Au risque de se perdre

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Au risque de se perdre

4 janvier 2020 – Nos lecteurs et amis, qui font souvent une seule et même personne, savent que j’ai quelques marottes. Par exemple, celle d’employer souvent une citation lorsqu’elle convient parfaitement à un aspect de ma pensée, à un aspect de la situation, etc. L’une d’entre elles revient à chaque fois que la crise iranienne, ou plutôt la crise Iran-USA qui dure depuis quarante ans et a connu des pics paroxystiques nombreux depuis 2005, atteint un de ces pics, – cette fois d’une hauteur vertigineuse...

Bien sûr, je n’emploie cette citation d’un article de Chris Hedge dans Truthdig repris par nous le même le 26 avril 2010, – que depuis ce 26 avril 2010 ; il faut être précis et cohérent, mais aussi constater que les séquences qui se succèdent s’identifient à des commentaires de plus en plus radicaux. La citation évoquée ici reprend des déclarations de néo-sécessionnistes de divers États de l’Union que Hedges avait rencontrés. Il s’agit ici de Thomas Naylor, du Vermont, mettant en accusation le Corporate Power, qui corrompt absolument le pouvoir bien plus que le pouvoir absolu et qui pousse à ces guerres continuelles si propices à ses bénéfices ...

« Le mouvement [néo-sécessionniste de Naylor] considère à juste titre le Corporate Power comme une force qui a tellement corrompu l'économie ainsi que le processus électoral et judiciaire qu’elle ne peut plus être vaincue par les voies traditionnelles. Il sait que le Corporate Power, qui considère le monde naturel et les êtres humains comme des marchandises à exploiter jusqu'à épuisement ou effondrement, cannibalise rapidement la nation et pousse la planète vers une crise irrévocable. Il soutient que le Corporate Power ne peut être démantelé que par des formes radicales de révolte non-violentes et la dissolution des États-Unis. En tant qu’acte de révolte, il a de nombreux avantages.

» “La seule façon d'arrêter ces guerres est de cesser de les payer”, m'a dit Naylor. “Le Vermont contribue pour environ $1,5 milliard au budget du Pentagone. Voulons-nous continuer à soutenir ces guerres ? Sinon, retirons-nous. Nous avons deux objectifs. Le premier est de rendre au Vermont son statut de république indépendante. Le second est la dissolution pacifique de l'empire. Je considère que ces deux objectifs se complètent mutuellement.” »

Enfin vient la citation, car Naylor comprend bien que la “dissolution pacifique de l’empire” est loin, très loin d’être acquise. Il évoque alors “l’effondrement de l’empire” :« Il y a trois ou quatre scénarios possibles de l’effondrement de l’empire. Une possibilité est une guerre contre l’Iran... » Et l’une des récentes reprises de cette citation (le 30 mars 2017) était saluée de ce commentaire : « Après tout, certes, ce serait une bonne manière de régler la “guerre civile” qui fait rage à Washington D.C. »

Je suis évidemment poussé à écrire qu’aujourd’hui cette déclaration acquiert une nouvelle fraîcheur. J’ignore où en en sont Naylor et son mouvement, mais là n’est pas l’essentiel (quoique j’aimerais bien que le petit Vermont soit le premier État à faire sécession, lui qui refusa l’Union en 1788, se constitua en république [ce pourquoi Naylor parle de « rendre au Vermont son statut de république indépendante »], et fut finalement intègré aux USA trois ans plus tard à la suite d’une manœuvre juridique d’escroquerie et de corruption dont ces gens ont le secret). L’essentiel est dans la situation explosive de dissolution du pouvoir américaniste avec l’affrontement sans pitié de factions diverses, de division radicale du pays en groupes haineux avec même des regroupements géographiques selon les orientations politiques extrêmes qui s’affrontent.

... Et là-dessus, une situation de quasi-guerre avec l’Iran, suite à l’assassinat de Soleimani qui pue le montage, le coup bas, le piège où s’est jeté Trump et l’erreur complète qu’il a commise ou a été conduit à commettre. Le monde politique est sens-dessus-dessous, tout le parti antiguerre de droite (libertariens et “paléoconservateurs”), Ron Paul en tête, se trouvant du même côté que les démocrates et progressistes-sociétaux gauchistes, contre Trump et son “coup” de tueur sous contrat, type Cosa Nostra, soutenu par le DeepState comme la corde soutient le pendu. Le sort des Etats-Unis est aujourd’hui intimement lié au sort de la “guerre” Iran-USA, – comme la corde tient le pendu par la gorge, – car il s’agit bien d’une “guerre”...

Ancien analyste de la CIA et membre du groupe  VIPS (*), Larry C. Johnson est aussi l’un des commentateurs du site du colonel Lang, Sic Semper Tyrannis. Nourri par son expérience, il trace aussitôt le cadre tragique d’une descente vers la catastrophe :

« À en juger par la réaction des médias sur les nouvelles du câble, il y a beaucoup de cris de joie et de célébration de la mort de Soleimani comme un coup décisif contre le terrorisme. Les gars, on a montré à ces Iraniens qui est le patron ! Mais ce n'est pas ainsi que les Iraniens le voient et ce n'est pas ainsi qu'une partie importante de la population chiite irakienne le voit. De leur point de vue, c'est l'équivalent de l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais. C'est un acte de guerre injustifié. [...]

» Je crains que cette action ne déclenche une série de représailles qui risquent de s'intensifier et de devenir incontrôlables. Pour le bien de notre nation et de notre personnel militaire, je prie en espérant que je me trompe... »

Johnson sait bien que, selon l’analyse qu’il fait de la situation, sa prière est vaine. C’est ainsi qu’il rejoint la prospective de Naylor, car l’unité de la Grande République dans l’état de délire hystérique où elle se trouve ne résisterait pas à ce qui serait perçu comme une défaite contre l’Iran, – et tout ce qui ne serait pas l’impensable soumission de l’Iran serait perçu comme une défaite contre l’Iran.. 

En avril 1979, quatre mois après la chute du Shah et l’installation au pouvoir de l’ayatollah Khomeini, l’amiral Stansfield Turner, directeur de la CIA, confia à un parterre d’étudiants de Harvard à qui il donnait une conférence : « Nous n’avions pas imaginé qu’un vieillard de quatre-vingts ans pourrait inspirer et conduire un tel mouvement de révolte. »

Ni la CIA ni Trump ne sont équipés pour comprendre ce que sont « les forces de l’esprit » dans lesquelles Mitterrand nous confia, dans son dernier message, qu’il croyait. Ces gens se sont aventurés dans la métahistoire sans équipement de survie et sans y rien comprendre, au risque de s’y perdre. Ils se perdront et ainsi la prophétie de Lincoln (autre citation favorite) sera-t-elle accomplie dans sa proposition la plus terrible :

« Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. »

 

Note

(*) Voir l’analyse de la situation actuelle par le groupe VIPS, « Another “March of Folly” », sur ConsortiumNews. 

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