Chronique du 19 courant… Du privilège de l’écorché vif

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 1962

Chronique du 19 courant… Du privilège de l’écorché vif

19 janvier 2014... Peut-être l’a-t-on vu et surtout lu, nous avons une tendresse intellectuelle affirmée pour ce philosophe de l’Histoire qui s’affiche néoplatonicien, et qui affiche sans aucune restriction l’amour de ses “chers Grecs et de [ses] chers Romains”. Il s’agit de Lucien Jerphagnon, maître de la connaissance et de l’affection pour ce temps-là, lui-même disparu en septembre 2012 mais toujours parmi nous. On comprend que je partage complètement cette tendresse intellectuelle, et c’est de cela que je voudrais parler ici, – cette tendresse intellectuelle si fortement justifiée, mais à côté un jugement un peu circonspect et embarrassé sur l'attitude de Jerphagnon vis-à-vis du temps présent. C’est certainement dans le livre d’entretiens avec Christiane Rancé, – De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles (chez Albin-Michel en 2011), – que l’on trouve le plus clairement affiché ce que je considère comme une dualité préoccupante pour le jugement que je suis conduit à porter. Le cas me paraît d’autant plus intéressant qu’il a, je crois, valeur universelle dans la mesure où il embrasse une question générale qui l’est également, universelle.

Il y a donc deux aspects dans ces entretiens. D’une part, l’on (Jerphagnon) y parle de ses “chers Grecs et de [ses] chers Romains”, et avec quelle fougue, quel enthousiasme, appuyées sur une formidable érudition, une connaissance profonde, une compréhension à la fois spirituelle et charnelle de ce monde de l’Antiquité. «Cet amour ne l’a plus jamais quitté, dit la préface de Christine Rancé. “J’ai su que mon âme s’épanouirait là.” Le monde antique lui apparaît alors, de son propre aveu, “comme un monde de mots et de choses enchantés, de beauté, d’harmonie et d’énergie, où l’esthétique et l’éthique se mêlent intimement”....» Jerphagnon ne parle pas là d’un idéal inatteignable, d’une construction presque utopique de l’esprit, mais d’une époque du monde qu’il a intimement connue comme telle, c’est-à-dire une partie de la vérité de l’Histoire, et selon lui une vérité qui s’est bel et bien manifestée et qui perdure, comme toute vérité, comme une référence nécessaire. Je partagerais volontiers ce jugement, bien qu’avec infiniment moins de connaissance, et lui me servant alors d’une référence solide, celle d’un relais, d’un messager, sur laquelle appuyer cette intuitive attirance pour l’Antiquité, et une attirance dont je fais un usage dynamique, voire militant pour mettre en question, gravement, profondément, au-delà de toute possibilité de réconciliation, notre temps présent, cette vérité catastrophique qui est aussi un simulacre de vérité marquant sa prétention faussaire ... (Voir ce texte du 4 novembre 2013, avec des extraits de La Grâce, – Jerphagon y est cité, – qui oppose dynamiquement, comme dans un débat présent et actuel, Antiquité et modernité.)

Justement, ce mot de “présent” ... A la page 38 de ces “entretiens”, l’humeur de Jerphagnon s’assombrit brusquement dans le propos lorsqu’il parle de “notre temps présent”  : «Tout a changé, et les repères se perdent. D’autres hommes sont déjà chez eux dans ce décor sorti d’un futur que nous n’imaginions pas. “Homme d’un autre temps, écrit Talleyrand, je me sens devenir étranger à celui-ci”.» Puis, soudain, l’enthousiasme de Jerphagnon reprend le dessus («Et, tout d’un coup, voilà que l’Histoire m’a repris, m’entraînant dans sa ronde...»), et alors il en revient, bien entendu, à ses “chers Grecs et [ses] chers Romains”. Et il termine par cette déclamation superbe qui nous donne une clef de l’éternité (je me permets l’un ou l’autre souligné de gras) : «...[E]t je sais bien que Platon n’est pas plus mort que ma grand’mère. Leur temps n’est plus mais qu’importe si rien de tout cela n’a pris une ride ? De ce passé, de leur passé, vient à mon présent ce qu’il cachait d’éternel. Tout est là. “Total simul” disait de l’éternité saint Augustin. Je sais, maintenant, que depuis toujours, l’histoire des hommes est une chronique de l’éternel présent

Je ne peux, moi, qu’abonder dans le sens de cette envolée (en étant intuitivement assuré qu’en citant saint Augustin, Jerphagnon pense plus au néoplatonicien qu’avait été Augustinus avant de devenir chrétien qu’au chrétien qui oublia parfois qu’il avait été néoplatonicien). Si l’histoire des hommes et, au-delà, l’éternité elle-même, sont un “éternel présent”, alors nous sommes bien fondés, nous qui sommes obligés de vivre dans cette portion du présent où nous sommes, d’en appeler à ce toujours-présent que fut et reste l’Antiquité, pour mettre l’un et l’autre sur une balance, et mesurer où le destin de la vérité du monde la fait pencher irrésistiblement. C’est-à-dire qu’il n’est nullement absurde de les juger relativement l’un à l’autre, et de juger notre portion de «l’éternel présent» par rapport au toujours-présent, également portion de «l’éternel présent», qu’est l’Antiquité. L’on sait bien ce qu’il en sortira.

Ici et là, Jerphagnon fait cet exercice et l’on sait bien (là aussi) dans quel sens, mais en général simplement pris par sa logique implacable et admirable. Mais lorsqu’il revient vraiment dans notre présent d’une manière plus affirmée et exclusive, c’est-à-dire, malheureusement, plus convenue, c’est alors que je trouve, avec une certaine tristesse qu’il lui manque quelque chose. (C’est là le deuxième aspect dont je dois parler, mieux dit que “dont je veux parler” parce qu’il ne s’agit nullement d’une volonté de mise en cause et qu’il s’agit du devoir d’émettre des réserves dont je me passerais bien.) ... Est-ce possible ? On dirait qu’il a parfois oublié ses “chers Grecs et [ses] chers Romains”... En effet, il en reste à ses contemporains et ne leur adresse guère de critiques, non plus qu’aux mœurs, aux affaires de la politique, à l’esprit des choses et du temps et ainsi de suite. Il trouve même du sens de l’honneur à un BHL, tout de même en passant et en une circonstance qui se justifie peut-être quoiqu’elle se discute également (le discours sur la rafle du Vél d’Hiv’ de Chirac de 1995), mais enfin c’est lui faire bien de l’honneur (à BHL) au regard de ce qu’est et signifie son œuvre et de la mesure précise qu’il faut en garder. Dieu sait, ou les dieux savent qu’il y a, à cet égard, beaucoup à dire, à faire, à juger et trancher, et rudement. J’ai la tentation de croire que les Grecs et les Romains ne s’y fussent pas trompés, eux, à propos de nos marionnettes du temps courant, et qu’ils les eussent traitées comme il se doit, – ou bien, plus simplement, sans leur accorder l’aumône d’un seul mot.

Il y a, comme cela, de cette sorte, pas mal de ces petits intermèdes qui n’arrangent pas mon malaise, sans que je sache, d’ailleurs, au nom de quoi je me permets, moi, de manifester ce malaise. Enfin, c’est un risque et je le prends. Il y a, pour ainsi dire, une certaine indulgence presque lénifiante de la part du grand philosophe de l’Histoire, pour nombre de ses contemporains qui mériteraient un peu plus de poigne. «[J]e ne fais pas partie de l’intelligentsia et ne suis même pas sûr, à l’heure qu’il est, d’être “politically correct”», dit-il d'une façon un peu énigmatique, selon un propos à la fois curieusement disposé et dont on ne sait s’il exprime du regret ou de la satisfaction. Citer comme il lui arrive de faire, et à plus d’une reprise dans le cours de ses observations contemporaines, le très-gentil Jean d’Ormesson et l’insupportable Philippe Labro ne me paraît pas très digne du reste du compagnonnage qu’il nous propose, – de Platon à Saint-Augustin, de Plotin à Blaise Pascal, et même, pour être plus proche, de Bergson à Jankélévitch. ... Est-ce parce qu’il n’y a personne d’autres à citer dans notre temps que ceux qu’il cite ? S’il le pense ainsi, alors, certes, il est temps de se mettre à ces élans de souffrance et de fureur contenues que je trouve bien malheureux de ne pas trouver dans certaines de ses observations.

Et pourtant... Là encore, je reviens à ce que je disais plus haut, pour prendre à contrepied ce que je disais à l’instant, à peine un paragraphe plus haut. Arrivé à un moment de l’entretien, Jerphagnon évoque la grande ombre perdue de De Gaulle, – un contemporain, lui, qui eût mérité d’être un de ses “chers Romains”, – et voici ce qu’il nous en dit : «Cette France dont [de Gaulle] s’était toujours fait, a-t-il dit, “une certaine idée”. Une idée aujourd’hui disparue et qui a si longtemps été la mienne. Et comme lui encore je dirai : “Il est étrange de vivre consciemment la fin d’une civilisation”. De lui, je tiens cette lucidité...» Ainsi, Jerphagnon est-il lui aussi, en son temps et dans son temps, un de ces hommes qui regardent “la fin d’une civilisation” en ayant parfaitement conscience de ce qu’il observe, – et nous savons tous, n’est-ce pas, qu’il n’est pas de spectacle plus bas, de pièce plus vulgaire et plus grotesque, malgré, ou à cause des cataractes de bons sentiments faussaires et de leçons de morale bidouillées des commentateurs-Système qui font leurs numéros d’appointés ... Pourquoi ne pas le clamer ? Pourquoi ne pas citer ses “chers Grecs et [ses] chers Romains”, alors qu’ils sont plus nécessaires que jamais comme référence qui permettrait de remettre ces scribouillards à leur niveau ?

A la fin, que se passe-t-il ? Quel est ce frein dans le jugement ainsi privé de la hauteur qu’il mérite, que l’on trouve ainsi chez certains grands esprits ? (On notera, pour élargir l’exemplarité du propos, que l’on pourrait dire la même chose chez un Jean-François Mattéi, cet ardent platonicien que l’on a cité également dans l’aventure de dedefensa.org, – voir notamment le 22 juillet 2011 et le 10 août 2011.) ... Ils ne peuvent pas ignorer , ces grands esprits, que le monde où ils vivent, qui est le nôtre, est celui de la Fin des Temps ou de la Fin d’un Monde (ou “la fin d’une civilisation”) ; que c’est le même, ce monde, que celui de leurs “chers Grecs et [de leurs] chers Romains” ; qu’il aurait pu, ce monde, prendre une autre tournure si la sagesse de l’antique n’avait pas été étouffée par l’hybris absolument totalitaire de la modernité. (Certes, je ne parle pas dans ces comparaisons ni des guerres, ni de la cruauté humaine, ni du progrès, ni des droits de l’homme, ni de l’esclavage selon-Spielberg ou de l’antiracisme du type-germanopratin, non hein, – je parle des principes fondamentaux du monde, ceux-là qui font sa structure et organisent sa transcendance sacrée, ce qui vient de l’Unité originelle, – qu’on se comprenne bien et qu’on s’épargne à soi-même le pensum des leçons de morale en prime time.)

Finalement, j’en viens à ma conviction qui permet de conclure. Certes, je crois évidemment qu’ils le savent («Il est étrange de vivre consciemment la fin d’une civilisation») et je crois également qu’ils sont d’une certaine façon prisonniers de leur position sociale, de leur notoriété, d’une certaine obligation de retenue que donnent à la fois le convenu et la fréquentation humaine de ceux qu’on devrait fustiger ou pour le moins tancer rudement, qu’ils sont ainsi prisonniers d’une certaine façon de leur absence de solitude sociale, d’une certaine nécessité de civilité exacerbée au nom de solidarités douteuses qui pousse à considérer la barbarie qui ne prend même pas la peine de dissimuler avec une certaine compréhension, et à bientôt ne plus laisser parler que cette compréhension. (On dirait aussi, dans le cours d’un texte courant de dedefensa.org, “prisonniers du Système” qui détruit leur civilisation, et qu’à l’être “un peu” comme c’est le cas on risque de paraître l’être complètement.) Je crois même qu’ils sont paradoxalement des victimes complètement innocentes d’une certaine indolence de l’esprit critique que donne la fréquentation de la sagesse antique, – comme si, s’appuyant sur elle comme on le fait sur un roc, l’on se disait : “Mais non, puisque cela a été, cette magnifique référence civilisationnelle de notre monde, cela ne peut complètement disparaître, cela ne peut être complètement effacé”... (Et pourtant, hein, «Il est étrange de vivre consciemment la fin d’une civilisation».)

Il leur manque d’être écorché vif par la vie et par leur vie sociale, ce fait d’être écorché si j’ose dire “vraiment à vif”, qui vous pousse à parfois hurler comme il le faut quand on est de notre race, avec les outils de la plume et des mots de l’écrit comme des armes, avec les accusations et les démonstrations de l’imposture-Système, avec de la dérision et du mépris, cela quand on est nimbé de l’étrange pouvoir de cet écorché vif-là de ressentir toute la souffrance du monde en train de se dissoudre en s’effondrant et de la transcrire effectivement par “les outils de la plume et des mots de l’écrit comme des armes”. Leur position sociale, leur place dans le corps des intellectuels dont ils ne peuvent tout à fait se dégager font qu’ils sont comptables, quoi qu’il en soit du reste, de quelques liens qui les tiennent au Système...

C’est dire, je crois qu’on l’aura compris et surtout qu’on l’aura senti, que je n’éprouve aucune rancœur, aucun ressentiment à l’encontre d’un Jerphagnon, parce que c’est lui, parce que je conserve au contraire toute mon estime et toute mon admiration anonymes pour lui, pour son érudition et sa vertu si grande, son rôle si essentiel de messager de ses “chers Grecs et [ses] chers Romains” dont l’actualité est en vérité si pressante aujourd’hui. Moi qui n’ai aucun de ces liens qui les tiennent, moi qui suis comme eux au fond un écorché vif, – car qui ne peut l’être une fois armé de la pensée nécessaire et de la liberté de l’inévitable solitude de l’esprit dans ces temps épouvantables ? – j’ai l’étrange privilège qu’ils n’ont pas, de pouvoir user de cette souffrance pour exprimer toute la force du sentiment du jugement furieux et mérité qui m’habite. Ils ont leurs privilèges inévitables des positions sociales qui se paient de l’entrave des liens sociaux, j’ai mon privilège qui semblerait un fardeau, et qui l’est par moment mais qui est aussi et surtout le plus grand honneur qu’on puisse imaginer, d’être un écorché vif sans la moindre retenue de la souffrance qui l’habite. En vérité et tous comptes faits, mon privilège, celui de souffrir complètement et d’exprimer cette souffrance par “les outils de la plume et des mots de l’écrit comme des armes”, ce privilège est le plus grand et le plus honorable possible. Qu’ils me pardonnent et qu’ils sachent que ma souffrance de solitaire écorché vif qui me donne ce privilège de dénoncer avec la force qu’il faut la catastrophe maléfique que ce fait «de vivre consciemment la fin d’une civilisation» me permet de distinguer, qu’ils sachent que ce privilège est aussi exercé en leur nom. C’est une façon de les remercier d’avoir rappelé par leurs carrières ces “chers Grecs et ces chers Romains” qui nous manquent tellement.

Philippe Grasset