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1546Nous poursuivons et développons ici, par une analyse plus conséquente, l’examen des thèses évoquées par Andrew Bacevich à partir du livre Cobra II: The Inside Story of the Invasion and Occupation of Iraq, par Michael Gordon et Bernard Trainor. Nous écrivons “poursuivre” en nous référant à notre F&C du 10 juin (« La bureaucratie victorieuse, ou le “coup d’État post-moderne” »), qui abordait ce sujet.
Nous nous attachons, pour élargir notre propos, à un extrait en particulier du texte de Bacevich (on peut lire son article dans nos “Notes de lecture”). Ce qui nous a arrêtés, c’est la référence au discours de Donald Rumsfeld du 10 septembre 2001. La référence à ce discours que nous tenons comme si important est suffisamment rare pour justifier cette attention.
(On sait qu’on commence à citer ce discours, et que nous tenons ce fait comme révélateur.)
Voici le passage concerné, extrait de l’article de Bacevich. Le passage sur le discours du 10 septembre 2001 est souligné en gras par nous.
« None of this could be done, however, until certain domestic obstacles had been removed. This was the second front, in many respects more challenging than the first. As Bush’s more bellicose lieutenants saw it, the principal constraints on the use of American power lay within the US government itself. In a speech to Defense Department employees only a day before 9/11, Rumsfeld had warned of “an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America”. Who was this adversary? Some evil tyrant or murderous terrorist? No, Rumsfeld announced: “The adversary’s closer to home. It’s the Pentagon bureaucracy.” But the internal threat was not confined to this single bureaucracy. It included Congress and the Supreme Court, each of which could circumscribe presidential freedom of action. It extended to the CIA and the State Department, which the hawks viewed as obstructive and hidebound. It even took in the senior leadership of the US military, especially the unimaginative and excessively risk-averse Joint Chiefs of Staff. All these were capable of impeding the greater assertiveness that Cheney, Rumsfeld and Wolfowitz had yearned for well before the events of 9/11. Everyone had to be neutralised. In other words, unleashing American might abroad implied a radical reconfiguration of power relationships at home. On this score, 9/11 came as a godsend. The hawks, citing the urgent imperatives of national security, set out to concentrate authority in their own hands. September 11 inaugurated what became in essence a rolling coup. »
Ce texte est étonnant pour nous car il intègre le discours du 10 septembre 2001 (9/10) à l’attaque du 11 septembre 2001 (9/11). Dans notre appréciation de ce discours faite à la lumière de l’attaque du lendemain, au contraire, nous avons tendance à opposer 9/10 à 9/11, — dans le sens suivant : “Avec 9/10, Rumsfeld identifiait le véritable ennemi ; avec 9/11, c’est l’intrusion du faux ennemi qui va empêcher Rumsfeld de développer son affrontement avec le vrai.”
Nos auteurs (Gordon-Trainor et l’interprétation de Bacevich) offrent le schéma d’une “double guerre”.
• Le volet extérieur en est connu : avec 9/11 et après 9/11, l’attaque générale, la transformation de la politique extérieure US en une politique systématiquement militariste, dont le point d’appui sera l’attaque contre l’Irak et son investissement. (On sait désormais, par la diffusion de documents internes que, dès l’origine, dès le jour même de l’attaque, Rumsfeld demande à son équipe de préparer le corpus virtualiste, — propagande, arguments à mettre au point dans un cadre de pure “création virtualiste”, etc. — pour justifier l’attaque de l’Irak.)
• La nouveauté, selon notre point de vue, c’est le volet intérieur tel qu’il est présenté et explicité dans l’extrait ci-dessus, avec la référence explicite à 9/10. Bien entendu, cette affirmation nous offre aussitôt une implication évidente, précisément avec ce discours du 10 septembre : si 9/10 fait partie du plan général, dans sa phase intérieure, c’est qu’on anticipe déjà 9/11; c’est que 9/11 est prévu ; c’est que la “théorie du complot” est justifiée.
(Au reste, on n’est pas sans connaître certaines attitudes étranges de Rumsfeld. On se rappelle notamment que le secrétaire à la défense Rumsfeld reçoit, le matin du 11 septembre 2001, une délégation de parlementaires de la Chambre ; que « Rumsfeld declared that a dramatic event was needed to drive home to the American public just how dangerous a world we live in »… Est-ce à dire qu’une heure avant, il leur annonce l’attaque? « Congressman Robin Hayes (North Carolina) was at the meeting and recalls [it… “Rumsfeld] said that there would have to be some catastrophe or something to wake people up. And just an hour later, that plane hit the Pentagon. It was incredible” »)
Rumsfeld est un personnage qui conserve nombre de facettes mystérieuses. A cet égard, il ne manque pas de richesse. Autour de lui ont été organisées et développées beaucoup de structures et d’actions de publicité et de promotion. Dans un système où le virtualisme règne en maître et alors que Rumsfeld est lui-même un maître de la manipulation, c’est bien assez pour brouiller les pistes et nous éloigner de la réalité du personnage.
(Nombre d’études approfondies sur Rumsfeld ont déjà été publiées. Nous recommandons par exemple celle de Jason Vest, qui figure sur notre site. Elle nous donne des indices. Pour autant, elle ne nous dit pas toute la vérité du personnage. Nous ne prétendons nullement la déterminer nous-mêmes ; d’ailleurs, nous avons varié dans l’appréciation que nous en avons. Ce qui nous importe est moins de mettre en évidence la vérité du personnage que sa complexité.)
Rumsfeld est un homme de la bureaucratie, si l’on veut : “a bureaucratic warrior”. Il a aussi une carrière politique et une carrière dans les affaires. Il est décrit comme un homme d’une extrême dureté mais cette dureté s’exprime plus dans les batailles internes (bureaucratiques) qu’à l’extérieur pour la raison évidente que la bataille interne est le champ d’action nécessaire et prioritaire de ses ambitions et de sa carrière. Rumsfeld a été perçu, dans sa jeunesse, comme un homme extrêmement affable et ouvert dans ses postes extérieurs, contrairement à sa réputation récente. Ce fut le cas en 1973, lorsqu’il devint ambassadeur US à l’OTAN. A Bruxelles, des diplomates chenus se rappellent de lui comme d’un jeune homme très liant, modeste et cherchant à apprendre, — tranchant, dans le meilleur sens possible, sur les attitudes cassantes habituelles des gens de l’équipe Nixon-Kissinger, voire sur les attitudes américanistes habituelles à l’OTAN.
Rumsfeld n’est pas un néo-conservateur. C’est un nationaliste radical. Ses buts de guerre, au moment de 9/11, rencontrent ceux des neocons mais on a tout lieu de penser qu’ils ne les rencontrent que momentanément. D’ailleurs, les neocons ont pris leurs distances de Rumsfeld ces deux dernières années, jusqu’à demander sa démission.
De ce dernier point de vue, la thèse selon laquelle Rumsfeld est partie prenante de toutes les ambitions décrites par Gordon-Trainor dans Cobra-II nous paraîtrait bien excessive. On se demande si Rumsfeld soutient vraiment les idées d’une conquête impériale de type global telles qu’elles sont développées pour caractériser l’action des néo-conservateurs. On a beaucoup d’arguments pour en douter.
Par contre, l’insistance de Rumsfeld sur la planification de la guerre contre l’Irak, ses interférences face aux généraux, tout montre qu’il entendit faire de l’Irak un terrain d’application de sa poussée réformiste contre la bureaucratie. Cela correspond assez bien au blocage que Rumsfeld a rencontré dans les neuf premiers mois (avant 9/11) de son premier mandat. Il annonça des réformes fondamentales et trouva tout de suite sur sa voie des oppositions farouches et déterminées. En septembre 2001, avant 9/11 (et avant 9/10…), Rumsfeld était donné comme battu face à la coalition qui s’était formée naturellement entre le Congrès et la bureaucratie du Pentagone.
Son discours 9/10 est une déclaration de guerre à la bureaucratie. (Le maître de la manœuvre bureaucratique part en guerre contre la bureaucratie.) Est-ce cette guerre qui éclate le lendemain, lors de l’attaque 9/11 ? Il s’agit vraiment d’une rencontre mystérieuse.
Bacevich commence son texte par cette remarque
« The events of 11 September 2001 killed thousands, left many thousands more bereft, and horrified countless millions who merely bore witness. But for a few, 9/11 suggested an opportunity. In the inner circles of the United States government men of ambition seized on that opportunity with alacrity. Far from fearing a ‘global war on terror’, they welcomed it, certain of their ability to bend war to their purposes. Although the ensuing conflict has not by any means run its course, we are now in a position to begin evaluating the results of their handiwork. »
9/11 est-il bien une opportunité aussi pour le Rumsfeld qui fait son discours le 10 septembre 2001? Nous en revenons à cette question de base, pour constater que, si elle est toujours sans réponse du point de vue de la chronologie et du lien entre les deux événements, elle peut par contre être examinée du point de vue plus général de la situation qui s’est développée ensuite. Au lieu de donner à Rumsfeld un outil pour imposer sa loi et l’emporter sur la bureaucratie, 9/11 a au contraire monstrueusement démultiplié la puissance de la bureaucratie, et monstrueusement amplifié ses travers et le blocage général jusqu’à une situation qui est presque de crise totale (“a perfect storm”, comme on l’annonce aujourd’hui).
Prenons l’argument a contrario. Si 9/11 avait été l’opportunité que Rumsfeld attendait pour appliquer le plan de la bataille qu’il annonce dans 9/10 (et alors les deux sont liés et l’argument de l’enchaînement complémentaire des deux est irrésistible), aurait-il laissé faire tout ce qu’il a laissé faire depuis ? Dans le développement du Pentagone depuis 9/11, on a l’impression d’un monstre absolument déchaîné que Rumsfeld n’a pas réussi une seule seconde à dompter. Certes, Rumsfeld a développé de son côté certaines initiatives. Il a imposé partiellement “sa” forme de guerre (d’ailleurs, avec l’insuccès qu’on sait) ; il a développé les structures des forces spéciales ; il a fait adopter et développer des méthodes également “spéciales” (d’ailleurs, certaines extrêmement contestables) ; et ainsi de suite.
A côté de cela, les structures et les programmes hérités de la Guerre froide ont poursuivi leur expansion, et cette fois à un rythme effréné, servis par une manne budgétaire qui est ainsi devenue le premier incitatif au gaspillage et le premier moyen de la paralysie bureaucratique. La QDR-2005, qui devait être révolutionnaire, s’est avérée être un échec énorme absolument considérable. Comment est-il possible que ce secrétaire à la défense si puissant, si radicalement réformiste, n’ait pas réussi à éliminer ou à réduire radicalement (en volume budgétaire) au moins l’un des trois programmes d’avions tactiques (F-18E/F, F-22, JSF) dont nul n’ignore la redondance et l’inutilité pour notre époque de “guerre de la quatrième génération” ?
Ces constats évidents, signes épars mais indubitables de la défaite de Rumsfeld face à son principal ennemi (la bureaucratie du Pentagone), à l’issue d’une bataille dont l’enjeu est dès le départ parfaitement identifié (discours du 10 septembre 2001), conduisent à émettre quelques doutes sur la correspondance incontestable faite par Gordon-Trainor (et Bacevich) entre 9/10 et 9/11. Le cas nous paraît plus ambigu.
Il semble que Rumsfeld n’a pas réagi d’une façon coordonnée et mesurée à “la guerre contre la terreur” après avoir, la veille, déclaré la guerre à la bureaucratie. Plutôt qu’un complément de l’une pour l’autre, nous y verrions une substitution dans l’instant dans l’esprit de Rumsfeld, avant d’en revenir à une vision plus nuancée, — et, pour nous, au constat qu’un clou ayant chassé l’autre, le secrétaire à la défense s’est trompé d’adversaire aussitôt après avoir identifié le bon (la bureaucratie, le 10 septembre 2001). Lorsqu’il est revenu au premier et à l’essentiel, avec la QDR 2005, il était trop tard. Il était déjà battu.
L’image générale que nous laisse cet épisode, — et notre appréciation confrontée à celle de Gordon-Trainor (Bacevich) — est d’abord celle du désordre washingtonien, dû à la concurrence féroce de centres de pouvoir divers et dont rien n’arrive à entamer l’autonomie. L’absence de centralité du pouvoir est flagrante dans le cas Rumsfeld-bureaucratie, et aussi (et surtout) l’absence d’une légitimité qui donne à un pouvoir (le pouvoir politique) prééminence naturelle sur les autres. Dans une période qu’on décrit facilement comme celle d’un renforcement du pouvoir politique central aux USA, avec un secrétaire à la défense lui-même décrit comme l’un des plus autoritaires avec tous les moyens que cela implique qu’ait connu ce domaine, on constate que cette même personnalité placée dans une position de force conjoncturelle exceptionnelle par “la guerre contre la terreur” n’a pas réussi à défaire son ennemi intérieur principal, ni même à entamer sa position, — au contraire.
Le centre de pouvoir que constitue la bureaucratie du Pentagone n’a pas reculé d’un pouce. Au contraire, nous avancerions l’idée qu’il s’est sans cesse renforcé, jusqu’à devenir bien plus qu’inexpugnable comme il l’était avant l’arrivée de Rumsfeld ; jusqu’à devenir irrésistible, occupant une position de force comme il n’a jamais connu jusqu’ici, et cela dans la période de temps relativement réduite des quatre-cinq années depuis 2001.
Rumsfeld avait-il raison le 10 septembre 2001 ? Nous n’avons jamais cessé de le croire. Il est vrai que le processus bureaucratique constitue le cancer structurel des temps modernistes. (Il n’est pas sûr que Rumsfeld le dénonça dans cet esprit et avec cette conscience mais la dénonciation est là.) Il représente parfaitement ce que la démarche moderniste offre en matière de perversion en organisant l’irresponsabilité puisqu’il marie la puissance et l’illégitimité.
Le processus bureaucratique impose une situation qui est une attaque directe contre la légitimité du pouvoir, par conséquent une attaque contre la souveraineté et contre l’identité. Derrière son apparence structurée, la bureaucratie est profondément déstructurante parce qu’elle propose une évolution structurelle qui est une entropie du pouvoir par organisation systémique de l’irresponsabilité. (D’où la facilité avec laquelle des bureaucraties transnationales et supranationales se mettent en place : elles sont naturellement bien placées pour une situation qui est par essence un déni de souveraineté et d’identité.)
Si l’on considère qu’il est un mal inévitable (plus qu’un mal nécessaire) dû aux caractères de nos sociétés, le processus bureaucratique ne peut être efficacement combattu et contenu que par la légitimité du pouvoir politique, — lorsque ce pouvoir politique représente la souveraineté et l’identité par un caractère régalien absolument nécessaire, et à cette condition sine qua non. Le système américaniste n’a aucune de ces choses : il n’est pas régalien, il ne représente aucune identité et n’exerce aucune souveraineté fondamentale, il n’a pas de légitimité régalienne.
Quel que soit l’homme, quels que soient ses fautes et ses vices, quelle que soit sa responsabilité dans les malheurs qui nous accablent depuis le 11 septembre 2001, il faut reconnaître que Rumsfeld avait identifié et dénoncé le grand, le véritable danger du XXIème siècle, — lequel, dans les conditions actuelles où ce danger est totalement laissé à lui-même, pourrait être un “court XXIème siècle” tant la prolifération bureaucratique précipite la crise générale. Il faut également admettre qu’il (Rumsfeld) avait partie perdue d’avance.
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