Du Sud au Nord, la crise bascule

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Du Sud au Nord, la crise bascule

25 août 2008 — Décidément, l’affaire géorgienne apparaît d’une importance considérable. Rien ni personne dans le monde des autorités politiques, notamment en Occident, ne semble capable d’en prendre la mesure, a fortiori d’envisager une initiative ou l’autre qui puisse relancer la marche des choses vers une matière plus constructive. Effectivement, comme l’écrivait d’une plume angoissé le Britannique Michael Binyon du Times (le 16 août), la crise n’évolue nullement comme font d’habitude les crises lorsqu’on est parvenu à les contenir sur le terrain et sa tension reste plus que jamais active et proliférante («This conflict threatens to trigger a struggle that, if badly handled, could consume an entire continent», dit Binyon). Simon Jenkins a publié une remarquable tribune, hier dans le Times également, qui se termine par ses observations sur la situation et, précisément, sur les dirigeants européens: «Yet history shows that “going to war” is never an intention. It is rather the result of weak, shortsighted leaders entrapped by a series of mistakes. For the West’s leaders at present, mistake has become second nature.»

L’“Ouest”, c’est-à-dire les USA principalement puisque les autres ne font que courir derrière en se donnant ainsi l’impression d’exister, n’a strictement aucune politique pour cette circonstance extraordinaire qu’il a pourtant tout fait, depuis 17 ans, pour susciter. L’“Ouest” a prévu les JO de Pékin, la visite du Dalaï Lama en France, les débats pompeux sur l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN, l’installation du BMDE en Pologne et toute cette sorte de choses, mais pas de politique qui prenne en compte la réaction de la Russie. La Russie est soumise depuis 17 ans à un traitement qui aurait dû suggérer, ou pour le moins faire envisager qu’elle réagirait un jour ou l’autre; rien de cela mais beaucoup de gémissements et de jérémiades. Dans cet article qui devrait devenir fameux de l’International Herald Tribune sur le thème “oh là là, nous avons beaucoup à perdre avec la Russie”, un Strobe Talbott, vétéran des rapports avec la Russie de la fin des années 1980 et des années 1990, s’insurge contre les réactions de Washington qui semblent se réduire justement à ces gémissements et à ces jérémiades:

«“Outrage is not a policy,” said Strobe Talbott, who was deputy secretary of state under President Bill Clinton and is now president of the Brookings Institution. “Worry is not a policy. Indignation is not a policy.” “Even though outrage, worry and indignation are all appropriate in this situation, they shouldn't be mistaken for policy and they shouldn't be mistaken for strategy,” he added.»

Rien, absolument rien n’a été prévu, pour ce résultat si prévisible, pour cette crise dont tous les experts et connaisseurs occidentaux et sûrs de l’être, vous disent, l’air avantageux et la moue entendue, qu’elle était d’autant plus prévisible que ce sont les Russes qui l’ont machinée, et qu’on les a vus faire depuis longtemps. Tout cela se situe dans un vaste contexte, celui d’une crise générale avec la Russie vers laquelle toute la politique US poussait, que la direction US annonçait dans toute son ampleur, roulant des mécaniques et l’air d’en savoir tellement. Dans une longue et excellente analyse sur le “retour de la Guerre froide”, dans une version qui serait manifestement plus chaude que l’originale, David Bromwich (sur Huffington Post le 21 août) rappelle le discours de Dick Cheney du début mai 2006 à Vilnius. Cheney assénait à la Russie une leçon qui contenait autant de menaces que de conseils impératifs, et cela venant d’un dirigeant occidental s’arrogeant le monopole de la vertu accomplie et le droit inaliénable de juger de la vertu poussive des autres, au nom d’un comportement évidemment au-dessus de tout soupçon découlant d'une “destinée manifeste”. (Est-il nécessaire de rappeler de quoi il s'agit, à contempler Cheney?)

«America and all of Europe also want to see Russia in the category of healthy, vibrant democracies. Yet in Russia today, opponents of reform are seeking to reverse the gains of the last decade. In many areas of civil society – from religion and the news media, to advocacy groups and political parties – the government has unfairly and improperly restricted the rights of her people. Other actions by the Russian government have been counterproductive, and could begin to affect relations with other countries. No legitimate interest is served when oil and gas become tools of intimidation or blackmail, either by supply manipulation or attempts to monopolize transportation. And no one can justify actions that undermine the territorial integrity of a neighbor, or interfere with democratic movements.»

Si ce n’est une déclaration de guerre politique, et pire éventuellement, annonçant des crises à venir, annonçant aussi bien, parmi d’autres, celle de la Géorgie, comment qualifier ce discours? Et puisqu’il l’est effectivement, une déclaration d’une guerre plus que froide, pourquoi n’ont-ils rien fait pour la crise de Géorgie, ni pour l’orienter à leur avantage, ni pour la contrôler une fois qu’elle a éclaté? Pas de réponse. La vérité semble bien être que Washington, qui agite le spectre de la nouvelle Guerre froide depuis plus de deux ans, n’a strictement rien envisagé pour vivre dans cette nouvelle Guerre froide, ni rien préparé pour s’en accommoder. «Worry is not a policy. Indignation is not a policy», – pourtant, il ne semble rien y avoir en fait de politique, sinon worry et indignation.

Les occasions pour l’“Ouest” d’étaler son impuissance n’ont certes pas manqué. Celle-là est fameuse et résume toutes les autres; elle laisse coi tant elle montre combien la politique occidentale se résume à l’anathème, la suffisance, l’accusation, sans rien prévoir que la certitude que l’autre cédera encore et toujours, reculera piteusement sans demander son reste, sous les coups qu’on lui assène sans vergogne ni la moindre précaution. Le désastre actuel est à la mesure d’une politique qui a déployé toutes les tares possibles de l’inconséquence et de l’irresponsabilité. Cette fois, il semble que l’article standard de Bernard-Henri Levy et l’alignement aux consignes coutumier de la presse officielle ne suffiront pas.

Cette situation désolante face aux prétentions civilisatrices de l’“Ouest” et aux leçons de morale qui semble être le principal argument de son affirmation universelle agit comme un formidable aspirateur pour créer un vide gigantesque et réaménager la grande scène de la crise du monde. En effet, ce que nous voulons présenter ici est le grand basculement du centre de la crise qui s’est affirmé durant cet étonnant mois d’août 2008.

L’Afghanistan change d’orientation

Dans le même fameux article de l’IHT cité précédemment, on trouve aussi ces remarques: «Still, although the confrontation over Georgia had been building for years, the outbreak of violence demonstrated just how abruptly the international scene can change. Now Russia is the top focus in Washington...» En quelques jours, la situation washingtonienne a complètement basculé, et l’orientation de l’intérêt des milieux de sécurité nationale est brutalement passé de la zone du Moyen-Orient (autour de l’Irak) à l’Europe et à la Russie, – ou, plutôt, à la Russie, et à l’Europe avec. Pour autant, les USA ne sont pas plus à l’aise.

C’est un phénomène remarquable, dans une capitale de cet acabit, dans des milieux de sécurité nationale qui prétendent avoir la capacité et l’habitude de choisir eux-mêmes les centres d’intérêt de leur politique et de leur action. La caractéristique de cette crise est qu’elle a totalement pris Washington de court. On l’a vu avec le flottement de l’administration pendant les cinq premiers jours de la crise. Même la presse officielle US connut ce phénomène extraordinaire pour elle d’être objective, – oui, vous avez bien lu: “objective”, – pendant cette période; elle montrait par là le même trouble de la complète incertitude et du désarroi qui touchait le système. Le site WSWS.org a bien observé cela, le 22 août:

«During the first several days of the war between Georgia and Russia, the US media’s readers and viewers could find in the nation’s newspapers and on its airwaves a degree of ambiguity and even rare moments of objectivity. Though vaguely anti-Russian, a good share of the initial coverage tended not to lay the blame for the war fully at the feet of Moscow and provided some insight into the Georgian military’s devastation of the South Ossetian capital, Tskhinvali.

»Then, between August 11 and 12, a sharp change occurred in the way the US media presented the war. The initial response to the war gave way to what can only be described as a tidal wave of anti-Russian propaganda. Now there was only one side to the story. What had happened?

»The change in the media line corresponded to a sharpening of the anti-Russian posture of the Bush administration. For the first few days of the conflict, when no clear line had been laid down by the government, the mainstream media was somewhat at sea…»

Cette complète impréparation est d’autant plus remarquable quand l’on connaît l’implication des USA dans la région, et notamment au côté de Saakachvili. Il semble que les USA, tout en machinant un nombre considérable d’entreprises de subversion contre la Russie, aient considéré ce théâtre d’activité comme considérablement secondaire, si tant est qu’ils l’aient considéré comme un “théâtre”. Il semble par conséquent que les USA n’aient pas considéré comme une possibilité que la Russie pourrait réagir. (Et, par conséquent, leur annonce d'une “nouvelle Guerre froide” n'était qu'une aimable incitation faite à la Russie de capituler une fois de plus.) Cette attitude vient pour une bonne part du jugement méprisant sur la Russie après que la chute de l’URSS ait été assimilée et interprétée comme une “victoire” formidable de l’Amérique, jugement méprisant devenu un stéréotype de la pensée washingtonienne qui ne fonctionne effectivement que par le moyen du stéréotype accompagnant le conformisme et l’enfermement qui la caractérisent. Pour cette pensée, la Russie n’est plus quelque chose de sérieux depuis l’effondrement de l’URSS qui est effectivement présenté comme une défaite irrémédiable, et cette situation donnait le champ libre à toutes les machinations subversives possibles, à visage découvert, comme s’il existait un blanc-seing à cet égard. Cela explique la politique russe constamment agressive et expansionniste des USA depuis 1990-91. Le “réveil” militaire de la Russie, assorti de l’impuissance US, a été un choc absolument considérable. Il a mis Washington KO pendant quelques jours (la période mentionnée plus haut). Depuis, ce n’est pas tellement mieux.

Pour la première fois sans doute depuis 1989-1990, les USA sont aussi totalement et aussi complètement pris de court. Il y eut en effet une période, entre la chute du Mur et la guerre du Golfe, où les USA se trouvèrent complètement désorientés par la disparition de l’Ennemi, pourtant prévisible depuis 1988, – pour les situations également, les stéréotypes ont la vie dure. A cette époque, les Américains envisageaient la possibilité de la dissolution de l’OTAN, ce qui est effectivement une marque de grand désarroi. (Même après la Guerre du Golfe et jusqu’à l’engagement en Bosnie en 1995, ce désarroi subsista peu ou prou. C’est l’époque où William Pfaff parlait d’une “crise d’identité” aux USA.)

La pauvreté ou la maladresse des réactions des USA dans la crise géorgienne depuis qu’ils se sont “repris”, depuis que les inimitables Bush et Rice ont tenté de faire sortir la direction du KO initial, marque la persistance de ce désarroi. L’accord BMDE avec la Pologne est une réaction de désarroi et son énorme importance est justement la conséquence de l’incompréhension de l’acte; la situation stratégique dangereuse et incontrôlable que crée cette décision, y compris et d’abord pour les USA, montre que les USA n’ont absolument pas mesuré la substance et les implications de la crise actuelle. L’importance du cas, – à cause de la puissance de la Russie, notamment et essentiellement de sa puissance nucléaire, – implique que la crise ne sera pas atténuée ni étouffée, au contraire. Le désarroi US va contribuer à son importance grandissante jusqu’à occuper la place centrale de la crise du monde.

C’est à ce point que l’on croit distinguer le grand bouleversement contre lequel les USA ne pourront rien à cause de leur désarroi. Ce qui se passe est que le centre explosif de la crise systémique du monde, le point d’embrasement de la crise du système, est en train de passer du Moyen-Orient à l’Europe et ses confins orientaux. Le centre de toutes les préoccupations (l’Irak) est en train de devenir secondaire, chacun jugeant de la chose selon sa vision, ses intérêts ou ses illusions (une “victoire” pour les USA, un résultat satisfaisant pour l’Iran, une situation de désordre contrôlé et de redistribution des pouvoirs pour l’Irak lui-même). Cette évolution était certes déjà annoncée (voir notre Analyse du 27 juillet, avec le texte de George Friedman «From Irak to Afghanistan») mais pas du tout sous la forme exposée. Dans cette analyse, c’était la même “guerre” qui se poursuivait, suivant l’axe au Sud qui va du Soudan au Pakistan (“l’arc de crise” de Brzezinski) et passant d’une zone à l’autre, de l’Irak à l’Afghanistan.

Aujourd’hui, l’Afghanistan est effectivement confirmé comme un point de tension fondamental, mais il l’est désormais selon un autre axe géopolitique. L’Afghanistan (avec la région autour), parce qu’il implique l’OTAN et les USA, mais aussi indirectement la Russie qui a désormais un rôle très essentiel a y jouer (notamment pour créer bien des soucis à l’OTAN et aux USA), devient le point extrême d’un nouvel “arc de crise”, au Nord celui-là, qui va de l’Europe nordique (Pologne et alentour) au Caucase et au sous-continent indien. Aujourd’hui, le lien de l’Europe et du monde transatlantique avec la crise afghane ne passe plus par le Sud et le Moyen-Orient, mais par le Nord, à travers l’Europe, la Russie, le Caucase, jusqu’à l’Afghanistan. La crise afghane où l’“Ouest” ne cesse de s’embourber davantage n’est plus, comme on le présentait, le nouvel épicentre de la crise du Sud, mais le point extrême de la crise du Nord dont l’acteur central est désormais la Russie.

Observant avec incrédulité et angoisse l’inconscience extraordinaire de nos dirigeants, Simon Jenkins remarque: «Meanwhile, along history’s fault line of conflict from Russia’s European border to the Caucasus and on to Iran, Afghanistan and Pakistan, diplomats are shifting uneasily in their seats, drums are sounding and harsh words are spoken. The world is now run by a generation of leaders who have never known global war. Has this dulled their senses?» On notera la description géographique, qui lie directement l’Europe à l’Afghanistan, en passant par la Russie. L’Europe avec son habituelle présomption, qui se targue, ou “se targuait” disons, de détenir dans l’UE la recette de la “bonne gouvernance” et de la paix éternelle qui va avec, se retrouve au centre de la crise centrale du monde. Cette fois, il y a la possibilité sérieuse d’un très grave conflit. La crise géorgienne comme matrice de la crise du continent européen poursuivi jusqu’à ses confins n’est pas la crise irakienne. Par définition et par ses caractéristiques, elle implique directement l’Europe et peut déboucher sur un conflit majeur. Il est bien possible que nous ne ferons pas cette fois l’économie de la démonstration tragique de notre irresponsabilité et, au bout du compte, de la nécessité d’envisager de prendre des décisions. La parenthèse indigne de l’irresponsabilité confortable est en train de se fermer, elle laisse place à la crise de l’irresponsabilité tragique.