Full circle

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Full circle

24 février 2018 – Full Circle, dit dans ce cas de l’expression anglaise, est ce moment où l’on a complètement accompli sa “révolution”, complètement revenu à son point de départ à partir duquel l’on avait lancé toute cette entreprise dont on constate le vice et l'échec, mais peut-être méditant un nouvel envol à partir de ce même point de départ ; on pourrait y voir le “cercle vicieux”, ou “comment j’ai découvert le mouvement perpétuel de l’échec”. (Mais en vérité, dans cette définition, le mot “perpétuel” me paraît inopportun comme l’on verra plus loin...) Exemple de l’emploi du terme full circle, d’ailleurs dans le domaine que j’aborde ici, extrait d’un texte de Justin Raimondo qui tient bien la barre malgré son cancer, courageusement, et continue par conséquent sa tâche de commentateur sur l’internet, d’un des plus anciens sites politiques, l’Antiwar.com apparu en 1995 :

« In the beginning [...], I wrote a daily column, “Wartime Diary,” that chronicled the folly of the Kosovo war [1999] and exposed the media’s partnership with the Pentagon. Looking back on that time, what strikes me is that Bill Clinton’s Balkan adventure was cheered on by the same liberal-neocon alliance demanding what could turn out to be a military confrontation with Vladimir Putin’s Russia. So here we are, come full circle. »

... On pourrait dire aussi, – et c’est une expression que l’anglo-américain reprend en français (les expressions et mots d’origine française sont de très loin les plus nombreux parmi le vocabulaire étranger usuellement employés dans l’anglo-américain), – “Plus ça change, plus c’est la même chose”. Tout cela caractérise l’actuel tournant de cette époque faite de lacets et de chausse-trappes singuliers, et ce que dit Raimondo de l’alliance de 1999 retrouvée en 2018 entre les neocons et les “libéraux“ (progressistes-sociétaux pour mon compte), vaut aussi bien pour les militaires US tels qu’ils sont présentés dans le texte d'il y a trois jours, Si Vis Bellum, Para Bellum. Je parle donc bien de ce mouvement Full Circle qu’ils sont en train d’achever, – sauf que, bien sûr, pour le point de départ retrouvé, l’environnement devenu complètement crisique, chaotique, catastrophique, est si différent qu’on croirait un autre monde où les comptes se règlent...

L’hypothèse est que les militaires du Pentagone sont en train de liquider toute cette harassante dialectique de la “Guerre contre la Terreur” et toute l’opérationnalité qui va avec, de revenir à l’époque prè-9/11, et même pré-Kosovo, après avoir subi tant de déboires insupportables ces 15-20 dernières années. Si la Guerre du Golfe première édition (août 1990-février 1991) n’a certainement pas guéri du “syndrome du Vietnam”, elle avait la vertu de montrer la voie qu’il fallait suivre : de vastes offensives, plus de 600 000 hommes, de longues et puissantes colonnes de chars, une supériorité aérienne royale établie par le combat, des manœuvres quasiment napoléoniennes sur des espaces grands comme deux ou trois pays... Oui, la Guerre du Golfe-I aurait dû réduire en cendres le “syndrome du Vietnam“ si on avait poursuivi dans ce sens, si elle n’avait été que le premier acte d’une reconquête de “la science de la guerre” selon les militaires US, de The American Way of War. Mais, dès le Kosovo, tout commença à se gâter.

Certes, il y eut 9/11... On connaît et l’on s’interroge, et le doute plane, etc. Qu’importe semblait-il, la porte s’ouvrait sur l’ivresse de la guerre sans fin ! C’était l’époque du « Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. » Le Pentagone s’y lança sans la moindre retenue, envoyant balader le pauvre Rumsfeld et ses idées de réforme radicale, et d’ailleurs Rumsfeld aussitôt partant dans le convoi de la “guerre sans fin”. Imaginez ce que furent ces quinze et quelques années qui suivirent : forces spéciales, torture, invasions, dégâts collatéraux, infiltrations, manipulations, regime change, corruption-trahison, obligation de parler des langues indigènes, des millions et des $millions par palettes de billets de $100 pour acheter tout le monde, des centaines et des centaines de MANPAD et de TOW pour flinguer tout le monde, avions, chars, etc... Le rêve ? Le Pentagone faisant régner le désordre sur le monde et trouvant même des Gentils-Journalistes pour dire qu’il s’agissait d’une une stratégie pleine de vertus humanitaristes et démocratistes, venue de loin et qui irait loin, une espèce de conquête du monde par inversion et simulacre.

Pourtant, comme nous le fait comprendre l’article Si Vis Bellum, Para Bellum, les militaires et le Pentagone ne sont plus du tout satisfaits de cet interminable “tourbillon crisique”. Il y a comme une sorte de blues... Harassés par tant de campagnes sans fin, par une incompréhension complète des enjeux, des techniques, des facteurs psychologiques et humains de ces guerres étranges (asymétriques, hybrides, etc.), ils sont conduits à marche forcée à envisager des révisions décisives.

Ils ont tout aujourd’hui, absolument tout. Autour d’un président dénué de toute pensée stratégique (y compris celle de la “guerre contre la Terreur“, qu’il a abandonnée), de toute idée de l’organisation du Pentagone, les militaires disposent d’une autonomie presque complète en même temps que d’une influence considérable sur la direction politique. Le seul point un peu délicat est le contrôle du président, mais il semble qu’ils y parviennent sans trop de difficultés.

Surtout et par-dessus tout, il y a ce “miracle” du Russiagate transformé en une “hystérie-antirussiste” d’une puissance et d’une résilience extraordinaires, que rien ne vient freiner, atténuer, et même le contraire. Les militaires n’ont même pas eu à se compromettre dans la création de ce colossal simulacre ; ils ont laissé faire, entre la communauté du renseignement, la coterie Obama, l’hystérie des démocrates et une presseSystème qui a inventé une sorte de “servilité volontaire” de type postmoderne. Ainsi se trouve complètement ressuscité l’ennemi central, cardinal, fondamental et ontologique, celui contre lequel ne peut être conçue qu’une grande guerre classique, conventionnelle du plus haut niveau, éventuellement nucléaire mais pas trop (entretemps les militaires US ont fait ressurgir leurs plus anciennes et catastrophiques conceptions sur la possibilité de guerres nucléaires contrôlables). C’est bien cela qui est exposé en substance dans Si Vis Bellum, Para Bellum, avec les presque-150 000 obus de 155mm et une attention toute particulière mise au renforcement des stocks de munitions, de missiles, c’est-à-dire tout l’arsenal nécessaire pour une certaine durée des combats le temps de s’y adapter, pour leur Grande Guerre contre le seul adversaire qui vaille.

Mais plus encore pour Russiagate-“hystérie-antirussiste”, il y a, croient-ils et même jurent-ils, l’esprit de la mobilisation, qui nous rapproche encore bien plus du jour « Which Will Live in Infamy » que de 9/11. (Je crois fermement que Pearl-Harbor garde une fraîcheur, une sublimité dans le chef de l’acte attentatoire contre la vertu de la Grande République que 9/11 n'est pas vraiment parvenu à s'approprier.) Il est assuré qu’il y a une chance considérable que Russiagate-“hystérie-antirussiste” s’en rapproche (de Pearl Harbor) depuis les trouvailles extraordinaires du procureur spécial Mueller sur les “13 petits trolls russe“. (Ainsi raisonnent les nuques rasées des Marines, Mattis et Kelly, ainsi aboie le crâne lisse de McMaster.)

La comptine des “13 petits trolls russes” qui nous été donnée comme une sorte de cantique de renouveau de la Grande République, est entendue, vécue et représentée dans le style hollywoodien, sans rire du tout ni le moindre indice de l’humour-bouffe puisque l’air généralement affecté relèverait plutôt du tragique, comme un “acte de guerre”, une “attaque contre les États-Unis d’Amérique” similaire effectivement à celles de Pearl Harbor et du 11 septembre 2001, avec la préférence que j’ai dite. C’est comme ça, il faut s’en arranger ou quitter à jamais la position de vigie antiSystème du commentateur. Puisque, refusant l’alternative je suis bien contraint de m’en arranger, il nous faut donc entrer dans la logique des fous, avec d’immenses précautions pour ne pas se cogner, comme vous si vous entriez dans une grotte mystérieuse et effrayante, réputée pour ses énigmes et ses simulacres, – si vous voulez, “grotte” comme celle de Platon revue par la NSA et par Google, – pour découvrir qu’il s’agit d’un asile de fous à la mesure d’un continent, une sorte de Shock Corridor qu’aurait bâti un Gulliver (pour nous changer de la référence du Vol au-dessus d’un nid de coucous).

Comprenez-vous cela ? Les “13 petits trolls russes”, une “attaque” à l’égal de Pearl Harbor ! (De 9/11 !) De quoi les militaires ont-ils besoin d’autre pour agir ?

Je pense enfin, pour tout dire, que les militaires US, qui sont en position idéale pour orienter le pouvoir, veulent la guerre. Non pas parce qu’ils sont stupides, par définition selon certains puisqu’étant militaires ; non, plutôt parce qu’ils sentent de plus en plus fortement, plutôt que de comprendre, qu’il n’y a aucun autre moyen de s’en sortir, entre ces catastrophiques ersatz de guerre et l’effondrement inéluctable du Pentagone... Là-dessus, j’insiste et je confirme ne pas écrire cela par irrespect pour les militaires américanistes et leur intelligence qui serait réduite à celle de pseudo brutes-bellicistes (quoique je pense par ailleurs du sort de l’intelligence en général dans les contrées américanistes, et de l’American Way of War) ; ainsi, nous avons, sur ce site, largement documenté le fait, passé inaperçu pour tant de “grands journalistes” et autres, qu’ils complotèrent avec succès en 2006-2008, ces militaires, pour empêcher une guerre contre l’Iran.

Mais le temps a fait son œuvre, et les défaites peinturlurées en simulacres de victoires sans fin et sans nombre qu’ils essuient, et leur découragement, leur incapacité de rien pouvoir changer dans leurs processus courants, ni d’ailleurs comprendre qu’il le faudrait, et alors ils ont perdu tout espoir de contrôler un retour à un désordre ordonné et américaniste de l’immense usine à gaz qui menace constamment d’exploser ou de se dissoudre en un Néant du Rien. Ils en sont là sans nécessairement le réaliser et alors la seule issue, mais aussi la seule façon de vivre que leur enseigne leur “tradition” toute récente et si complètement imprégnée d’“idéal de puissance” et de postmodernité, c’est la guerre la plus lourde, la plus écrasante, au plus haut niveau de vrombissement possible, la guerre dans laquelle ils croient, – et même s’ils ne réalisent pas cela, je crois que leur “consciente inconsciente” leur chuchote sans arrêt cette comptine. Il s’en déduit évidemment qu’en vérité seule la Russie fait l’affaire...

En Syrie, j’en arrive à penser que le but des militaires US, derrière les initiatives individuelles des chefs US locaux qui arrangent les grands chefs US de “D.C.-la-folle”, ce n’est plus la partition de la Syrie, ni même la chute d’Assad, même si tout cela va de soi ; leur but, c’est vraiment la recherche d’une provocation qui, enfin, susciterait une riposte russe directe contre les USA... Pour tenir enfin l’allumette enflammée qui pourrait embraser la mèche, en leur donnant le beau rôle.

 ... S’ils n’y vont pas plus franco, c’est parce qu’ils ont peur de multiples façons et pour de multiples raisons, à côté de la folie belliciste qui les anime et semblerait interdire ce sentiment de la peur, parce qu’il y a chez eux une situation schizophrénique à multiples tiroirs. D’abord me semble-t-il, on peut avancer clairement que s’ils veulent absolument leur Grande Guerre contre la Russie, les militaires US ont peur des Russes ; c’est déjà un nœud gordien à trancher, et ils aimeraient tant que les Russes le tranchassent pour eux, – tout en ayant peur des conséquences. Je pense qu’on doit également ajouter une autre cause au sentiment de peur qui côtoie chez les chefs militaires la perspective d’une guerre : l’opinion publique, l'américaine, si méprisée, si jobardée et si mystifiée, et pourtant si étouffante et menaçante dans ses exigences du simulacre démocratique.

Il y a un précédent, celui de l’attaque contre la Syrie d’août-septembre 2013. Tant de monde en ont oublié les véritables circonstances, se contentant d’affirmer qu’Obama avait lancé la menace d’une attaque, avait hésité puis avait reculé. La réalité de cette séquence est que l’attaque décidée après et malgré un vote défavorable de la Chambre des Communes de Londres sur la participation britannique, Obama confia la décision au Congrès : soudain, l’on constata l’effritement accéléré du soutien populaire jusqu’alors acquis à l'attaque, ce que les parlementaires, sollicités par les flots épistolaires de leurs électeurs, traduisirent en intentions de vote de plus en plus défavorables jusqu’à une déroute institutionnelle catastrophique d’où Obama fut sauvé in extremis par l’intervention de... Poutine. (Voir les textes sur ce site, à propos de cette séquence : le 27 août 2013, le 29 août 2013, le 02 septembre 2013, le 06 septembre 2013, le 10 septembre 2013, le 12 septembre 2013.)

Ce phénomène n’a jamais été vraiment analysé, il a même été prestement déformé puis enterré comme “la mémoire” fait aujourd’hui avec les faits historiques, puis oublié par la direction politique et la communication-Système comme beaucoup trop déstabilisant pour la politiqueSystème pour qu’on puisse seulement en avoir un écho lointain. Les militaires, eux et en leur for intérieur, n’ont jamais vraiment oublié et ils savent que cette brutale et inattendue situation d’incertitude menaçant la stabilité du Système peut se reproduire en cas d’intention ouverte et affichée d’aller vers des hostilités avec la Russie.

Il s’agit d’un exemple et d’un précédent mais il doit être pris comme symbole qui fait que cette intention de guerre contre la Russie, que j’estime absolument réelle sinon vitale pour la puissance militaire US, constitue un cas de “tout ou rien” d’abord pour le régime lui-même, à “D.C.-la-folle” même. J’aime bien citer l’avis d’un néo-sécessionniste du Vermont sur les possibilités d’effondrement de l’“Empire“ (du système de l’américanisme), – une guerre contre l’Iran par ses conséquences intérieures, disait-il en 2010, – ce qui est pourtant un cas beaucoup moins soumis au risque d’une déstabilisation interne inattendue qu’une guerre contre la Russie :

« “La perspective apparaît alors, du point de vue de la communication, extrêmement importante et sérieuse, et elle rejoint une possibilité qu’avait évoquée un néo-sécessionniste du Vermont, Thomas Naylor, en 2010, à propos de la crise iranienne : ‘Il y a trois ou quatre scénarios possibles de l’effondrement de l’empire [les USA]. Une possibilité est une guerre avec l’Iran…’” Après tout, certes, ce serait une bonne manière de régler la “guerre civile” qui fait rage à Washington D.C. »

Pour régler des situations qui menacent de nous entraîner vers l’abîme, arrivés où nous en sommes, on ne peut faire autrement que s’approcher du bord des abysses jusqu’à croire qu’on va y tomber. Full circle...