Alléluia ! Le JSF existe et Dieu idem

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 1969

Alléluia ! Le JSF existe et Dieu idem

8 avril 2016 – On a hésité dans la vaste salle de la rédaction de dedefensa.org. Fallait-il prendre ce texte au sérieux, bien qu’il fut si mortellement sérieux ? J’intriguais avec habileté et une certaine aisance, surtout lorsqu’on représente à la fois le Journal-dde.crisis, la direction de la rédaction et la rédaction elle-même. Finalement je fus élu démocratiquement par moi-même et me chargeais donc de cette dernière nouvelle en date du fameux JSF.

Je vous brosse rapidement le tableau sans rien cacher de mes sources : d’abord un texte de Sputnik-français qui reprend quasi-intégralement le texte de Business Insider du 6 avril, c’est-à-dire un texte reprenant quelques phrases d’une interview d’un général de l’USAF. On emploiera donc le français, vérification faite et en demandant toute l’indulgence de mes nombreux lecteurs pour mes mauvaises fréquentations (Sputnik-français !). Le général commande les forces aériennes et alliées en Europe (USAFE et AAFCE), il a quatre étoiles, il fait diablement sérieux, il se nomme Frank Gorenc... Voici donc les extraits qui comptent.

(Le paragraphe du milieu concernant les “bonnes nouvelles” sur le front du F-35 est mis là pour rappel qu’on est en présence de la plus colossale opération de ce bon vieux déterminisme-narrativiste, pour les XXème et XXIème siècles, puisque tout cela est évidemment complètement du domaine de Disney-SuperWorld. Le F-35 ne fonctionne pas, il est totalement inapte à opérer les missions qu’on lui demande parce que sa “suite” électronique qui contrôle toutes ses activités est incomplète et présente de graves dysfonctionnement, son moteur est plus que douteux, son siège éjectable aussi, il supporte très mal la chaleur jusqu'à faire craindre qu'il puisse fondre, il a une maniabilité très médiocre, ses capacités furtives sont douteuses et ainsi de suite.)

« Un général américain est persuadé qu'il suffit de présenter quatre chasseurs F-35 lors de shows aériens britanniques pour “dissuader” la Russie. [...] “La dissuasion est au fond la crédibilité, la capacité et la volonté. Cet avion fera ce que nous faisons actuellement dans les airs, sur terre et en mer: il suffira seul à intimider et à contenir les ennemis de l'Occident”, a indiqué le général. [...]

» Le magazine souligne que le développement du F-35 a été ponctué par des défaillances techniques et des rapports faisant état des faibles performances de l'appareil. Les bonnes nouvelles concernant son niveau de préparation, ses capacités opérationnelles et son coût ne sont arrivées qu'il y a très peu de temps.

» Frank Gorenc estime cependant que les débuts du F-35 dans le cadre de deux shows aériens au Royaume-Uni amèneront la Russie à remettre en cause sa suprématie aérienne. “Je pense que l’apparition même de cet avion est un pas important vers son acquisition et une confirmation du fait qu'il est réel. Il compte déjà des milliers d'heures de vol, mon gendre pilote un F-35. Cela signifie qu'il est parfaitement réel”, a conclu le général américain. »

Quel étrange univers est le nôtre... Ainsi en est-il d’un général qui vous annonce que cet avion va voler pour la première fois dans un Salon aérien international, britannique bien entendu ; il parle bien entendu de Farnborough, précédé d’une autre apparition dans une autre manifestation, toujours britannique (l’Air Tattoo, prévu juste avant Farnborough ?). C’était le programme prévu il y a deux ans, et finalement abandonné pour des raisons qui ne nous furent jamais officiellement communiquées.

(Voir notamment les nouvelles en juillet 2014, jusqu’à la farce grotesque d’un JSF en bois au sommet de l’OTAN en septembre de la même année pour rattraper l’absence de Farnborough... On peut conjecturer à cet égard sur les raisons du report, quoique le jeu ne soit que d’un intérêt réduit, tant c’est toujours la même chose avec le JSF qui devrait être en service opérationnel actif depuis 2009 et qui ne le sera sans doute pas avant 2019-2021, – pronostic courant des spécialistes raisonnablement optimistes, — et qui ne le sera jamais complètement ni tout à fait, et dans ce cas cela signifie beaucoup sinon l’essentiel tant ces avions fonctionne ou ne fonctionne pas c’est selon, conformément à la philosophie du “tout ou rien”, – c’est mon pronostic.)

“Quel étrange univers” parce que le Général parle de ces exhibitions, comme un croyant parlerait de la Révélation... Là est bien le thème de mon propos.

“Quel étrange univers” disais-je parce que, vraiment, parler de “dissuasion” à propos d’un type d’avion de combat tactique donc à capacités nécessairement limités, et de ce type-là en plus avec son pedigree catastrophique, c’est infliger au mot une torture du sens qui relève de la psychiatrie. L’honneur militaire se place là aussi, dans cet effondrement complet de la justesse des mots et de la rectitude du verbe, – je veux dire l’honneur perdu, piétiné, souillé, réduit à son inversion totale et à son néant ; l’honneur cannibalisé, pas d’autre mot, par la communication qui en fait, de ces généraux experts en communication, des putes-étoilées. Alors, il n’y a plus de limites au ridicule, à un point que même le ridicule devient difficile à distinguer tant l’ensemble des choses semblent se prêter à l’élaboration de ce ridicule, – tenez, comme si le ridicule absolu n’était absolument plus ridicule, inversion totalement réalisée...

Parler de la présence de quatre F-35 à deux manifestations publiques au Royaume-Uni comme d’un acte qui fera basculer les Russes et s’incliner devant la logique d’une dissuasion imparable, comme lors de la Guerre froide et des près de 2.000 missiles stratégiques à têtes nucléaires qu’on trouvait de chaque côté, est une absurdité sémantique, stratégique et psychologique. La “dissuasion” (“deterrence”, dit le général, nous parlons donc bien de la même chose) est un mot extrêmement lourd, extrêmement chargé, qui recouvre une doctrine complexe, basée essentiellement sinon absolument sur l’impossibilité de conduire une guerre par certitude de l’anéantissement réciproque si cette guerre se fait, tandis que règne l’incertitude sur les intentions des l’adversaire-partenaire ; les deux choses additionnées, certitude de destruction réciproque et incertitude sur les intentions de l’autre faisant qu’on est ainsi conduit l’un l’autre à s’interdire réciproquement de prendre quelque risque que ce soit.

Comment peut-on introduire ce concept qui a dominé plusieurs décennies de risque contenu d’annihilation nucléaire avec cette pitoyable usine à gaz, ce Titanic de la technologie prisonnier de ses millions de lignes de code que constitue le programme JSF/F-35 ? Avancer là-dessus que les Russes vont aussitôt reculer, abandonner la patrie orientale de l’Ukraine qu’il n’occupe pas, abandonner leurs bases syriennes pour les donner à ISIS/Daesh sur consigne de la CIA, faire allégeance au saint-patron qu’est le Pentagone ? Mais bon, vous savez bien que le général Gorenc ne croit rien de tout cela, d’ailleurs il s’en fout parce que, finalement, ce n’est pas son problème ; la seule chose qui importe, c’est que le journaliste à qui il parle semble devoir gober les sornettes qu’il débite.

(... Mais est-il sûr qu’il “ne croit rien de tout cela”, en plus de s’assurer que le journaliste qui va bien gober “les sornettes qu’il débute” ? Croit-il que ce sont des “sornettes” ? La pute-étoilée, comme si elle était une sorte de Marie-Madeleine de l’USAF, n’est-elle pas aussi une croyante ? Je garde ces questions pour la fin...)

Entraîné sur cette pente, le général finit par basculer complètement dans l’absurde en avançant comme argument supplémentaire de cette construction conceptuelle d’un JSF “outil de dissuasion”, l’argument rocambolesque de sa réalité d’existence, avec en plus l’apparition du gendre comme une sorte de garant fondamental de la vérité inoxydable du propos, effectivement l’argument-clef de l’argument final : « ...l’apparition même de cet avion est [...] une confirmation du fait qu’il est réel. Il compte déjà des milliers d’heures de vol, mon gendre pilote un F-35. Cela signifie qu'il est parfaitement réel. » (Et la traduction est, dans son adaptation, parfaitement conforme à ce qui est dit : « To actually see it... is [...] a reinforcement that what we have is real. It’s real, we have thousands of hours already, in fact, my son-in-law flies F-35s, so it’s real. ») Le général Gorenc en arrive donc à argumenter autour de l’existence de la chose, il a des ailes, il a un cockpit, il fait du bruit quand son moteur tourne, il décolle et il atterrit, mon gendre vole à bord du F-35, – donc, il est réel, vous comprenez, donc il existe vraiment... Au bout de près de vingt ans de développement de programme, avec près de deux cents exemplaires livrés, et effectivement des milliers d’heures de vol, le sommet de la plaidoirie pour faire du JSF l’outil d’une doctrine fondamentale de la dissuasion est l’affirmation qu’on va le voir lors d’un Salon de l’aéronautique cet été, et qu’il sera donc confirmé absolument et sans aucun doute possible que cet avion existe puisqu’on va le rencontrer.

Cette démarche constitue un exemple peu ordinaire de schizophrénie, une sorte de promenade dans un univers parallèle, où la narrative développée pendant des années règne sans partage, où toutes les catastrophes technologiques, budgétaires et opérationnelles, disparaissent devant le seul fait de la vision de l’avion. Pour un peu songeant à ce fameux JSF en bois dont j’ai parlé plus haut, lors du sommet de l’OTAN de septembre 2014,  le général vous dirait qu’il s’agit bien de métal (mais bien sûr, métal d’une composition secrète, qu’on ne peut approcher ni toucher), et que par conséquent non seulement l’avion existe, vole et dissuade, mais en plus, en plus, tenez-vous bien, il est en métal et même en métal secret, et pas en bois !

Il m’est difficile d’exprimer sérieusement ce que je ressens. Le JSF est, depuis des années, l’objet de toutes les railleries, de toute l’ironie du monde, à cause de l’écart entre la vérité-de-situation dont nous avons chaque jour les échos de toutes les sources possibles, jusqu’aux plus sérieuses venues de l’intérieur du Pentagone, et la narrative que développent ceux qui sont chargés d’entretenir l’illusion du programme. Mais là, dans ces quelques phrases qui sembleraient innocentes, ce qui est vertigineux c’est le gouffre de l’esprit où l’on se trouve entrainé, et cela c’est très difficile à exprimer.

Cet homme vous dit que cette catastrophe à-peine-volante, que tout le monde connaît bien dans ses multiples avatars, qui a des années de retard et des $milliards de déficit, qui n’accomplira sans aucun doute jamais les missions qu’on voudrait lui confier, plaçant la première puissance du monde devant un gouffre stratégique de désarmement par la pénurie d’équipement sans exemple dans l’histoire militaire ; cet homme vous dit que par sa présence publique dans le chef de quatre exemplaires au milieu d’une foule, à telle date, hors d’une base US (s’il n’y a pas de contretemps, certes), par le fait qu’on va le voir, et même qu’on va le voir voler ; il vous dit, cet homme, que tout l’équilibre du monde en sera bouleversé et, brusquement, la narrative transmutée en une réalité irrésistible et incontestable qui balaie toutes les prétentions des diverses vérités-de-situation qu’on a vues jusqu’ici. Vous savez, il ne vous parlerez pas différemment s’il vous annonçait que, si, si, cet été l’on verra sans aucun doute Jésus en croix, bien réellement, et peut-être même, si le temps le permet, assistera-t-on à la Résurrection, à une autre date que prévue (retard dans le programme, le Congrès traîne à voter les budgets) et ainsi sera-t-il prouvé que Dieu existe et que ce n’est rien de moins que le JSF, et tous les peuples de la terre, et les Russes en premier sans aucun doute ces sales moujiks puants et mal-lavés, se prosterneront.

Alléluia, le JSF existe ! Vous pourrez bientôt le voir, de vos propres yeux d’aveugles retrouvant la vue, vos yeux mouillés des larmes d’une grâce infinie ! Le JSF, c’est-à-dire Dieu, existe, je l’ai rencontré... (Ce pourquoi, en vérité, les questions que je me posais plus haut sont pertinentes et que, finalement, “la pute-étoilée [est bien une] sorte de Marie-Madeleine de l’USAF [et qu’elle est nécessairement] aussi une croyante” : Dieu et JSF, c’est du pareil au même... Et en y ajoutant, bien entendu, la “nation exceptionnelle” que vous savez bien, – voilà la Sainte-Trinité, pardi.

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