Un si étrange sommet, – et le reste...

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Un si étrange sommet, – et le reste...

Que va-t-il se passer ? Y aura-il ou non un sommet le 12 juin à Singapour ? Une fois passée la surprise de l’annonce d’un sommet de cette sorte, entre deux pays qui s’ignorent ou s’invectivent en se menaçant du pire depuis un gros demi-siècle, en général et selon les usages diplomatiques on se met au travail pour fixer et verrouiller toutes les conditions de la rencontre... Eh bien, tous “les usages diplomatiques” sont balayés dans l’actuelle situation entre les USA et la Corée du Nord ! Alors que toutes les certitudes techniques et politiques devraient être vérifiées et d’ores et déjà conformées sinon confirmées, c’est le contraire qui perdure et s’affirme chaque jour... L’incertitude complète domine à douze jours de la date présumée. (Même cette date du 12 juin qui est restée la chose la plus “certaine” dans cette chronique étonnante reste soumise malgré tout à une incertitude et pourrait être modifiée au dernier moment si un affrontement rude au sein de l’administration Trump et de l’establishment ne trouvait pas assez vite sa conclusion.)

D’une part mais paradoxalement sans surprise, on s’avouera étonnés, sinon stupéfaits de cette situation (toujours par rapport aux “usages diplomatiques”...). D’autre part, on conviendra qu’elle correspond si parfaitement à l’atmosphère de désordre et l’absence totale de structures de la situation internationale, autant qu’au personnage de Trump bien entendu, qu’il n’y a absolument aucune raison de s’étonner de quoi que ce soit, encore moins d’éprouver quelque stupéfaction que ce soit...

Il semble bien qu’on puisse synthétiser la situation actuelle à deux possibilités, deux thèses diamétralement opposées et aussi extrêmes l’une que l’autre. La première de ces thèses est que l’actuelle dynamique apparente pour aller vers un sommet qu’on continue à présenter comme porteur de nouvelles sensationnelles est en réalité une sorte de comédie des apparences vouée à l’échec. C’est un argument qui n’a rien pour surprendre et qui a pour lui la logique du désordre-chaos en cours autant que (bis repetitat) la personnalité de Trump. Il est développé notamment par l’expert US Dan Glazebrook, interrogé par RT.

Pour Glazebrook, il n’est pas concevable que les Nord-Coréens envisagent une dénucléarisation complète sans autre “avantage” qu’un simple allégement des sanctions et de vagues promesses d’une sorte de “sécurité” garantie à ce pays.  Bien entendu, vont dans le même sens les déclarations sur le “modèle libyen“ (Bolton, Pence) plus ou moins organisées pour paraître chaotiques mais qui reflètent l’état d’esprit qu’on imagine dans l’entourage de Trump sinon les manœuvres pour faire échouer l’entreprise. 

 « “Je pense que si [les Nord-Coréens] envisageaient réellement une dénucléarisation complète, ils voudraient non seulement une levée complète des sanctions mais aussi le retrait complet des troupes américaines de la péninsule coréenne. Malgré toute sa rhétorique sur la nécessité pour les États-Unis de s’occuper avant tout de leurs propres problèmes, cela serait une telle diminution de la puissance américaine qu’il  [Trump] ne serait pas en mesure d'offrir cela.”

» L'analyste a déclaré que Trump pourrait chercher une excuse pour utiliser la force plutôt qu'un accord réel. Slobodan Milosevic s’était vu offrir un “accord” similaire en 1999, ce qui aurait effectivement placé la Serbie sous le contrôle total de l'OTAN. En d'autres termes, les Occidentaux lui avaient fait une proposition qu'il ne pouvait que refuser. “Je me demande si Trump n’envisage pas la même chose”, estime Glazebrook. “Alors Trump pourrait intensifier la tension et les sanctions contre la Corée du Nord, intensifier son hostilité envers la Russie et la Chine parce qu’ils seraient partisans d’une Corée du Nord qui aurait refusé cette offre de paix merveilleuse qu’il lui aurait offerte.” [...]

 « “Il est difficile d'imaginer un scénario dans lequel Kim Jong-Un serait satisfait des garanties de sécurité que les États-Unis pourraient offrir en échange de l'abandon des armes nucléaires”, a déclaré M. Glazebrook, ajoutant que seules la Russie et la Chine pourraient offrir de telles garanties. “Je ne vois pas d'autre moyen de s’en sortir [pour Trump], que d’annuler complètement les pourparlers.” »

L’autre thèses est celle d’un coup d’éclat de Trump. Diverses sources directement connectées avec l’establishment washingtonien, notamment et d’une façon assez surprenante dans certains think tanks institutionnels, sont loin de la repousser. C’est, disons, la “thèse-Reykjavik” qui réussirait (au contraire de ce qui se passa au sommet Reagan-Gorbatchev de Reykjavik de 1986, – voir notre texte du 27 mai 2018 sur cette hypothèse). Le fait est que ces sources insistent sur cette possibilité d’une “surprise” que Trump parviendrait à ménager, non pas tant à Kim qu’à son équipe, à ses conseillers, au Pentagone et au DeepState en scellant un accord qui comprendrait notamment le retrait des forces US de Corée du Sud, – poutre-maîtresse d’une véritable “sécurité” pour les Nord-Coréens, d’autant que ces forces disposent d’armes nucléaires tactiques.

Si l’on évoque cette thèse, ce n’est pas seulement pour le folklore et pour la prise en compte inévitable mais néanmoins considérée comme très marginale du “facteur-Trump”, mais bien au contraire parce que l’influence du “facteur-Trump”, ou plutôt de la logique de sa façon de penser, commence à faire son chemin. On notera que, dès lors, l’on s’écarte du seul cas nord-coréen.

Il s’agit là, encore une fois, d’un “climat” nouveau que l’on ressent à travers certains contacts selon lequel le réflexe très primaire de Trump, initialement durant sa campagne de 2016, et typiquement business-like dans son aspect le plus restrictif, commence à faire des adeptes dans l’establishment. Il s’agit d’une sorte de lassitude qui concerne ce que Washington estime être tous les efforts qu’il fait pour ses alliés, et qui ne sont pas payés de retour.

(On doit préciser que nous évoquons ici une logique complètement interne au monde washingtonien, à la fois schizophrénique et hypomaniaque, selon laquelle ce monde complètement fermé sur lui-même de Washington est convaincu qu’il fait des efforts pour les autres, qui ne sont pas payés de retour, alors que nous savons bien que la vérité-de-situation d’une hégémonie de pirate et de subversion des USA sur le reste du monde est exactement le contraire de cette représentation. Mais il s’agit de comprendre la logique fermée et folle de “D.C.-la-folle”, et d’admettre l’évidence qu’elle est la seule logique régissant la politique d’un Washington D.C. qui n’a jamais été autant coupé du monde extérieur qu’aujourd’hui. De ce point de vue, l’influence de l’hypomaniaque et politiquement insignifiant Trump pourrait brusquement devenir prépondérante parce qu’il offre une sorte de rationalisation de cette logique folle et que son dynamisme incohérent devient alors un puissant incitatif.)

Du coup, l’hypothèse d’un “coup” de Trump à l’étrange et incertain sommet de Singapour devient autre chose que la seule possibilité également étrange et incertaine d’un “accident de parcours” avec de fortes chances d’être redressé par le DeepState. En effet, cette hypothèse qui concerne la Corée du Nord commence à affecter d’autres engagements fondamentaux. C’est ainsi que l’on ressent, certes encore du domaine du non-dit mais non sans une certaine substance, une sorte de “fatigue” de l’hégémonie US telle qu’elle existe.

Dans certaines conversations, on va même jusqu’à mettre en cause l’OTAN elle-même, que certains pourraient considérer comme un fardeau encombré d’obligations dont Washington commencerait à se lasser. (Cette sorte de sentiment a déjà été rencontré à plusieurs reprises depuis 1945-1950, mais jamais dans de telles conditions d’incontrôlabilité, simplement comme tactique dialectique de pression.) Les foucades insupportables des Turcs, l’attitude jugée comme défiante des pays de l’UE également membres de l’OTAN qui n’acceptent pas la grande et belle stratégie de retrait du traité avec l’Iran, qui rechignent pour le cas des sanctions, qui se cabrent devant les mesures protectionnistes US, qui ont des budgets de défense lilliputiens, qui ne se précipitent pas pour acheter uniquement de l’armement US, tout cela commence à être vécu à Washington, plus que jamais “D.C.-la-folle” en l’occurrence, comme une injustice qui deviendrait vite insupportable. La logique grossière et grotesque de businessman de Trump repliée sur son America-First finirait par trouver des adeptes même chez ses adversaires les plus décidés.

Cela n’est pas pour dire que nous y sommes, ni pour donner la moindre justification à cette attitude qui contredit grossièrement la vérité-de-situation que nous connaissons bien, où les USA qui commencent à geindre ont en réalité une politique de pirates et des gredins. Cela est dit pour que nous soyons avertis du simple fait que la vision grotesque et hypomaniaque d’un Trump, plutôt que perpétuer son isolement par rapport à l’establishment comme on l’a vu jusqu’ici, pourrait finir par susciter l’effet contraire puisque qu’aujourd’hui décidément rien n’est impossible. Cela est évoqué, enfin, pour rappeler comme un symbole puissantque l’une des issues les plus envisagées pour l’effondrement du système de l’américanisme est celle du suicide. (« ... En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. » [Lincoln])

... Et dans ce cas hypothétique et symbolique évoqué, certes nous y serions. Une si étrange époque...

 

Mis en ligne le 1erjuin 2018 à 09H07