En chemin, avec la GrandeCrise

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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En chemin, avec la GrandeCrise

5 avril 2022 (15H15) – Dans son dernier texte, notre “sage Indien” M.K. Bhadrakumar parle de notre « monde convulsé à la fois par l’Histoire et  par les mythes engendrés par les esprits occidentaux emmurés dans  leur quarantaine »... Et l’on comprend aussitôt que nous, d’Occident, avons cette part tragique et considérable relevant de la folie par fascination qui conduit l’effondrement d’une civilisation, – cette folie des esprits épuisés, conduisant hystériquement l’effondrement de notre civilisation qui prétend régenter et inspirer le monde. Il est vrai que ces derniers jours nous ont apporté une cargaison supplémentaire pour écraser plus encore notre perception, à nous d’Occident, des catastrophiques événements que nous impose la métaphysique de l’Histoire.

“Écraser”, justement... Le comte Joseph, mon ami d’au-delà les siècles, se plaignait en 1785 d’avoir le tête « écrasée par le poids du rien », mais il ne faisait qu’en appeler pour la cause à « de petits hommes et de petites choses ». Nous avons la tête “écrasée” par ce poids, mais ce “rien” est un “Rien” majestueux et majusculé, qui s’est définitivement détaché de l’immense vérité-de-situation du monde, de l’histoire lorsqu’elle se fait métaHistoire, cette transmutation qui nous est si insupportable ; cette transmutation qui est le Tout qui nous abandonne lorsque nous nous vautrons, enfoncé dans la fange de l’esprit par notre “Rien”...

« “Je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance […] et ne voyant autour de notre cercle étroit […] que de petits hommes et de petites choses, je me disais : ‘Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?’ Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien [...]

» ...Le “rien” du comte Joseph, c’était la charge de l’attente d’un événement qu’il avait bien de la difficulté à concevoir. Notre “Rien”, c’est la charge de l’événement en cours que nous ne voyons pas, auquel nous ne comprenons rien, dont nous ne savons même pas qu’il y a tant de difficultés à le concevoir. »

Alors, examinons ce “notre-Rien”, à nous d’Occident, qui observons du haut de notre regard d’aveugle ce monde se défaire des liens que nos idéologies funestes lui ont imposé. De plus en plus, c’est vrai, s’installe en moi (ma première personne du singulier détachée absolument ce “nous, d’Occident” absolument méprisant) cette présomption devenue perception de l’irréfragable catastrophe. (Vous comprenez que je ne tiens pas en mauvaise part le mot “catastrophe”, selon l’enseignement de certain lecteur.)

Orban, vu de la Lune

La Hongrie et la Serbie nous ont réservés une étrange surprise, “étrange” puisque sans-surprise pour qui croit au principe de la vérité-de-situation, alors que nous d’Occident étions si assurés du contraire. Ces deux scrutins, surtout l’éclatante victoire d’Orban, sonnent comme un référendum des peuples sur l’Ukrisis, – et vous devinez dans quel sens. Je parle ici du symbolique car je me garde de faire une équivalence entre la lucidité intuitive d’un peuple et celle d’un autre peuple ; mais, dans ces temps-devenus fous où la vérité-de-situation qui existe absolument se cache dans la jungle touffue de leurs simulacres démentiels, le symbolique nous donne des indications précieuses qui ont ici à voir avec la situation mondiale de la GrandeCrise elle-même.

Orban a jugé sa victoire “historique”, bien plus importante que les précédentes parce qu’il avait contre lui une coalition formidable qui est tout à notre honneur invertie de chercher vertueusement à écraser le faible sous le poids de notre “Rien” :

« Orban s’était déjà déclaré vainqueur dimanche en fin de journée, déclarant qu'il s’agissait d'une “victoire si grande qu’on peut la voir même depuis la Lune et certainement depuis Bruxelles”, où se trouvent les organes directeurs de l'UE.

» “Les bureaucrates de Bruxelles, l’empire Soros, – avec tout son argent, – les grands médias internationaux et, à la fin, même le président ukrainien [Volodymyr Zelenski], ont tous fait équipe pour [m’]écarter du pouvoir, mais ils ont échoué”, a insisté le Premier ministre, qui est l'un des plus anciens dirigeants de l'UE. »

Les portes ouvertes de Wall Street

La situation de la petite Hongrie trace une tangente inattendue avec Wall Street, où résonnent les avertissements élégants mais décorés de quelques angoisses sophistiquées des “Masters of the Universe”. L’on parle désormais sans nécessité de s’expliquer, comme si l’incroyable erreur stratégique, l’inversion de la peine revenue en boomerang, était si évidente qu’il était absolument attendu et complètement entendu que les sanctions contre la Russie allaient en priorité démolir l’Occident. Lemaire cligne de l’œil : c’est bien ce qu’il voulait dire le 25 février ; c’était le but recherché confirment les finauds qui font du ReSet un complot à trente-deux bandes où l’on se flingue dans la tête à plusieurs reprises pour désarmer l’opposition antiSystème. “Eh, les gars, s’il n’y a plus de Système vous n’êtes plus des antiSystème !”... On donnera la recette à Zelenski, pour le faire quitte des forces russes en déroute permanente.

Quoi qu’il en soit, monsieur Jamie Dimon, CEO de JP Morgan, nous rassure : c’est bien ce qui se passe.

« La combinaison de l'inflation, du conflit en Ukraine et des sanctions contre la Russie pourrait “accroître considérablement les risques à venir” pour les États-Unis, a déclaré Jamie Dimon, directeur général de JPMorgan, dans sa lettre annuelle aux actionnaires lundi. Il a mis en garde contre des conséquences imprévisibles pour l'économie du pays.

» Selon Dimon, l'éclatement du conflit en Europe a changé la donne, en faisant vaciller les marchés, en réalignant les alliances et en restructurant la structure du commerce mondial. Cela présente à la fois des risques et des opportunités pour les États-Unis et d'autres pays, a-t-il écrit.

» “La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie vont au minimum ralentir l'économie mondiale, et la situation pourrait facilement empirer”, a déclaré Dimon. »

L’autre grand de Wall Street, Goldman Sachs, chasse sur un territoire plus précisément déterminé : le sort impérial du dollar, – et d’enfoncer les clous des portes ouvertes selon une docte rhétorique où abondent les “en même temps”, les “en plus”, les “en outre”...

» Le dollar américain est confronté à certains des défis auxquels la livre sterling a été confrontée au début des années 1900, avant son déclin, indique Goldman Sachs dans une note de recherche publiée jeudi. La banque de Wall Street avertit que le billet vert pourrait perdre sa domination mondiale.

» Selon cette note examinée par ‘Business Insider’, la décision de Washington et de ses alliés de geler une grande partie des réserves en devises de la Banque centrale russe fait craindre que les pays étrangers ne commencent à s’éloigner du dollar. Les analystes ont expliqué ce risque par des inquiétudes concernant le pouvoir que le dollar accorde aux Etats-Unis.

» Les défis cités par Goldman Sachs incluent le fait que les États-Unis ont une part relativement faible du commerce mondial par rapport à la domination de leur monnaie dans les paiements mondiaux. Un autre problème est que le pays connaît une détérioration de ses “actifs étrangers” en même temps qu’une dette extérieure en hausse. En outre, la nation est confrontée à des problèmes géopolitiques, tels que le conflit en Ukraine.

 » Les économistes de Goldman Sachs ont également déclaré que les dettes importantes du pays, dues au fait qu'il est un grand importateur de biens, pourraient constituer un problème particulier. »

“Affectivisme infantiliste”

Envahis par les images et les confidences épuisées des habitants de Marioupol évacués par les couloirs humanitaires établis par on ne sait qui, comme par celles de soldats (lesquels ?) allongés par terre avec les mains liées, et sur les jambes desquels on (qui donc ?) tire avant d’achever la besogne à coup de crosse, il était nécessaire qu’il y eut un massacre clairement identifié pour que la Vérité reprit ses droits. Les conditions extraordinaires et quasiment thaumaturgiques du “massacre de Bucha” ont semblé faire l’affaire, inspirant à certains (l’aide de ‘ProtonVPN’ est requise) l’expression d’“un Timisoara à l’ukrainienne”. Placé devant la requête russe d’une réunion extraordinaire du Conseil de Sécurité sur cette affaire, les Britanniques, qui en assument actuellement la présidence, ont écarté cette requête, sans doute au nom de la Vérité : ce qui ne se discute pas à ciel ouvert  s’interprète clairement sous les manteaux, et à cet égard les Britanniques ne le cèdent à personne sans jamais nous expliquer vraiment pourquoi ils font ce qu’ils font... De toutes les façons, signale MoA, « Si le Pentagone ne peut confirmer [comme c’est le cas], qui le peut ? » (pour mon compte : voyez une fois de plus l’extrême prudence des militaires US vis-à-vis des Russes.)

L’affaire, qui vit les deux dirigeants français et allemands, tous deux parrains de l’application stricte des accords de Minsk-II selon un calendrier clos au 31 décembre 2015 et jamais respecté, – Macron et Scholz donc, se précipitèrent sur leurs communiqués commandant de passer la Russie par les armes avant même qu’on ait armé les mousquets. Ce fait, notamment, parce qu’il décrit l’état manifeste de nos piètres dirigeants politiques, plonge M.K. Bhadrakumar dans la plus profonde désolation...

Notez bien combien cette fine plume ne manque pas de préciser qu’il parle de dirigeants “occidentaux”, – car nous d’Occident, nous ne nous remettrons jamais de l’effondrement de considération et d’estime politiques que cette Ukrisis a répandu dans le monde. Je dirais tristement que c’est tant mieux, et j’ajouterais même que je trouve Bhadrakumar indulgent lorsqu’il parle à propos de Macron et de Schultz d’« esprits intelligents » devant « se rendre compte », ou encore d’« une prise de conscience sobre à Paris et à Berlin », – très, très indulgent... Je pense parfois qu’il faudrait, dans l’esprit de notre ‘Glossaire.dde’ et pour qualifier l’esprit qui les habite, eux, songer à remplacer affectivisme par infantilisme, ou bien en proposer une extension vers les bas-fonds : “affectivisme-infantiliste”.

« Ce qui est encore plus surprenant, c’est que dans les minutes qui ont suivi l’annonce de la nouvelle, [concernant Bucha] des dirigeants occidentaux, – chefs d’État, ministres des affaires étrangères, anciens responsables politiques, – ont fait leur apparition avec des déclarations dûment préparées et uniquement basées sur des vidéos de quelques secondes et une série de photos, prêts à lancer des accusations. Aucun avis d’expert n’a été demandé, aucun travail médico-légal n’a été effectué, aucune occasion n’a été donnée aux accusés d’être entendus.

» Le président français Emmanuel Macron a interrompu sa campagne électorale, où il est [presque] à égalité avec Marine Le Pen pour sa réélection lors du scrutin de dimanche prochain, pour qualifier les atrocités russes présumées de “crime de guerre”. Le chancelier allemand Olaf Scholz a fait de même, et il est lui aussi en grande difficulté, car l’Allemagne affiche une inflation de 7,3 % en mars.

» Il n’y a rien d’inhabituel à ce que des politiciens assiégés s'accrochent à des épouvantails. Des esprits intelligents comme ceux de Macron et Scholz doivent se rendre compte à présent que leurs politiques défectueuses ont conduit inexorablement à une telle défaite stratégique aux mains de la Russie. Mais la grande question est la suivant : pourquoi une telle mise en scène à ce moment précis ? [...]

« L’alacrité avec laquelle Macron et Scholz ont consommé les fake news est le signe avant-coureur d’une nouvelle phase dans la guerre de l’information. En bref, il y a une prise de conscience sobre à Paris et à Berlin que l'opération russe atteint avec succès les objectifs fixés.

L’“Avril cruel” de T.S. Eliot

...Puis, évoquant T.S. Eliot et ainsi faisant bien de l’honneur à ces personnages (Mac-Scholz) aussi incultes que la terre décrite  par le grand poète anglais, Bhadrakumar termine son texte de cette façon :

« “Avril”, écrivait T.S. Eliot dans son chef-d'œuvre ‘The Waste Land’, “est le mois le plus cruel, celui où l’on fait pousser des lilas hors de la terre morte, où l’on mélange Mémoire et désir, où l’on ranime les racines affaiblies avec la pluie du printemps”. Mais la sombre ironie de l’‘Aprilness’ de cette année sera que la fécondité et le renouveau porteront sur la régénération de la Russie dans un monde convulsé à la fois par l’Histoire et  par les mythes engendrés par les esprits occidentaux emprisonnés dans  leur quarantaine. » 

Le titre du poème de T.S. Eliot est “officiellement” traduit en français par “Terre vaine”, d’ailleurs à partir d’un terme officiellement utilisé depuis très longtemps mais d’autres interprétations sont possibles (j’ai trouvé par exemple un “Terre inculte” qui irait évidemment comme un gant à nos deux pieds-nickelés postmodernes). On pourrait aussi envisager “terre infertile” ou “terre barbare” ; ou bien, “terre décharnée” ou “terre hirsute” ; ou encore, dans notre registre, “terre néantisée” ou “terre entropique”...

L’appel au poète est toujours, au contraire du titre que son sujet impose à T.S. Eliot, un acte fécond. Le poète devine tout, il est divinatoire, il est le réceptacle des plus grands événements cachés, sans qu’il soit nécessaire qu’il s’en explique ni, encore moins, qu’il s’en justifie, puisque lui écrivant dans une langue d’initiés dont la beauté est la clef. Le poème de T.S. Eliot est marqué de l’humeur lugubre et terrible des lendemains de la Grande Guerre, et c’est bien cette humeur qui nous habite aujourd’hui ; une humeur que je comprends et respecte, que j’éprouve moi-même, et qui n’est exempte ni de grandeur, ni de gloire ni de grâce. La guerre et ses horreurs est une grande inspiratrice du poète, par l’élévation sublime de l’âme, jusqu’au sacrifice s’il faut, comme seule réponse à la tuerie de l’acier et du feu (je pense à Alan Seeger avec son « J’ai rendez-vous avec la mort »).

Je n’irais certainement pas jusqu’où va Bhadrakumar en désignant la « la régénération de la Russie » comme l’une des clefs de la GrandeCrise. Je crois que nul, aujourd’hui, ne détient quelque clef que ce soit tant est immense l’intensité énigmatique des événements qui nous dominent et nous emmènent. Par contre, je crois bien que cette image de l’« Avril cruel » vaut sans aucun doute pour notre décadence comme une chute, à nous d’Occident.