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17 octobre 2025 (0815) – Dans une très intéressante interview que nous publierons/publions parallèlement au complet, le philosophe russe Alexandre Douguine aborde trois problèmes “transversaux” de notre époque, – c’est-à-dire affectant différents pays et régions parce qu’ils constituent des marques générales d’une époque de bouleversements révolutionnaires où l’affrontement se fait entre globalistes et néo-traditionnalistes. Il s’agit successivement de la “philosophie de la complexité” qui sous-tend l’action de Poutine en faveur de la multipolarité (et de la définition de la multipolarité pour l’occasion) ; de la “révolution de couleur” ; enfin, de la “Grande Europe de l’Est” en formation.
L’intérêt du travail de Douguine est surtout qu’il rend très concret à partir d’exemples et de situations précises dans notre temps des concepts le plus souvent sinon systématiquement demeurés à l’état théorique. Il se dit d’ailleurs lui-même géopoliticien métaphysique, et il ne l’est nullement en théorie.
J’ai trouvé intéressant d’isoler l’un des trois sujets traités, celui de la “révolution de couleur”, ou la mécanique du ‘regime change’, – constamment d’actualité dépits vingt ans. Ce phénomène subversif politique qui me semblait à l’origine être un phénomène ayant constamment existé sous des formes variables mais selon des principes bien connus, est devenu une technique opérative d’acteurs nouveaux (ONG notamment) depuis la chute du Mur surtout, manipulés par des organisations de sécurité d’État bien connues pour être constamment actives dans les domaines de l’influence et de la manipulation. Il y eut des théoriciens de cette forme d’action et des techniques fondées sur les structures étatiques, collatérales ou indirectes. Il y a des historiques de ce phénomène, le plus souvent soigneusement orientés dans un sens progressiste et pseudo-“révolutionnaire” comme l’est par exemple la page Wikipedia. Le caractère idéologique-médiocre de ces interprétations est évident et suit les grandes tendances supranationales regroupées sous le terme ‘globalisme’ ; cette approche est elle-même une “révolution de couleur” de l’esprit et ne peut se concevoir que selon une référence à la modernité que l’on tenterait de sauver par l’apport d’une technologie d’un “hyperlibéralisme” nourri, voire abreuvé jusqu’à l’ivresse par un individualisme total autant que totalitaire.
Douguine adopte une approche complètement différente et que je découvre comme novatrice. Répondant à une tendance nouvelle et ignorée de beaucoup, Il injecte justement le regard du philosophe et du métaphysicien sur des événements bien précis et très actuels, et il donne des explications dépassant le cadre idéologique que je qualifie de médiocre, qui est le courant des esprits de l’époque. Ainsi, le philosophe désintègre le simulacre de la désinformation, littéralement “sans prendre parti”.
Son appréciation n’a nul besoin d’une référence moderniste, ou plutôt elle débusque la référence moderniste pour la désigner comme un facteur diabolique de néantisation qu’il est évidemment nécessaire, – donnant-donnant, – d’anéantir sinon de néantir comme ferait une guillotine d’un “suspect” de 1794. Il parle selon son engagement philosophique qui ne devrait pas être qualifié d’“engagement” dans la mesure où la Tradition primordiale à laquelle il se réfère est la nature même du monde, la modernité en étant sa subversion et son inversion absolues. Par exemple, lorsqu’il explique quels individus dans les populations, coupés de toute racine et à la conception d’eux-mêmes ramenée à eux-mêmes seuls par les circonstances de l’individualisme extrême, – quels individus vont jouer le rôle de l’infanterie nécessaire et nihiliste des “révolution de couleur”, cela donne ceci...
« [La révolution de couleur] est une arme puissante des nouvelles technologies sociales et politiques. Il ne s’agit pas tant de créer de vraies structures d’opposition que de mobiliser des éléments libres de la population : des marginaux, des prêcheurs de rue, des personnes qui ont changé d’orientation. Ce sont des fragments mercuriels, des atomes disséminés dans la société, inutiles à tout, incapables de représenter une position politique. Ils sont de plus en plus nombreux, car la culture occidentale ébranle les consciences. Ces masses errantes, faibles d’esprit, ces foules chaotiques deviennent un outil sérieux de la grande politique. Elles agitent la situation, déstabilisent la société. Puis, sur leurs épaules, arrivent les véritables forces qui prennent le pouvoir et ne le rendent plus. »
Il est également remarquable que Douguine place cette “technologie de la révolution” dans un cadre civilisationnel bien plus qu’idéologique. Dans le troisième sujet abordé, qui est celui de la zone civilisationnelle en formation de la “Grande Europe de l’Est”, il admet sans la moindre restriction que divers pays qui n’ont pas une politique prorusse se classent dans cette catégorie des adversaires du globalisme, ou des antimodernes de la Tradition resurgie selon des normes d’une complète actualité.
En fait, Douguine offre un modèle qui est seulement possible dans cette période unique que nous vivons. La “révolution de couleur” était impensable avant telle qu’elle se manifeste. Il prend l’exemple de la Géorgie, une des premières sinon la première “révolution de couleur” et l’amène jusqu’à aujourd’hui en observant que cette même Géorgie a peut-être trouvé l’antidote de ce poison de la “révolution de couleur”
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Animateur : « Les résultats des élections influenceront de toute façon la vie de ces pays et nos relations avec eux. Commençons par la Géorgie, où le parti au pouvoir « Rêve géorgien » a obtenu de bons résultats aux élections municipales, recueillant plus de 80% de soutien selon les statistiques officielles. Peut-être s’agit-il d’une question naïve, extérieure ou même primitive. Dernièrement, surtout après les élections, la situation est marquée par des troubles. Certains parlent de protestations, d’autres de manifestations. Bref, les gens descendent dans la rue avec des drapeaux aux couleurs bleu-jaune, bleu-blanc familières. Ces schémas fonctionnent — ceux qui ont été conçus il y a 20, 30, 40 ans pour déstabiliser les pays au régime indésirable. Des schémas occidentaux, appliqués dans différents pays, mais qui ont récemment perdu en efficacité. Ou bien ai-je tort, et mon regard sur la situation est-il trop naïf ? »
Alexandre Douguine: « D’abord, vous avez raison: mobiliser la société civile pour prendre le pouvoir ou renverser des gouvernements indésirables est une tactique qui a fonctionné pendant des décennies, avec des succès divers. C’est une arme puissante des nouvelles technologies sociales et politiques. Il ne s’agit pas tant de créer de vraies structures d’opposition que de mobiliser des éléments libres de la population : des marginaux, des prêcheurs de rue, des personnes qui ont changé d’orientation. Ce sont des fragments mercuriels, des atomes disséminés dans la société, inutiles à tout, incapables de représenter une position politique. Ils sont de plus en plus nombreux, car la culture occidentale ébranle les consciences. Ces masses errantes, faibles d’esprit, ces foules chaotiques deviennent un outil sérieux de la grande politique. Elles agitent la situation, déstabilisent la société. Puis, sur leurs épaules, arrivent les véritables forces qui prennent le pouvoir et ne le rendent plus.
Ensuite, le régime change, ces foules se dispersent — elles ne réclament pas de participation au pouvoir, elles ne sont rien. Ce sont les déchets, les rebuts des grandes villes, des libéraux, non pas au sens idéologique, mais au sens où chacun ne pense qu’à soi. Ces atomes chaotiques sont faciles à mobiliser pour détruire. Mais ils ne revendiquent rien. Sur leurs épaules s’élèvent les libéraux-pantins, qui instaurent une dictature. Ce fut le cas du Maïdan, ce fut aussi en grande partie le cas en France. Dès que les libéraux accèdent au pouvoir, ils ne le lâchent plus. Quant aux gens qu’ils mobilisent comme une bélier pour renverser des gouvernements légitimes, plus ou moins souverains, ils les renvoient ensuite chez eux. En Géorgie, cela a fonctionné plusieurs fois — c’est là qu’a eu lieu l’une des premières révolutions de couleur. »
Animateur : « Mais il y a plus de vingt ans. »
Alexandre Douguine : « Oui, il y a vingt ans, cela a fonctionné, portant au pouvoir le véritable dictateur nazifiant Saakachvili. Mais il semble que la Géorgie ait développé une immunité contre ces révolutions de couleur, et qu’elle n’y cède plus. Le gouvernement souverain du « Rêve géorgien », au départ pro-occidental, avec une voie européenne artificielle, faible et factice, mais face à cette frénésie d’éléments incontrôlables — provocateurs, terroristes, nazis, et en grande partie une masse de schizophrènes géorgiens —, il s’est renforcé. Il a accumulé de l’expérience, et ne se laisse plus faire.
C’est une chose dangereuse — la philosophie de la complexité. Des rebuts inutiles peuvent renverser le destin d’un pays ou d’une géopolitique. Les micro-processus sont activement exploités. D’ailleurs, en Amérique, le mouvement Antifa est composé de ces éléments. Récemment interdit aux États-Unis, il se fait passer pour « antifasciste », mais c’est une organisation ultra-terroriste qui qualifie les libéraux indésirables de fascistes, qui attaque physiquement, harcèle, dénonce, modifie Wikipédia et tue, comme ce fut le cas pour Charlie Kirk. C’est dangereux, car ces gens sont mentalement instables, facilement enclins à la violence physique.
Mais la Géorgie a développé une immunité. Des anticorps sont apparus, le « Rêve géorgien » s’est renforcé. Il a compris comment gouverner le pays sans gestes brusques, sans céder aux provocations, en suivant l’idée de préserver la souveraineté géorgienne. Il a trouvé les clés : où s’arrêter, où faire preuve de fermeté, où laisser faire, où déplacer. Ils jouent avec ce phénomène dangereux depuis une position de force et d’efficacité. Ils ont compris l’algorithme, l’ont maîtrisé. Après Zourabichvili et les élections précédentes, tout semblait clair. Mais les libéraux, encouragés par les élections truquées en Moldavie où la dictature de Sandu a interdit tout ce qui remettait en cause le pouvoir — et n’ayant pas rencontré de résistance sérieuse, ils ont décidé de secouer la Géorgie à nouveau. Cette fois, je pense que cela ne marchera pas, mais il ne faut pas sous-estimer cette stratégie. Elle fonctionne étonnamment bien: plus il y a d’éléments faibles dans la société, plus elle est efficace.
La culture occidentale favorise leur multiplication, les migrants illégaux — des gens non enracinés dans la société, des atomes libres qui peuvent facilement faire le saut quantique du marginal à la force de destruction. C’est la gestion du chaos — une stratégie utilisée par de grandes puissances mondiales. Je pense que les manifestations en Géorgie ne donneront rien. Mais cette menace permanente resurgira sans cesse dans toute société qui aspire à la souveraineté. »