Brouillard et brouillage de la crise

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Brouillard et brouillage de la crise

3 septembre 2023 (21H50) – Nous vivons un moment singulier, – un de plus d’ailleurs. Il s’agit bien de ce que Mercouris nomme le « Moment de la fin de l’Empire », sans aucun doute, mais sans l’emportement et le rythme auxquels nous étions censés assister. Je dirais quelque chose comme : “Eh bien, la GrandeCrise se débrouille bien sans nous”, et alors nous avons le sentiment d’être des accessoires, des figurants laissés pour compte à la fortune de la première émotion, de la première dépression venue.

Voyez l’Ukraine, cette fameuse ‘Ukrisis’ comme je l’ai nommée, d’un clin d’œil de langage que je croyais irrésistible, et qui se perd dans le chaos d’une communication hirsute. Nous, les dissidents, nous avons vécu la “contre-offensive” de Napoleonski Zelenski, sur consigne du Pentagone, en anticipant son échec et les conséquences qui suivraient. Effectivement, les deux ou trois dernières semaines de la chose ont été lugubres sinon funèbres, y compris chez ceux qui étaient déjà arrivés à Moscou sur leurs ‘Abrams’ également de fortune. Ainsi, pendant ce temps suspendu fut-il fiévreusement question d’un cessez-le-feu auquel les Russes qui avaient infligé des coups massifs aux Ukrainiens se plieraient sans aucun doute. Les Russes répondirent comme l’on sait, en moquant les illusions de ceux d’en face, – et l’on reprit son souffle.

Après l’épisode du cessez-le-feu proposé, il était de coutume de penser que tous les penseurs-communicants avaient, selon certains aspects de la réalité qu’ils acceptaient de prendre en compte, modifié le simulacre de la victoire-éclair de Mister Z écrasant et dispersant dans l’infâme déroute la « Potemkin Army » de Poutine. Ô erreur, Ô funeste erreur !

Le temps de reprendre son souffle justement, – l’armée de la communication héroïque est revenue au galop et au front de la TV et du papier journal. Plus que jamais, les bilans considérables ont fusé, les promesses et les conseils idem, avec ce qu’il faut d’incertitudes pour le fondement de toutes ces choses. Le sénateur Graham est venu nous dire, les yeux brillants et la lippe gourmande, que « the US Senate » travaillait sur un projet d’aide à l’Ukraine de $60-$70 milliards pour 2024. L’ex-ministre britannique de la défense, en bon ex-sous-officier, s’est fait plus technique pour nous expliquer comment on exploite une grande victoire, – selon la formule “Interdit au plus de 16 ans”. On le cite parce qu’il résume tout, y compris l’héroïsme d’affronter la mort des autres...

« L'ancien ministre britannique de la défense, Ben Wallace, a déclaré que Kiev réussissait sa contre-offensive, mais que pour “finir le boulot”, Zelenski devait envoyer de plus en plus de jeunes Ukrainiens au combat, tandis que l'Occident leur fournirait les armes nécessaires pour vaincre la Russie.

» Wallace estime que “lentement mais sûrement”, les forces ukrainiennes “adaptent leurs tactiques, assimilent les leçons et tirent le meilleur parti de l'équipement que nous leur avons tous donné”, et que la victoire de Kiev est imminente à condition que le gouvernement “joue son rôle”.

» “La moyenne d'âge des soldats sur le front est supérieure à 40 ans. Je comprends le désir du président Zelenski de préserver les jeunes pour l'avenir, mais... tout comme la Grande-Bretagne l'a fait en 1939 et 1941, il est peut-être temps de réévaluer l'ampleur de la mobilisation de l'Ukraine”, écrit Wallace dans un article d'opinion publié par le Telegraph dimanche. »

Que peuvent répondre les contradicteurs à cette sorte de sornette ? Comme d’habitude, avec toujours les mêmes arguments, sinon les mêmes vérités qui finissent par lasser même les plus précis et les plus zélés. Mais on comprend bien que ce n’est pas ce seul constat qui m’amène sur cette page, parce qu’il a fort peu d’intérêt réduit à lui-même, une sorte de ‘revenez-y’.

 Pour le reste, rien n’a changé, à nouveau le simulacre, la narrative, la ‘fantasy’ d’un côté qu’on connaît bien, de l’autre une fermeté toujours plus grande, réaffirmée, inébranlable ; et, sur le terrain, toujours les mêmes tactiques... Rien de décisif de quelque côté que ce soit, pas de ‘game-changer’. Pourtant, bien entendu, demeure le poids formidable d’une crise écrasante, de la GrandeCrise elle-même, de quelque chose de la fin d’une époque, d’une civilisation, d’un temps passé et dépassé.

C’est cela : comment concilier l’absence d’événements décisifs, presque la routine des morts cruelles et inutiles, et le poids formidable de cette crise qui dépasse tout en ampleur, en force, en puissance dynamique, qui s’exprime dans des évènements immenses et actuellement en cours ? C’est un problème que j’ai souvent abordé et sur lequel il ne faut cesser de revenir. Je m’interroge sur une hypothèse d’explication de certaines politiques folles qui sont développées aujourd’hui, essentiellement aux USA à l’encontre de la Russie, avec l’incroyable risque nucléaire, – certes, je veux parler de la politique des neocons.

Tant d’explication ont été données de cette politique, autour de la recherche de la déconstruction et du désordre, ce qui est décrire une méthode de radicalisation explosive, et sans expliquer de façon suffisante le motif (par exemple : mettre le chaos en Afghanistan, fort bien ; mais pourquoi y rester vingt ans ?). Il y a dans ces démarches un but réel d’installer une américanisation (marché libre, “démocratie”, culture hollywoodienne, modèle constitutionnel US) et c’est justement la raison pour laquelle ils sont restés vingt ans en Afghanistan sans se contenter d’un soi-disant chaos, – pour aboutir à un désastre, certes, et c’est là un problème inhérent à l’américanisme, – un tout autre problème que celui traité, que ne résume absolument en rien le mot ‘chaos’.

Dans ce déchaînement de violence qu’est la politique des neocon, – la politiqueSystème, justement, –  Il y a bien entendu, inévitablement et nécessairement, le facteur psychologique/psychiatrique (facteur de la psychopathologie) et c’est sans aucun doute une approche nécessaire et suffisante de l’hypothèse pour ce qui est du facteur humain. Mais il me faut plus que cela même si la psychopathologie est ce qui pousse les acteurs et figurants à suivre cette voie de l’hyperviolence. Ma question est alors, plutôt que ce “Dans quel but ?”, cette appréciation plus complexe, quelque chose comme “Qu’est-ce qu’il faut simuler (et dissimuler) avec cette hyperviolence ?”... Et ici, nous retrouvons notre formule qu’on mettra en italique pour marquer qu’elle nous vient d’ailleurs :

« [C]ette crise qui dépasse tout en ampleur, en force, en puissance dynamique, qui s’exprime dans des évènements immenses et actuellement en cours... »

Ce que me dit la logique intuitive à laquelle je fais confiance, c’est que les USA, ce pays à la psychologie collective si particulière (inculpabilité et indéfectibilité), qui prétendaient en 2002 et à eux seuls écrire l’histoire, n’ont pas supporté de sembler ne plus le faire, d’avoir perdu le porte-plume Google...

« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé]. » (Karl Rove, 2002)

Cette certitude imprégnant des psychologies faibles et vulnérables, – particulièrement celle des neocon, – était prête inconsciemment à accueillir, également par le canal de l’inconscient, la responsabilité glorieuse de créer ces “immenses évènements” dont je parle. Cela explique alors leur faim insatiable et aveugle de violence, sinon d’hyperviolence avec la guerre en Ukraine où les deux superpuissance nucléaires sont au bord de l’affrontement. Certes, les neocon n’iront pas au combat, ce n’est pas leur ‘job’, comme dirait Wallace ; mais ils l’activent avec quel zèle proprement héroïque !

Je ne plaisante qu’à demi. Je serais bien tenté de croire que cette soif d’hyperviolence, – folle en apparence, imbécile et aveugle, – est un acte “responsable” pour prendre en charge l’opérationnalisation terrestre des susdits “immenses évènements”. Ainsi les neocon américanistes auraient-ils le sentiment (inconscient toujours) presque religieux d’être la main vengeresse de Dieu, ou quelque chose dans ce goût-là, – et cela conviendrait tant à l’Amérique, même pour se suicider ! (*) C’est pour cette raison que ces gens-là nous apparaissent stupides, vains, trébuchants sous le poids de leur hubris, et pourtant irrésistiblement convaincants pour leurs semblables du DeepState et de « the US Senate » façon-Graham.

Vous voyez que je suis bien loin de l’ironie caricaturale à-la-Orlov. On sait bien que je ne cesse de placer, comme explication aussi vague et péremptoire au déchaînement des situations crisiques que nous vivons aujourd’hui, – sans paraître en rien les justifier, les comprendre ni les conduire, – ces “immenses évènements” justement. Je les conçois comme mus par des forces supérieures qui non seulement nous dépassent, mais ne reconnaissent plus en nous la foi qui nous autoriserait à envisager avec un sérieux respectueux cette hypothèse sur les neocon et autres allumés américanistes. Cela ne nous empêcherait pas de raisonner, mais ce ne serait pas dans le vide.

Comme on dit : “Je dis ça, j’ai rien dit”, – ce qui est tout à fait véridique puisque je n’ai fait que l’écrire.