Du Big Now à l’«l’éternel présent»

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Du Big Now à l’“l’éternel présent”

28 janvier 2014 – Commençons par l’objet du délit, un texte d’un spécialiste des nouveaux médias, des réseaux, de la cyberculture, etc., qui plus est reconnu comme tel aux USA où il est couvert de distinctions, de reconnaissances, de positions sociales et associatives, avec ses thèses répandues et influentes. Douglas Rushkoff est un expert consacré des activités du monde en ligne de la postmodernité. Un de ses récents articles, effectivement reflet de la postmodernité mais postmodernité devenue cauchemardesque, est publié dans Politico.com Magazine le 15 janvier 2014. (Son dernier livre est un développement de la thèse qu’il présente dans l’article : Present Shock: When Everything Happens Now.) Nous en citons plusieurs extraits que nous jugeons caractéristiques.

• Présentation du “big Now” (avec le “N” majuscule, qui est de nous, pour correspondre au titre après tout), ou notre emprisonnement dans le “Grand Présent”, le Temps réduit au maintenant et rien d’autre, une sorte de doctrine du “présentisme” qui serait une opérationnalisation politique de la postmodernité, mais selon un constat catastrophique...

«Toutes Les crises arrivent de partout, et d’un seul coup. Les réponses aussi. De nouvelles allégations concernant les écoutes clandestines de la NSA, par exemple, apparaissent sur Twitter avant que la Maison Blanche n'ait eu la chance d'exploiter pleinement la dernière série. Un secrétaire du Cabinet est présumé prêt à être licencié à cause d’un site Web bâclé sur les soins de santé, avant même que les problèmes du site ne soient complètement diagnostiqués. Les pauses entre un événement et une réponse à celui-ci – l’espace dans lequel l’opinion publique était autrefois évaluée – ont disparu, et désormais le feedback est impossible à distinguer de l’action initiale. Le verdict, les conclusions à retenir, le sens même de ce qui se passe est plus insaisissable que jamais. Nous bricolons des récits et cherchons des conclusions. Des millions de publications sur les réseaux sociaux chaque minute sont analysées comme si ces vastes fragments d’opinions, de conjectures et de fantaisies se fondaient d’une manière ou d’une autre dans une histoire.

»Mais ils ne le font pas.

»Bienvenue dans le monde du « choc présent », où tout se passe si vite qu’il pourrait tout aussi bien être simultané. Un gros maintenant. Le résultat pour les institutions – notamment politiques – a été profond. Cette transformation a considérablement dégradé la capacité des acteurs politiques à établir des plans à long terme. Détournés, ils se retrouvent souvent désormais simplement obligés de réagir au barrage d’événements à mesure qu’ils se déroulent. Subitement, la notion désuèe de « contrôle du récit » a disparu : le flot d’informations est souvent bien trop indiscipliné. Il n’y a pas de temps pour le contexte, seulement pour la gestion de crise.

» Bien sûr, la vitesse à laquelle l’information se propage et se multiplie s’est accélérée, mais ce qui se passe actuellement est plus qu’une simple accélération. Ce que nous vivons, c’est l’amplification de tout ce qui se passe en ce moment et une diminution de tout ce qui ne se produit pas. Ce n’est pas seulement que les résultats de recherche Google privilégient le récent au détriment du pertinent ; c’est tout à coup une société entière qui le fait..»

• Le passage du “forward-leaning futurism” au “big Now” (du “futurisme” au “présentisme”), – en quelques années, des années 1990 à aujourd’hui, – ou comment la perception a totalement, absolument basculé, de la certitude de l’espérance à venir à l’impuissance du présent emprisonné...

«Ça n’a pas toujours été comme ça. Pas plus tard qu’à la fin du XXe siècle, l’air du temps était animé par une sorte de futurisme avant-gardiste. On avait le sentiment que nous nous dirigeions rapidement vers un grand changement alimenté par les nouvelles technologies, les réseaux et la connectivité mondiale. Aujourd’hui, ce changement s’est peut-être enfin produit, mais plutôt que de nous encourager à regarder plus loin, il nous a inculqué un « présentisme » omniprésent. Notre vieille obsession du rythme du progrès a été noyée sous l’assaut de tout ce qui se passe actuellement. Il est même impossible de suivre le rythme, et encore moins de regarder vers l’avenir.

» Ce nouveau paradigme brouille fondamentalement notre politique. La capacité de nos dirigeants à articuler des objectifs, à organiser des mouvements ou même à aborder des solutions à long terme a été entravée par une obsession – de leur part et de la nôtre – pour le moment présent. Si nous ne nous adaptons pas à ce nouveau présentisme, nous pourrions bientôt nous rapprocher plus dangereusement de la paralysie politique.

» Comme on peut s’y attendre, nous pouvons imputer notre situation actuelle, au moins en partie, à la technologie numérique. Pensez à la télécommande, au DVR et même à YouTube, qui, à leur manière, ont chacun érodé les fonctions traditionnelles de narration de la télévision, créant à la place un paysage déconstruit de mèmes indépendants. Les arcs narratifs typiques dont dépendaient autrefois l’information et le divertissement ne fonctionnent plus lorsque le public peut s’éloigner – ou avancer et reculer – en appuyant simplement sur un bouton. Les histoires traditionnelles avec un début, un milieu et une fin ne fonctionnent plus. Les mini-films en boucle sur Vine, par exemple, n’essaient même pas d’y adhérer. Et quand nous ne sommes pas engagés dans des mashups décousus comme celui-là, nous sommes attirés par des sagas épiques et sans fin – comme « Game of Thrones » ou même « Breaking Bad » – qui ressemblent plus à des jeux de rôle fantastiques qu’aux émissions de télévision d’autrefois.»

• ... Le résultat de cette nouvelle situation est donnée ici comme indication opérationnelle de l’hypothèse avancée, parce qu’elle ne concerne pas vraiment notre sujet. Il n’empêche, c’est un constat de désordre, de paralysie, d’impuissance, de la vision réduite à l’hyper court terme de tous les pouvoirs politiques eux-mêmes réduits à se situer dans le seul “big Now”. Eux aussi, ces pouvoirs, sont influencés décisivement et participent en même temps à l’entreprise de blocage et de paralysie de leur temps historique... Ils sont même privés d’une “guiding narrative”, d’une “organizing story”, c’est-à-dire que même les capacités virtualistes, de fabrication de réalités conformes au Système, les entreprises de PR productrices d’événements de convenance qui ont semblé fonctionner pendant un temps (particulièrement dans la période immédiatement post-9/11), se heurtent désormais à une sorte de fin de non-recevoir de la part du temps historique.

«Mais sans un récit directeur pour donner un sens et créer un but, nous finissons par trop nous fier à ce qui se passe sur le moment. Lorsque cela se produit, nous réagissons de manière excessive à la dernière fusillade dans une école. Mais à long terme, nous n’avons pas la détermination ou la capacité d’attention nécessaires pour faire quoi que ce soit pour empêcher que d’autres ne se produisent. La terreur et la rage remplacent nos objectifs idéologiques ; nous finissons par réagir uniquement à la dernière crise. Et, à cause de ce que nous pouvons trouver (et de ce que nous pouvons dire) sur Internet, nous réagissons avec une fausse confiance dans notre maîtrise des faits. Ce n'est pas parce que nous pouvons tous bloguer avec la même taille de police que toutes nos opinions sont également valables ou éclairées... [...]

» Opérant dans le paysage politique présentiste d’aujourd’hui, l’administration est à la merci d’un monde sans histoire organisatrice. Il faut souvent un véritable désastre – un attentat à la bombe à Boston ou un déploiement d’armes chimiques en Syrie – pour générer une intrigue capable de soutenir un récit pendant quelques jours. Mais ensuite, cela se dénoue à nouveau. Au lieu d’imposer un récit sur cette nouvelle histoire ouverte et sans fin, les dirigeants doivent développer des stratégies pour résoudre les problèmes qui résistent aux faciles déclarations de victoire. Il est révolu le temps où l’Amérique pouvait planter un drapeau sur la lune et déclarer la course à l’espace gagnée. Les obstacles modernes sont le plus souvent chroniques et doivent être gérés et atténués au fil du temps. Les émissions de gaz à effet de serre, la faim des enfants, les mutations bactériennes, la toxicomanie et même le terrorisme ne sont pas des guerres que l’on gagne.»

» L’ère du choc actuel oblige, semble-t-il, les Américains à réaliser que notre voyage consiste moins à parvenir à une conclusion qu’à survivre le plus longtemps possible. Notre politique pourrait finir par avoir moins à voir avec le triomphe qu’avec l’endurance – un changement de perspective qui, bien que né d’une obsession du présent, ne serait pas si mauvais pour l’avenir.»

Comme on l’a vu, le dernier livre de Rushkoff se nomme Le Choc du Présent (Present Shock: When Everything Happens Now). Ce n’est pas un hasard, non seulement du point de vue du sujet, certes, mais aussi du point de vue des circonstances chronologiques et des préoccupations d’effets commerciaux traduisant cette chronologie. Dans les années 1970, un livre, – imprimé à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde, – fit fureur sous le titre Le Choc du Futur (suivi de La Troisième Vague, qui explicitait son idée centrale), du futurologue Alvin Toffler travaillant en collaboration avec sa femme. Le Choc du Futur marquait bien l’esprit d’une époque qui entrait (1973-1974 avec le “choc pétrolier”) dans les prémisses de l’actuelle crise d’effondrement du Système... Cela, nous l’écrivons aujourd’hui, expérience faite du temps écoulé, mais à l’époque la perception suggérée par ce livre et largement acceptée et répercutée était au contraire que cette crise (le “choc pétrolier”) serait la prémisse, le sas de transformation nécessaire pour aboutir à une nouvelle ère révolutionnaire où le technologisme et la communication achèveraient la transformation du monde dans un avenir caractérisé par un niveau inouï de capacités techniques autonomes et de prospérité du sapiens devenant une sorte d’“Homme éternel” assumant désormais sans l’aide de personne son propre destin cosmique. (Exit définitivement, Dieu et autres bagatelles.) La véritable difficulté résidait dans la capacité d’adaptation du sapiens à ce changement inéluctable et perçu comme une prospective extrêmement puissante et rapide.

De ce point de vue du sentiment prospectif, un fantastique renversement d’inversion de la perspective sépare ces deux enquêteurs du monde qui nous est promis, tels que nous les percevons. L’un (Toffler) était l’enquêteur symbolique et triomphant d’un présent en train de devenir son propre futur inondé de lumière, l’autre (Rushkoff) est l’enquêteur symbolique et désorienté d’un futur se réduisant à un présent plongé dans les ténèbres de la paralysie et de l’immobilisme catastrophique ; pour l’un, le futur et ses promesses définissaient ce qu’allait devenir dans cette envolée notre présent, pour l’autre le présent empêche le futur de se manifester et se réduit aux circonstance en train de s’accumuler, et cette accumulation pouvant bien signifier selon certaines hypothèses (dont la nôtre) ce qui pourrait bien être la crise d’effondrement du Système. Les promesses de Toffler se sont abîmées dans l’échec de l’hypermodernité (une modernité transcendée par les progrès du technologisme et de la communication) ; les constats de Rushkoff transforment la postmodernité (un repli sur la gestion et l’amélioration d’un présent qui entérine l’échec de l’hypermodernité) en une impasse catastrophique puisque “gestion” et “amélioration” ne sont plus celles d’une situation acceptable de la modernité réduite aux acquêts mais celles d’une situation où s’accumulent toutes les crises sectorielles et conjoncturelles suscitées par la Crise Générale de l’effondrement du Système.

(A ce point et à cet égard, on fera grâce à Rushkoff de sa conclusion, extrêmement faiblarde et constituant le gage donné au Système par cet auteur qui en dépend tout de même, lorsqu’il affirme vaguement que “notre politique” a désormais plus à voir avec l’endurance qu’avec le triomphe, ce qui pourrait présenter quelque avantage : « Our politics may come to have less to do with triumph than endurance—a shift in perspective that, while born out of an obsession with the present, wouldn’t be so bad for the future» ; car l’on se demande bien à propos de cette “endurance”, – pour attendre quoi puisque le reste du tableau nous présente un futur réduit à la paralysie d’un “big Now” figé dans l’accumulation extraordinaire des crises et des événements ? Tout comme une phrase immédiatement précédente, placée devant la même impasse [«... Our journey is less about reaching a conclusion than it is about sustaining ourselves for as long as possible»] : “tenir aussi longtemps que possible”, mais tenir pour quoi, pour attendre quoi ? Pas de réponse, et pour cause, parce que la catastrophe eschatologique n’est pas une réponse qu’on aime à clamer, quand on réalise, si on le réalise, que c’est le cas, – sinon, pas de réponse du tout puisqu’il n’y a rien à savoir sur ce vers quoi l’on va hors de l’eschatologie. On a l’impression que Rushkoff, selon l’habitude moderniste et américaniste, s’est contenté d’un “comment” en forme de conclusion affirmative alors que ce “comment” n’est que l’avatar d’un énorme point d’interrogation sans réponse, qui est à la fois, et dans cet ordre, le “pour quoi ?” et le “pourquoi ?” Bref, laissons cette conclusion insipide et sans intérêt avant de revenir, plus loin, à ce que le schéma auquel elle répond nous dit.)

Si l’on veut, Toffler confirmait à sa façon l’hypermodernité avec toute sa symphonie du Progrès divinisé alors que Rushkoff est dans l’obligation d’ajouter quelques nouvelles catastrophiques au fait de la postmodernité, qui a laissé l’ode au Progrès de côté (vu les avatars de la chose) pour proclamer que l’état du présent nous satisfait dans le sens où il a permis la dissolution des restes des structures pérennes dont la principale tâche de la modernité a été leur destruction. D’une certaine façon, le “big Now” considéré de ce point de vue, ou réduit à ce point de vue disons, c’est certes la postmodernité mais qui se découvre dans des conditions catastrophiques dans la mesure de la dégradation phénoménale du présent par la situation d’accumulation des crises d’une part, d’impuissance-paralysie où cette circonstance nous précipite d’autre part. Rushkoff rompt aussi implicitement avec Toffler d’une manière inattendue mais compréhensible pour nous ; le technologisme en tant que tel passe au second plan à cause de ses effets catastrophiques et est remplacé dans cette position de premier plan justement par ses seuls effets catastrophiques, et cela dans ce vaste ensemble que nous nommons ère psychopolitique où domine le système de la communication. Le technologisme de plus en plus transmuté en ses seuls effets catastrophiques devient le verrou d’une prison où nous enferme le système de la communication.

Ainsi le “big Now” n’est pas du tout un vertueux avatar du “choc du futur” accompli en un présent qui entérine certaines des promesses du futur qu’on nous annonçait dans un sens effectivement vertueux, mais au contraire le complet blocage de l’intégration d’un futur qui a perdu nécessairement toutes ses vertus, dans un présent qui devient une prison cadenassant la politique (l’action-sapiens) dans une complète “impuissance de la puissance” engendrant paralysie et sur-place. De ce point de vue, Rushkoff ne dit rien dans ses constats avec quoi nous puissions être en désaccord. (Par contre, certes, une orientation fondamentale nous sépare, dont on se doute évidemment et dont nous allons parler aussitôt : nous nous réjouissons de ce blocage-paralysie qui est nécessairement celui du Système, au contraire de lui qui le déplore et s’en inquiète affreusement.) Nous développons depuis plusieurs années l’analyse de ce blocage crisique, ou “impuissance de la puissance”, avec des concepts allant dans ce sens de la paralysie tels que l’infrastructure crisique, le monde antipolaire, ou bien des textes divers dans ce sens (le 24 décembre 2012, le 31 janvier 2013, le 28 septembre 2013, le 26 octobre 2013, le 2 décembre 2013, etc.).

Il est assuré que les événements rencontrent et confirment cette situation, – c’est-à-dire, parlant de non-événements en vérité, puisqu’engendrant l’impuissance-paralysie. La politique est devenue impossible à opérationnaliser, elle se cantonne à un sur-place à la fois dérisoire et extraordinaire, le pouvoir est à mesure, impuissant et paralysé, avec les effets qu’on constate. On sait que, pour nous, – et cela correspond aux observations de Rushkoff tout en nous éloignant radicalement du sens profond de son analyse qui marie nécessairement l’activité politique et générale du sapiens et des événements que cela produit, avec les événements en général, – un facteur fondamental intervient, transformant de fond en comble notre appréciation de la situation ; il s’agit de la dimension métahistorique de la situation, qui fait que ce qui est apprécié comme une catastrophe (pour le Système) est parfaitement le développement que nous appelons de nos vœux. (De très nombreux textes rendent compte de ces conceptions, et notamment de la séparation d’une part de l’activité humaine avec sa production, l’une et l’autre complètement échevelée et dans un état de constant paroxysme accumulant les événements avec une rapidité sans cesse augmentée, et produisant effectivement le couple impuissance-paralysie ; et, d’autre part, les événements hors du contrôle du sapiens installant des changements extraordinaires que nous sommes incapables d’identifier et de comprendre pour l’essentiel.)

On peut sans la moindre difficultés citer ces événements, qui “rencontrent et confirment cette situation, – c’est-à-dire, parlant de non-événements en vérité, puisqu’engendrant l’impuissance-paralysie”. Il s’agit naturellement de crises chroniques, ou de situations crisiques installées avec leurs phases paroxystiques alternant avec des périodes de veille, qui sont à la fois de désordre et de paralysie, d’une sorte de “mouvement immobile”, d’un déplacement sans but ou d’un but organisant un déplacement sans cohérence, qui semblent être l’objet de bouleversements considérables et nous ramènent pourtant à des situations qu’on croyait définitivement dépassées. Pour signaler le plus récent, c’est bien entendu le cas de la Syrie et de “Genève-2” (voir le 22 janvier 2014 et le 23 janvier 2014) ; c’est bien entendu le cas de l’Iran et des nouvelles conditions établies depuis l’accord, où l’on peut développer deux conceptions différentes en même temps (voir le 17 janvier 2014 et le 18 janvier 2014). Dans ces deux cas, tout a changé radicalement, et l’on entend en même temps Kerry ressortir, pour les deux cas, une rhétorique menaçante et péremptoire aussi vieille que les deux crises (“Assad doit disparaître du pouvoir politique”, “nous sommes prêts à attaquer l’Iran si l’Iran ne signe pas [ne respecte pas] l’accord”). Dans ces deux cas, on sait d’ailleurs qu’il s’agit des menaces d’une diplomatie totalement exsangue et réduite aux restes fétides d’une narrative triomphante d’autres temps, et d’une force militaire épuisée dont les chefs ne veulent pas entendre parler du moindre engagement majeur.

Tout (c’est-à-dire toutes les crises, puisque notre Tout n’est fait que de crises), – tout fonctionne de la sorte. Dans la crise Snowden/NSA, on en revient épisodiquement à des menaces contre Snowden ou bien des propositions-pièges d’amnistie faussaire pour l’éliminer par d’autres moyens que les mythiques équipes de tueur en mission d’élimination expéditive. L’ensemble déploie avec presque de la magnificence la position de complète impuissance-paralysie des autorités censées contrôler et contenir la chose, sinon la régler, pendant que les événements hors du contrôle-sapiens continuent à tourbillonner, à s’accumuler, à s’empiler à une vitesse extraordinaire. Effectivement, tout se passe, pour le sapiens-Système impuissant et paralysé, comme si tout changeait mais en restant minutieusement dans son présent d’impuissance-paralysie qu’il continue à psalmodier (“Assad doit disparaître du pouvoir politique”, “nous sommes prêts à attaquer l’Iran si l’Iran ne signe pas [ne respecte pas] l’accord”, etc.). Pourtant ce présent impuissant et paralysé pour le sapiens ne cesse en vérité, sous ses yeux qui semblent parfois être faits pour ne rien voir, surtout, pour ne rien voir du tout, de se modifier radicalement à cause d’événements hors de son contrôle et même de sa perception, – les événements de la dimension métahistorique. Ainsi passe-t-on du “présent impuissant et paralysé”, du côté sapiens-Système, où rien ne se passe, au “big Now” de Rushkoff mais selon notre interprétation qui diffère absolument de celle de Rushkoff, où les événements hors-sapiens-Système ne cessent de s’accumuler pour tout changer. Si l’on veut (on le verra plus loin), le “big Now” servirait à paralyser complètement sapiens et son programme-Système pour laisser le champ libre, ou place nette dira-t-on plus loin, à la dimension métahistorique hors sapiens-Système, qui serait la véritable substance du “big Now”.

... La postmodernité, selon sa conception centrale qui est de se satisfaire de ce qui est et d’en faire la promotion satisfaite, s’est arrêtée au présent pour presser ses adeptes de s’y cantonner, et y créer le “meilleur monde” possible dans ses conditions à elle. Mais voilà qu’en même temps le présent devient une sorte de Tout, - le “big Now”, – où la dimension métahistorique des changements les plus immenses trouve de quoi évoluer. Il y a donc aussi une lutte “titanesque” (bien que le côté sapiens-Système soit fait de nains plus que de titans, mais ils évoluent au nom du titan qu’est le Système) entre deux perceptions, celle de la postmodernité se suffisant à elle-même entre FEMEN, Pussy Riot, “art contemporain”, mariage gay, Dieudonné comme ennemi public n°1 et tout ce toutim, et le véritable “big Now” selon notre conception qui nous présente au contraire l’accumulation de tous ces événements extraordinaires et incontrôlables qui façonnent et conduisent le grand événement de la “crise d’effondrement du Système”... Simplement, la méthodologie est différente. Au lieu du contexte d’une dynamique d’avancement et de paroxysmes transformateurs successifs, il y a le contexte d’une paralysie-impuissance nous fixant dans le présent. Cette situation interdit le développement du futur, de façon fort satisfaisante pour nous puisque ce futur serait celui d’une affirmation continuée du Système. Cela conduit à offrir un contexte favorable à la “crise d’effondrement du Système”, s’exprimant dans ce mode “big Now”-statique, organisant déstructuration, dissolution tendant vers le but ultime de l’entropisation (la formule dd&e, voir le 7 novembre 2013) mais désormais dans un mode complet d’inversion puisque les seules structures restantes sont celles du Système (voir le Glossaire.dde du 12 janvier 2014 sur “l’effondrement du Système”), avec l’équation surpuissance-autodestruction opérationnalisée d’une façon statique, par l’approfondissement plutôt que selon une dynamique linéaire... Peut-être, sans doute sûrement, est-ce la raison pour laquelle nous n’en entendons que des échos assourdis au grand dam de ceux qui voudraient un effondrement dans une apocalypse pétaradante, pour être sûr du fait ; peut-être faut-il coller son oreille sur le sol pour entendre les grondements formidables et étouffés de la chose (l’effondrement du Système) en train de se faire.

Du présent à l’“éternel présent”

Rushkoff a raison, mais partiellement parce qu’il ne va pas assez loin, parce que, bien entendu, il en reste à ses analyses d’homme des réseaux, de la pseudo-métaphysique de la modernité, donc de sapiens-Système devenu parfaitement postmoderne (car c’est en tant que postmoderne que Rushkoff nous fournit une clef qui nous permet d’avancer dans l’exploration du domaine qui pulvérise la postmodernité, en décrivant implicitement la vérité du rien qu’est la condition de la postmodernité, son état d’ores et déjà quasiment d’entropisation dans l’esprit de la chose) ... Il nous présente fort justement un sapiens paralysé par le “big Now”, un sapiens portant lui-même une extrême responsabilité de cet état à cause des entreprises diverses qu’il a développées en usant du technologisme et de la communication selon les orientations voulues par le Système et en perfectionnant chaque jour davantage son asservissement au Système. Mais il ne s’agit là que de la mise en place d’une situation, dont un élément est l’élimination définitive de sapiens du nombre des acteurs effectifs, pour le réduire au stade de figurant-utile et d’outil-Système (rappel des “idiots utiles”). (Nous parlons de cette dégradation, sorte d’“entropisation” là aussi, du sapiens-Système stéréotype, bien entendu, car il reste à la créature humaine une autre voie qui la sauve, qui la relève, qui la redresse et la tient haut, celle de la Résistance et de l’antiSystème, – et, d’ailleurs, un sapiens-Système n’est pas interdit d’héroïsme et peut changer, et choisir cette voie s’il est éclairé à cet égard.)

La dissolution du rôle de sapiens-Système réduit à ses restes de lui-même, – sorte de «va jouer avec cette poussière» de l’apocalypse postmoderne, la poussière étant celle de lui-même passé à la moulinette de l’entropisation, – cette dissolution laisse la place nette à l’action d’autres forces que les siennes. Il s’agit de l’affrontement entre le Système dans sa course folle devenue tourbillonnante puisqu’enfermée dans le “big Now” d’une part, et des forces suprahumaines d’autre part. C’est-à-dire que le phénomène du “big Now” fait place nette pour les événements eux-mêmes, avec une sorte d’accélération qu’on jugerait paradoxale de l’Histoire (de la métahistoire) puisque le premier effet obtenu est la paralysie de l’histoire-sapiens et commune dans l’impuissance de sa puissance. Justement cette paralysie impliquée par le “big Now” est faite pour laisser place nette aux choses sérieuses. Elle est faite pour annihiler l’histoire-sapiens ou l’histoire-Système dans un présent paralysé et impuissant et laisser la place à la métahistoire. La trompeuse affirmation de “la fin de l’Histoire” de 1989 a décisivement laissé place à “la paralysie de l’histoire”, avec perte de majuscule dans le processus, pour suggérer qu’on fait place nette pour l’affrontement métahistorique hors-sapiens.

On peut effectivement considérer que l’époque présente, avec cette contraction du Temps et cette accélération de l’histoire devenue Histoire/métahistoire finit effectivement par créer ce “big Now”. C’est comme si le mouvement, à force de gagner en vitesse finissait par transmuter la vitesse (le déplacement) en son contraire ; le mouvement subsiste, mais à une vitesse trop grande dans un mode tourbillonnant et dans un espace trop grand pour être perçu, de la même façon que, lorsqu’on atteint l’“œil du cyclone”, qui n’est plus que centre stable autour duquel tourne sur lui-même le mouvement furieux, on atteint cette zone d’immobilité totale où toutes les forces furieuses finissent par se réduire pour notre perception à une sorte de rien du mouvement faisant croire au calme retrouvé. Pour cette raison, il existe souvent dans notre situation générale le cas spécifique d’absence de conscience du désordre du monde, de l’empilement des crises, de l’absurdité des politiques, de la dissolution de l’intelligence en affectivité, alors que les instruments du Système, et notamment le système de la communication lorsqu’il est au service du Système, peuvent régurgiter une image d’apaisement, de société postmoderne fonctionnant as usual à la satisfaction d’à peu près tous, débattant avec une fièvre réformiste des problèmes sociétaux devenus alors fondamentaux (question des gays, la bataille antiraciste héroïque du domaine alimentaires [halte aux bananes anti-Taubira et à la quenelle sauce-Dieudonné]). Mais cette séparation entre ces deux mondes est devenue extraordinairement ténue et fragile à cause de la puissance formidable de la crise du monde qui s’affirme de plus en plus. L’anecdote MSNBC/NSA/Bieber (voir ce 27 janvier 2014) est très révélatrice, en nous montrant le point de friction explosif entre la vérité de la crise du monde et la narrative postmoderne, où la seconde est pulvérisée par le ridicule de la comparaison, – et cette sorte d’incident, si dommageable pour la bonne tenue de ce qu’il reste d’apparence au Système, ne cesse de se multiplier sous l’effet des pressions de la situation du monde.

Mais, incontestablement, l’effet intéressant est celui que décrit Rushkoff car le “big Now” est, en essence, quelque chose d’insupportable pour la modernité et le Système, et le signe que la postmodernité, qui se contente de ce qui est en disant que ce qui est est indépassable, ne peut dire cela que si la modernité qu’elle prétend répudier dans ses exigences, en réalité triomphe, – mais triomphe simplement par l’absence de concurrence possible, parce que sa médiocrité transformerait le triomphe en débâcle et effondrement si apparaissait une alternative. (C’est effectivement la situation théorique du Système, qui est bien l’opérationnalisation de la modernité née du “déchaînement de la Matière”.) La postmodernité n’est possible que si, à côté du paysage figé qu’elle propose (sa narrative), les événements catastrophiques poursuivent leur course, de leur côté et “à l’abri” des regards, permettant soit qu’on les nie, soit qu’on les dissimule, soit qu’on annonce leur amélioration. Mais si tout s’installe bien visible dans un “big Now”, y compris les crises et le reste, alors le dessein postmoderniste se trouve confronté à l’exposition de l’échec absolu de lui-même, par l’intermédiaire de l’exposition de la crise ouverte de la modernité, de notre contre-civilisation, et donc l’hypothèse soudain affirmée et quasiment impossible à repousser de la crise d’effondrement du Système. Le “big Now” devient celui de la “crise d’effondrement du Système” et non plus de la pirouette de la postmodernité. Encore cela n’est-il qu’un premier point.

... Car le “big Now”, c’est aussi, avec cette fixation du Temps et de l’Histoire dans un seul présent, l’ouverture du présent à des incursions terribles mais que nous jugeons nécessaires, qui auraient la vertu sublime de pouvoir mettre à mal la situation dite “indépassable” de la postmodernité, non plus par sa crise interne (la crise du Système), mais par l’exposition d’hypothèses selon lesquelles autre chose que le Système et la modernité est et a été possible, et, par conséquent, sera possible en dépassant le seul contexte du “big Now”. Si l’on veut, ce serait l’hypothèse du “roi est nu” selon laquelle le bouclier infranchissable de l’argument TINA du Système et de la modernité (le There Is No alternative de la philosophe Margaret Thatcher parlant du système hyperlibéral) ne vaudrait plus tripettes mais se retrouverait percé comme une vieille barcasse pourrie, à la dérive entre le Qatar, Davos et Wall Street. En d’autres mots, la thèse “big Now” de Rushkoff signifie aussi et surtout que le présent n’est plus l’apanage exclusif, la propriété inexpugnable de la seule modernité et du Système.

C’est alors que l’on revient à un texte très récent (et si l’on voit une connivence entre les deux, on n’aura pas nécessairement tort). Il s’agit d’un passage important, qui figurait comme plutôt accessoire par rapport au propos central mais qui est en lui-même d’une importance dépassant ce propos central. Il s’agit d’un emprunt, un peu de nous-même à nous-même si l’on veut, grâce au don d’ubiquité qui nous caractérise, que nous faisons au chroniqueur du 19 courant..., dans son texte du 19 janvier 2014... Voici la chose :

«...A la page 38 de ces “entretiens”, l’humeur de Jerphagnon s’assombrit brusquement dans le propos lorsqu’il parle de “notre temps présent” : “Tout a changé, et les repères se perdent. D’autres hommes sont déjà chez eux dans ce décor sorti d’un futur que nous n’imaginions pas. ‘Homme d’un autre temps, écrit Talleyrand, je me sens devenir étranger à celui-ci’.” Puis, soudain, l’enthousiasme de Jerphagnon reprend le dessus (“Et, tout d’un coup, voilà que l’Histoire m’a repris, m’entraînant dans sa ronde...”), et alors il en revient, bien entendu, à ses “chers Grecs et [ses] chers Romains”. Et il termine par cette déclamation superbe qui nous donne une clef de l’éternité (je me permets l’un ou l’autre souligné de gras) : “...[E]t je sais bien que Platon n’est pas plus mort que ma grand’mère. Leur temps n’est plus mais qu’importe si rien de tout cela n’a pris une ride ? De ce passé, de leur passé, vient à mon présent ce qu’il cachait d’éternel. Tout est là. ‘Total simul’ disait de l’éternité saint Augustin. Je sais, maintenant, que depuis toujours, l’histoire des hommes est une chronique de l’éternel présent.”

»Je ne peux, moi, qu’abonder dans le sens de cette envolée (en étant intuitivement assuré qu’en citant saint Augustin, Jerphagnon pense plus au néoplatonicien qu’avait été Augustinus avant de devenir chrétien qu’au chrétien qui oublia parfois qu’il avait été néoplatonicien). Si l’histoire des hommes et, au-delà, l’éternité elle-même, est un “éternel présent”, alors nous sommes bien fondés, nous qui sommes obligés de vivre dans cette portion du présent où nous sommes, d’en appeler à ce toujours-présent que fut et reste l’Antiquité, pour mettre l’un et l’autre sur une balance, et mesurer où le destin de la vérité du monde la fait pencher irrésistiblement. C’est-à-dire qu’il n’est nullement absurde de les juger relativement l’un à l’autre, et de juger notre portion de “l’éternel présent” par rapport au toujours-présent, également portion de “l’éternel présent”, qu’est l’Antiquité. L’on sait bien ce qu’il en sortira.»

A cette citation, on ajoutera un élément fondamental du “big Now” de Rushkoff, qui est totalement absent de sa thèse, qui est l’élément psychologique. Le phénomène du “big Now” a nécessairement des effets psychologique fondamentaux, en conduisant notre perception à la réalisation de plus en plus ferme et structurée de la disproportion grandissante entre l’ampleur eschatologique de la “crise d’effondrement du Système”, rassemblée dans le “big Now”, et les solutions classiques (Système, à l’intérieur du Système, selon la philosophie TINA) qui peuvent être envisagées. Dans les observations et analyses sérieuses de la situation générale qu’on rencontre aujourd’hui, la description des crises diverses, ou pour nous de la “crise d’effondrement du Système”, est de plus en plus crépusculaire, terrifiante, bref à la mesure de l’ampleur eschatologique dont le “big Now” favorise la manifestation par rassemblement et accumulation des crises ; alors que les solutions offertes, encore dans le cadre du Système, sont, elles, de plus en plus dérisoires. On a le cas avec Rushkoff lui-même (voir, entre parenthèses, le “ on fera grâce à Rushkoff de sa conclusion, extrêmement faiblarde”) ; comme on l’a, par exemple avec le cas évoqué le 24 janvier 2014 avec le Collegium International. C’est ce que nous exprimions de cette façon  :

«Ce qui nous importe ici est bien cette perception par la psychologie de la précipitation de la crise d’effondrement/“polycrise”, et sa transcription directe dans un texte qui ne cache rien de tout cela. On comprend que, dans de cadre, l’appel à “une gouvernance mondiale” passe au second plan, aussi bien dans le chef de ceux qui ont rédigé l’appel que dans celui de ceux qui veulent bien se donner la peine de le lire pour ce qu’il est. C’est alors que doit nous apparaître l’importance de ce texte, peut-être bien plus significatif encore que ses auteurs ne l’ont imaginé (ce qui n’a par ailleurs aucune importance, l’essentiel étant dans l’effet dont les mots son porteurs à l’intention des psychologies des autres, dans le cadre exceptionnel qui est celui que nous connaissons).»

Ce dernier élément doit donc être ajouté et considéré, et selon la réalisation de son caractère fondamental ... De même que le “big Now” représente “l’ouverture du présent à des incursions terribles mais que nous jugeons nécessaires” d’éléments de la “crise d’effondrement du Système”, de même il ouvre notre psychologie à ce que signifie cette incursion, c’est-à-dire des éléments conceptuels hors du Système, venus du domaine de la métahistoire avec sa mémoire longue, et cela se référant à «l’éternel présent». On entreprendra donc de mettre en regard le “big Now” et «l’éternel présent», pour observer non seulement la possibilité de l’“ouverture du présent” à autre chose qu’à la modernité-Système, mais, bien au-delà, la nécessaire ouverture de l’«éternel présent» à quelque chose d’autre, dans le vide laissé par l’effondrement du Système disparaissant par entropisation dans le trou noir du néant d’où il est né. Le bon pape François nous prêtera bien un exorciste pour accompagner la manœuvre : Vade Retro, Systema, – ou bien, dit plus leste, en langage postmoderne hein, "Fuck You, System".