Critique de la raison-subvertie

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Critique de la raison-subvertie

18 septembre 2021 – Je ne sais qui a raison (!) entre cette réaction de dedefensa.org prenant totalement à la légère les conséquences géopolitiques formidables de l’alliance AUKUS et les innombrables commentaires et analyses sur la grande affaire “géopolitique” des sous-marins australiens, avec comme principale acquisition intellectuelle l’affirmation du ‘shift’ de la stratégie US de l’Europe vers l’Asie, de l’aire transatlantique et moyenne-orientale à l’aire du Pacifique et de ses chinoiseries... “Je ne sais”, voilà une forme d’introduction polie à laquelle tout lecteur avisé ne doit pas s’arrêter ; “Je ne sais” mais je sais bien ma conviction à cet égard, et c’est de cela que je veux parler.

Je mets d’abord dans ma réflexion, avant de passer au cœur du sujet,  l’argument principal de cette analyse, qui est le “basculement” (‘shift’) d’une partie de la puissance US d’apparat, ou d’apparence. Cela est pour dire que, pour mon compte, il s’agit de communication et de rien d’autre d’une part, de l’acte d’une diplomatie et d’une stratégie primaires, sans la moindre réflexion pour la justifier d’autre part.

Je trouve la structure de cette observation bien illustrée par un extrait d’un article de l’ancien officier des Marines Joshua Lippincot, faisant actuellement des études de politique et de diplomatie pour sa position au Claremont Institute et qui plaide pour l’actuelle transformation des forces armées des USA en un système de milices locales, tel qu’il existait en 1776 et tel qu’il existe d’une certaine façon en Suisse :

« Le monde a changé. La grande stratégie de l'Amérique doit changer avec lui. Notre force conventionnelle actuelle ne peut de toute façon pas vaincre les insurrections. La prolifération des armes nucléaires, quant à elle, signifie que les “conflits entre grandes puissances” sont pratiquement impossibles. Il n'est pas nécessaire de continuer à acheter des systèmes d'armes conçus pour combattre une répétition de la Seconde Guerre mondiale. Nos bases à l'étranger sont une relique de l'ordre mondial humanitaire libéral. La présence de 20 000 soldats à Okinawa n'a pas empêché le parti communiste chinois d'utiliser des robots sur Twitter pour susciter l'hystérie-Covid. Notre douzaine de porte-avions n'a pas empêché nos politiciens de mettre en place des mesures de verrouillage et des passeports vaccinaux. Les bases aériennes américaines en Turquie, en Allemagne et à Diego Garcia n'ont pas empêché les talibans de reprendre le contrôle de leur pays... »

Tout cela résume bien mon argument, ramené à une observation pleine de dérision : à quoi sert ce déplacement de forces d’un champ immense du globe à un autre champ immense du globe dont ils nous parlent, si c’est pour aboutir au désastre exceptionnel de Kaboul d’il y a un mois ? Si cet événement représente effectivement aujourd’hui le fait essentiel de l’American Way of War selon l’hyperpuissance des États-Unis, ce que tout le monde devrait reconnaître sans autre forme de procès ? Dans ce cas, pourquoi fait-on toutes ces analyses qui, effectivement, sont basées sur la signification des années d’avant, du “monde stratégique” d’avant, des conceptions militaires jugées décisives et d’une puissance militaire énorme et rouillée, dépendantes des conceptions d’avant ?

La réponse tient en un mot : la raison. Il est vrai que dans le monde de nos temps-devenus-fous, dans cet immense désordre incompréhensible selon les arguments de la raison, une telle annonce si brutale d’événements en apparence sensationnels a un côté irrésistiblement séduisant ! L’annonce de la traîtrise du changement de la commande des sous-marins souligné par une fureur française qui fait même croire à certains (sans rire, je vous l’affirme hautement) qu’elle quitterait l’OTAN pour riposter, accompagnant l’annonce d’un “pacte” (AUKUS) qui irait si bien avec la résurrection (?) d’un concept impressionnant et rationnel d’un “bloc anglo-saxon”, tout cela a tout pour séduire la raison. Ces “événements” ont pour eux l’équilibre de la cohérence rationnelle.

Aussitôt, la raison se déploie pour offrir une explication qui répond à la séduction de l’événement ; et de nous parler d’une “Guerre froide” avec la Chine, d’un “Yalta 2.0” pour contenir l’expansion de la Chine, d’une stratégie mûrement élaborée pour conserver aux USA une maîtrise du Pacifique face aux ambitions chinoise, des projets d’un engagement dont on vous assure de la fermeté dans le chef des pays de l’UE, pour pousser au développement d’une “défense européenne”. Descartes n’aurait pas mieux dit, avec son rationalisme qui « repose sur le postulat métaphysique selon lequel les principes qui sous-tendent la réalité sont identiques aux lois de la raison elle-même ».

C’est pour cette raison (entendue comme “cause de mon jugement”) que toutes ces analyses ont été déployées avec une extraordinaire assurance et une fermeté égale. C’est comme si plus personne n’avait en mémoire la grotesque et sinistre performance des forces armées de l’américanisme-exceptionnaliste à Kaboul il y a un mois ; ni, plus fraîchement encore, la révélation des ridicules et pathétiques palinodies du président du Comité des chefs d’état-major (JCS, ou Joint Chiefs of Staff) des armées américanistes au bout du fil du général Li, de l’Armée Populaire de la Chine.

Dans cette terrible époque, dans ces temps-devenus-fou, la raison est aux abois. Elle erre, pauvre hère privée de son âme, à la recherche d’une bouée à quoi s’accrocher, d’une planche de bois flottant des restes du naufrage de son empire. Elle se précipite, comme un loup affamé aux flancs dessinés par ses côtes saillantes, sur la moindre pépite de la communication qui serait susceptible de faire croire à nouveau à sapiens qu’elle domine le monde, qu’elle maîtrise complètement « les principes qui sous-tendent la réalité ». Mais la pépite se révèle : elle est faite d’un médiocre plaqué-or cachant à peine la “réalité” vulgaire de la matière dont elle est faite, – et paraît alors, pour couronner notre assurance et notre fermeté, le visage souriant et gâteux d’un Biden en train de goûter l’ivresse d’un cornet de glace d’une saveur sans pareille.

L’homme occidental, l’expert, le commentateur, l’“ingénieur des âmes” démocratiques, – surtout en France, où règne de droit divin, comme l’on sait si bien et tellement bien, l’intelligence pure, – ils sont tous la victime constante et consentante de la subversion de la raison ; ils le sont bien plus que de la belle peau blanche qui enflamme la rage haineuse de nos idéologues également enfantés par les frasques incertaines de la raison, puisque la raison-subvertie ne cesse de pousser jusqu’à l’extrême de la folie et de la bêtise lorsqu’elle est considérée comme la maîtresse du monde. Il est vrai, – et cela suffit complètement pour justifier mon attaque, – qu’elle est devenue effectivement, totalement raison-subvertie et, passant de sa fonction d’outil extrêmement utile à la pensée aux illusions de se croire démiurge du monde ; qu’elle s’est engagée sous cette forme dans la périlleuse entreprise de soutenir le “déchaînement de la Matière”, qui est bien le nom de scène, de fer et de feu, de la modernité ultime jusqu’à son crépuscule de la modernité-tardive.

Non, cette époque n’est pas celle des manœuvres stratégiques habiles de l’hyperpuissance américanistes, ni celle des complots pesants et finauds où domine la science déguisée en une seringue à répétition nous interprétant, hallucinée, une cacophonie sur l’air de « From Here to Eternity ». Il s’agit de l’époque où la raison-subvertie, brutalement placée devant l’évidence de sa subversion et le désordre que cette subversion a engendrée, ne sait plus que dire, que faire, que suggérer, qu’expliciter, qu’interpréter, que révéler, qu’affirmer sans retour comme fait la lame d’une guillotine, pour qu’encore l’on croit en sa toute-puissante.

Eh bien, si c’est cela, et c’est bien cela, il est temps venu de retrouver Pascal que les imbéciles-zombies n’ont pas encore “annulé”, Pascal dont chaque phrase, chaque maxime, pourrait s’appliquer à ces esprits qui tordent désespérément leur raison pour décrire, le temps d’un instant, comme fermes et assurés des événements extraordinaires qui sont en vérité le fruit de forces qui nous dépassent et nous font prendre les illusions de nos simulacres pour de l’assurance et de la fermeté.

Il est temps bienvenu de retrouver Pascal qui nous disait, comme s’il nous décrivait, comme s’il était malgré lui un extraordinaire visionnaire, les pathétiques explications rationnelles que nous donnons à ces événements et aux personnages fantomatiques et gâteux qui s’y ébattent comme dans une ‘Divine Comédie’ refaite en écriture inclusive et décomptée en temps de parole par le CSA :

« Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et assurée, et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. »