Americanization désintox’...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Americanization désintox’...

05 septembre 2022 (18H40) – Nous avons démarré la “guerre” d’Ukraine, dite ‘Ukrisis’ par nous, dans un brouhaha très-tendance, encombré de perceptions diverses et contrastées, pour en marquer les divers avatars et multiples composants qui conviennent à nos esprits tellement sophistiqués. (« Guerre hybride », nous dit l’insupportable moutard si plein d’arrogance satisfaite, dans un de ses multiples discours destinés à la ‘start-up nation’, montrant par là qu’il en sait, des choses stratégiques.) Une chose fut aussitôt assurée : ce serait une “représentation” de la guerre, effectivement comme un film hollywoodien, avec ses horaires, ses acteurs, ses ‘story-telling’ et sa promotion, ses prises de vue au gré des montages de circonstance, enfin son écrasante narrative comme boussole morale disponible aux éditions du Camp-du-Bien.

J’avais écrit, il y a trois mois, quelques considérations diverses à partir d’un scepticisme qui m’est consubstantiel depuis l’origine de mon intérêt pour ce phénomène américaniste de transformation de la réalité. Certes, il s’agissait de l’“hollywodisme” en action, et je dirais même “en super-action” ou en “action-suprême”, avec tout de suite le titre illustrant mon scepticisme dur comme granite de Carrare : « Limites de l’hollywoodisme ». Je me référais à un texte de « l’excellent philosophe et anthropologue italien Andrea Zhok » sur le  site italien ‘ariannaeditrice.it’ (en français sur ‘euro-synergies.hautetfort.com’). J’acceptais (pour diverger ensuite) son constat de départ, constat mainte fois répété avant chaque grande bataille livrée depuis à peu près un siècle, et terminé par autant de doutes et de déroutes que mon scepticisme peut en présenter :

« “L'Ukraine est bien plus qu'une guerre mentale en solo : c’est avant tout une guerre de mèmes, de canulars et d'opérations de psycho-information menée par une armée d'influenceurs, d'agences de relations publiques, de conseillers de l'OTAN et de la CIA, de stratèges politiques étrangers, de lobbyistes de Washington D.C. et [d’] un réseau de médias liés aux services de renseignement” (Extrait d'un article d'E. Pietrobon, dans ‘Osservatorio Globalizzazione’).

» Maintenant, il ne fait aucun doute que l'Occident dirigé par les États-Unis a gagné la bataille de la propagande, de la publicité, de la persuasion médiatique, de la construction de modèles esthétiques, d'impressions et d'images sur toute la ligne depuis bien avant le conflit ukrainien.

» Ce sont les États-Unis qui dominent l'imagerie véhiculée par ces porte-avions du consensus que sont Hollywood et les médias sociaux californiens, en passant par l'infotainment importé. »

Mais élargissons le champ de notre enquête en même temps que la hausser aux plus hautes cimes, car il ne fait aucun doute qu’Ukrisis est le cadre de l’affrontement final, avec tout ce qui l’accompagne dans un paroxysme qui ne cesse d’enfler (on croyait que ce serait une guerre qui s’éteindrait peu à peu ou assez vite, et c’est en fait un détonateur qui ne cesse de déclencher des explosions en chaîne, autant de subcrises renforçant la GrandeCrise).

Le cadre explosif et toujours plus explosif ainsi rappelé à nouveau, je m’attache pour cette page du jour à un aspect particulièrement roboratif, conséquence fondamentale et promise à s’étendre de Ukrisis et le reste. Encore une fois, ce sont les petites mains du bloc-BAO qui en sont les artisanes. Le cas présenté dans un texte publié aujourd’hui est celui du cinéma hollywoodien, fait notamment et principalement de ces ‘block-busters’ dont le ‘Marvel Cinematic Universe’ (MCU) est le principal producteur comme d’autres produisent des saucisses ou des ‘McDo’, mais plutôt destinés à l’esprit ou ce qui en tient lieu. Il s’agit donc du cœur le plus grossier de ce que nous nommons l’‘hollywoodisme’ produit à partir des ‘comics’ américanistes (les super-héros, notamment, agissant toujours dans le sens de la défense du Bien attifé aux couleurs de la bannière étoilée), – c’est-à-dire la machine répandant la culture américaniste du plus bas niveau, de dessous l’entresol, des caniveaux menant aux égouts et ainsi de suite..

Mais le fondement de MCU est développé ici comme exemple-phare, alors que c’est toute la production hollywoodienne à destination de la Russie qui, en 24 heures, a été stoppée net, aux alentours du 24 février, et pour participer à la grande croisade pro-ukrainienne. Comme l’expose l’auteur Andrei Rachkine, présenté comme « administrateur de KHL, joueur acharné, contributeur de RT.com pour les jeux-vidéos et la culture » :

« La coupure du marché russe a été si rapide que les éditeurs ont mis fin à leurs projets du jour au lendemain. Ces sociétés ont jeté à la poubelle tout le travail qu'elles et leurs sous-traitants avaient déjà effectué sur ces sorties. Les traductions en russe avaient été réalisées, le marketing était en place et les films étaient prêts à être diffusés. Il ne fait aucun doute que la décision d'arrêter les projections a été coûteuse pour toutes les parties. »

Le reste du texte se concentre sur la description de la situation en Russie, du point de vue de l’activité des “loisirs” avec cette nouvelle réalité de l’absence totale de la production américaniste, autrement dit de l’activité opérationnelle de l’hollywoodisme devenue égale à zéro. Il y a divers détails qui sont donnés, les difficultés de nombre de salles de cinéma, également des cas où l’aide est apportée avec l’incitation à des programmations spécifiques et nationales (« les cinémas de Moscou, par exemple, ont été subventionnés par la ville pour projeter des films russes. »). Surtout, pour ce qui nous intéresse ici, l’auteur détaille la situation nouvelle des “loisirs”, toujours considérés comme on le comprend essentiellement dans leur dimension culturelle.

Le résultat est remarquable, tel que le décrit Rachkine, à partir de quelques exemples qui vous indique bien de quelle “tendance” parle l’auteur :

« Entre-temps, une tendance s'est dessinée : tout à coup, les pièces de théâtre ont attiré plus de spectateurs que d'habitude, tout comme les zoos et les musées. À ma grande surprise, une projection à guichets fermés a eu lieu au planétarium de Moscou sur la façon dont l'univers peut être vu en lumière UV ou IR. Il s’agissait d'une projection ordinaire, un jeudi ordinaire, comme dans n'importe quelle salle de cinéma. La seule différence était qu'il ne s'agissait pas de super-héros ou d'un triangle amoureux cliché, mais du monde dans lequel nous vivons. Et vous pouviez vous promener et voir une exposition sur l'histoire de l'exploration spatiale pendant que vous attendiez le début du film. C'était en quelque sorte une sortie scolaire. Et les gens étaient ravis d'y aller ! »

En conclusion, Rachkine développe des considérations nuancées, soit sur le cinéma lui-même, soit sur les alternatives qui sont offertes au cinéma qui se trouve très logiquement dans une période de transition avec les difficultés qui vont avec. Il n’y a dans ce texte pratiquement pas de réflexion consacrées au cinéma russe lui-même, bien entendu le cinéma russe post-soviétique. Ce n’est pas un domaine de ma connaissance, aussi je n’en dirais rien, me contentant de renvoyer à un ouvrage qui fait l’objet d’une page Wikipédia (voir « Cinéma russe contemporain, (r)évolution »), sans savoir ce qu’il faut en penser sur le plan de l’orientation, de la qualité de l’analyse, de son objectivité ou de sa subjectivité, etc., mais en constatant que ce cinéma-là existe bel et bien, avec de grands réalisateurs.

Le point qui me paraît le plus important à cet égard est une question encore en devenir : quel est/sera l’effet de la rupture du 24 février 2022 sur ce cinéma russe ? Cette rupture est d’une telle importance, et avec le constat qu’elle a tout pour profondément affecter le développement culturel dans un sens identitaire, sinon patriotique, qu’il serait bien étonnant qu’elle ne produise pas des changements très importants, éventuellement vers une plus haute culture que les débris de modernité wokeniste actuels.

Quoi qu’il en soit, on lit ici les deux derniers paragraphes de conclusion où le point central est largement suggéré même si indirectement, et sans appréciation culturelle spécifique : un effet puissant de désaméricanisation.

« Pour de nombreux Russes, cette soudaine désintoxication du divertissement occidental, – qui avait pratiquement envahi l'espace – est ressentie comme une pause bien nécessaire et bien méritée. Beaucoup en profitent pour élargir leur vision de la vie, pour apprendre qu'il existe d'autres pays dont la culture a tant à offrir, et ce à juste titre. Par exemple, la comédie hispano-argentine ‘Concours officiel’ a réalisé plus de recettes en Russie qu'aux États-Unis, et même plus qu'en Espagne, son pays d'origine ! Il semble que tout le monde n'aime pas voir les mêmes films d'action avec les mêmes personnages encore et encore... ou du moins, beaucoup sont ouverts aux alternatives, si elles peuvent seulement être vues derrière le marketing brillant du courant dominant.

» Des plaisanteries ont été faites sur le fait qu'en supprimant les films de super-héros et les chaînes de fast-food, l'Occident ne fait que rendre les Russes plus cultivés et plus éduqués, – et il se pourrait bien qu'il y ait une part de vérité dans cette affirmation. Il n'y a rien de mal à se gaver de pop-corn en regardant un film avec des instructions morales claires sur le caractère bon ou mauvais d'un personnage et sur les sentiments de tristesse ou de fierté. C'est ça le divertissement : une forme d'évasion et un moyen de se détendre. Mais il est agréable de constater que, pour une fois, la balance n'est pas si unilatérale et que davantage de personnes trouvent d'autres moyens de passer leur soirée et de profiter de quelque chose de plus profond. »

C’est bien entendu le dernier point mentionné plus haut, avant l’extrait, qui me paraît le plus intéressant, parce qu’il rejoint une thématique universelle et un facteur fondamental de la GrandeCrise. Autant il serait nécessaire de “dénazifier” l’Ukraine si l’on en croit les Russes, autant il est vital que la Russie soit engagée dans un processus de désaméricanisation culturelle, et cela constaté objectivement (je parle d’une objectivité nécessaire et paradoxalement de parti-pris, celle de l’antiSystème, parce que l’antiSystème est objectivement nécessaire).

Pour cette puissante raison, cette attaque paradoxalement portée par ceux qui en font les frais, – une facette de plus des sanctions réduites à leur contrecoup aux dépens des sanctionneurs, – constitue un “accident” d’une très grande importance concernant la plus puissante machine d’influence culturelle de l’américanisme : l’hollywoodisme, bien sûr. C’est le cinéma et toutes ses activités similaires dans le domaine de l’image qui agissent comme vecteur ultra-puissant de la diffusion de l’américanisme, vis-à-vis des psychologies et dans les esprits des populations en général, et touchant au cœur les cultures non-américanistes, les identités étrangères, en leur inoculant le poison de l’américanisation.

Ce mouvement de l’américanisation culturelle a été et reste d’une puissance inouïe, et il a également été d’une durée à mesure. Je donnerais ici un extrait d’un livre de la fin des années 1920 (*) et curieusement (?) fondé sur un antagonisme de guerre entre les USA et l’Angleterre (la version française est de 1933 : « L’Amérique conquiert l’Angleterre », de Ludwell Denny). L’enthousiasme pour l’invasion du reste du monde par les productions américanistes est ainsi détaillé, et l’on y repaire une seule allusion au cinéma (avec le jazz comme autre “outil” d’américanisation mais d’une efficacité d’influence plus douteuse), traité donc ici selon un point de vue mercantile et de marchandisation mais installé comme un instrument aussi abject que le bidon d’essence, le rasoir ou la caisse enregistreuse qui sont mentionnés également... Le cinéma, instrument de culture et artistique (du 7ème Art), considéré comme un outil, rien que comme un outil comme d’autres outils mécaniques, d’une conquête matérialiste prête à investir et subvertir les plus hauts aspects de l’esprit sinon de l’âme, – définition invertie mais parfaite de l’hollywoodisme...

« L'américanisation de l'Europe et du monde avance. Les nations sont fascinées par l'éclat du vainqueur, parfois tout en le détestant.

» Les Américains ne doutent de rien. Ils sont sûrs d'être le peuple élu. Nous appelons notre pays “God’s country”, le pays de Dieu. Les affaires sont pour nous comme une religion dont nos dirigeants sont les prêtres. Ce sont aussi des poètes : citons M. Julius Klein, sous-secrétaire au Commerce :

» “On entend le joyeux carillon des caisses automatiques américaines dans les boutiques de Johannesburg et de Kharbine. Dans la Chine du Sud, les paysans font cuire leur nourriture dans de vieux bidons d'essence américains. Des lames de rasoir américaines grattent le menton de Suédois blonds à Stockholm et de noirs Africains au Soudan.

» “Dans les villes minières du Pérou ou dans les quartiers populeux de Tien-Tsin, des spectateurs enthousiastes vont voir les films américains, avec leurs grands événements, leurs héros suspendus à des falaises, leurs comiques à pantalons larges. On trouve des parfums américains dans les boudoirs de Cuba, des réfrigérateurs américains sous les tropiques...” Jamais un fonctionnaire du Board of Trade Britannique ne s'est élevé à de telles hauteurs lyriques...»

C’est de ce point de vue que les Russes se trouvent devant l’opportunité d’échapper à ce terrible climat d’américanisation qu’Hollywood instrumentalisme depuis la création en grande série du cinéma américaniste, – grande invention française prestement kidnappée et exploitée par l’américanisme qui en vit aussitôt la force d’influence passant par sa mercantilisation à outrance. Aujourd’hui, la production en série des bandes dessinées/filmées MCU est une stratégie majeure de la poursuite de l’américanisation, plus que jamais orientée vers la crétinisation et l’abrutissement comme voie d’investissement des esprits.

On sait que la Russie a été une cible très spécifique de cette américanisation à partir des années 1990, et de très fortes critiques des adversaires de la fraction “atlantiste” des élites n’ont cessé de dénoncer ce qui fut aussitôt perçu comme une agression culturelle (assez semblable, mais en beaucoup plus puissant et grossier, que l’offensive lancée en France dans ce sens en 1946 par les accords Byrnes-Blum). La situation présente offre à la Russie une formidable opportunité, d’autant que la brutale rupture de l’hollywoodisme s’appuie sur des impératifs idéologiques hystériques fondés aussi bien sur l’antirussisme que sur les matières sociétales-progressistes (wokenisme) dont les Russes sont considérés comme des adversaires intransigeants. Aucun acteur économique d’Hollywood ne peut se permettre d’oser s’exposer à une critique-Woke à cet égard ; tant que régnera ce totalitarisme idéologique, l’hollywoodisme sera au garde-à-vous.

On peut donc considérer que cette situation, “objectivement antiSystème” puisqu’antiaméricaniste de facto, constitue effectivement une cure forcée importante et radicale de désintoxication du virus de l’américanisation, chose beaucoup plus sérieuse, – soyons sérieux, – que le Covid. Il s’agit également d’une situation symboliquement importante. Elle nous fait réaliser combien la direction prise par la Russie est d’abord et essentiellement une désaméricanisation, encore plus qu’une “désoccidentalisation” (après tout, si certains pays d’Europe occidentale parvenaient à avoir des dirigeants convenables et pas trop stupides, il apparaîtrait qu’ils sont tout aussi victime du virus de l’américanisation que la Russie). Le phénomène, lorsqu’il aura été pleinement perçu pour ce qu’il est et que la situation politique se sera éclaircie en se compliquant un peu plus qu’elle n’est dans sa stupide et consternante binarité, peut servir d’exemple et de dynamique d’entraînement.

Note

(*) Pour l’esprit du livre, il s’agit d’une hypothèse évidente. L’enthousiasme américaniste qui en exsude est évidemment celui des ‘Roaring Twenties’, brusquement interrompu avec le coup d’arrêt du crash de Wall Street de 1929 et surtout le début de la Grande Dépression en 1931. Le livre a été publié en 1930 chez Knopf, et il est parfaitement logique de faire l’hypothèse qu’il a été rédigé en 1929. La catastrophe qui commençait à éclater n’avait pas encore entamé l’hystérie des années 1920.