même de cette structure est déjà une question importante. Une bureaucratie de cette taille est inévitablement porteuse d'une dynamique impersonnelle qui transcende la capacité des êtres humains qui la composent à exercer une action morale individuelle. C'est l'un des thèmes que j'explore dans House of War, – comment la bureaucratie impersonnelle a marqué les politiques élaborées par une succession d'individus, dont aucun n'a jamais été capable de maîtriser l'agence gouvernementale au centre du Pentagone. C'est l'une des questions auxquelles nous devons faire face : le Pentagone est devenu sa propre entité, sa propre source de pouvoir et d'importance. »

Pour conclure sur ce chapitre de la perversion du technologisme par la rencontre avec la bureaucratie, et par conséquent l’explication centrale des catastrophes qui affectent la voie américaniste d’une machine de guerre monstrueuse et impuissante, on peut convoquer le meilleur témoin d’entre tous et d’entre nous : Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense sans doute sans équivalent. Qui se rappelle de son discours du 10 septembre 2001, finalement bien plus important que le lendemain qui fit écrire au directeur de la rédaction du Monde que « Nous sommes tous Américains »... ?

« Notre sujet aujourd’hui est un adversaire qui constitue une menace, une sérieuse menace, contre la sécurité des États-Unis d’Amérique. Cet adversaire est un des derniers bastions de la planification centralisée. Il gouverne en édictant des plans quinquennaux. D’une seule capitale où il se trouve, il tente d’imposer ses exigences au travers des fuseaux horaires, des continents, des océans et au-delà. Avec une brutale constance, il bâillonne la pensée libre et détruit les idées nouvelles. Il désorganise la défense des États-Unis et met en danger les vies des hommes et des femmes en uniforme.

» Peut-être cet adversaire paraît ressembler à ce que fut l’Union Soviétique, mais cet ennemi s’en est allé : nos ennemis sont aujourd’hui plus subtils et plus implacables. Vous devez penser que je suis en train de décrire un de ces dictateurs décrépits qui survivent encore. Mais leur temps est passé, à eux aussi, et ils ne font pas le poids à côté de cet adversaire que je décris.

» Cet adversaire est beaucoup plus proche de nous. C’est la bureaucratie du Pentagone. Non pas les gens mais les processus. Non pas les hommes et les femmes en uniforme mais l’uniformité de la pensée et de l’action que nous leur imposons bien trop souvent... »

Ce fut un discours hypersonique, sans déconner ...

Il avait tout compris, et donc prévu l’ahurissant retard de l’hyperpuissance sur la « station-service déguisée en nation » (John McCain, grand-connaisseur de la Russie et de sa profonde culture), et disposant d’un avantage stratégique sans précédent avec un budget de la défense qui est moins du dixième de celui du Pentagone.

 

Mis en ligne le 30 mars 2023 à 17H00