Un jour-taliban dans la vie de l’Afghanistan

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Un jour-taliban dans la vie de l’Afghanistan

17 août 2021 – Le calme a donc succédé à la tempête. Des divers signes contradictoires qu’on avait pu observer chez les talibans, se sont affirmés les plus apaisants. Certes, l’héroïsme occidental reste sur ses gardes et l’un ou l’autre journal “d’opinion“ (je veux dire ‘L’Opinion’, en l’occurrence et par exemple) dit, sans vraiment expliquer la logique opérationnelle à laquelle il se réfère, que les talibans sont moins puissants que la conquête-éclair de Kaboul ne le laisse croire [aux naïfs, me dis-je].

Cette faiblesse ainsi avérées dans l’esprit du Grand-Juge de la modernité-tardive et de sa moraline, – plus je l’emporte vite, moins je suis fort, – explique que les talibans veulent « amadouer la population » en promettant « un gouvernement islamique inclusif » et l’amnistie pour tous les fonctionnaires du régime défait ; mais puisque charia il y a terreur il y aura, nous explique cette logique.

D’ailleurs et au reste, c’est bien l’avis du Pentagone, qui annonce que le secrétaire à la défense Austin pense fort judicieusement que l’installation du régime taliban signifie le développement de nouvelles capacités terroristes absolument terrifiantes en Afghanistan. Il semblerait donc qu’il faille se préparer de toute urgence à faire face à de nouvelles menaces, – en plus de celle, toujours aussi terrible, des suprémacistes blancs du Capitole, du 6 janvier 2021. Qui peut douter de cet avis du ministre Austin, se référant aux formidables capacités prévisionnistes de Washington D.C. quant aux capacités des talibans ? La preuve, ou plutôt les preuves (des capacités du Pentagone et de la barbarie talibane) ?

• D’une part, ceci : « Décrivant les scènes de l’aéroport de Kaboul comme “extraordinaires et troublantes”, le porte-parole du Pentagone a déclaré lundi que le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, n’avait pas l’intention de démissionner en raison de la gestion du retrait de l'Afghanistan. »

• Ensuite, ceci : « Les responsables chargés d’évacuer les troupes américaines, les diplomates, les civils et les alliés locaux d'Afghanistan ont insisté sur le fait que le processus se déroule bien, malgré les images poignantes d’avions bondés et d’Afghans désespérés qui circulent.
» L’armée américaine “surveille activement la situation” sur le terrain, a déclaré le major général Hank Taylor, – directeur des opérations à l'état-major interarmées, –  aux journalistes au Pentagone lundi après-midi. »

• Enfin ceci-cela, tweet [d’hier] de Jack Prosobiec, ancien officier de renseignement de l’US Navy : « Ce n’est pas seulement la chute de Kaboul. Toute la direction du gouvernement américain a disparu aujourd’hui. Mille narrative se sont effondrées sous nos yeux. Le théâtre de DC a cédé la place à la réalité. La terre entière a été témoin de la terrible humiliation du gouvernement américain. »

Effectivement, c’est l’alarme dans tous les quartiers de haute sécurité du bloc-BAO : les talibans à Kaboul, ou la résurrection du terrorisme Grand-Format. Les susdits talibans l’ont assez prouvé lors de leur longue campagne de terreur contre les forces américaines et otaniennes venues pour installer la paix et la démocratie.

Pour en juger précisément, il faut des références solides, outre les communiqués du Pentagone et de la Maison-Blanche ; par exemple, et bon exemple de lecture, l’article d’hier sur RT.com de Maram Susli, analyste et commentatrice syro-australienne. (On peut la suivre sur Twitter @partisangirl [quand elle n’est pas “annulée”] et sur YouTube ‘SyrianGirlPartisan’) : 

« Certaines des violations des droits de l’homme les plus graves [commises par les USA] ont eu lieu au tout début de la guerre.

» Au cours des premiers mois, les États-Unis ont largué des milliers de bombes à fragmentation jaunes autour des villages afghans. Elles ressemblaient à des colis de secours alimentaire et sanitaire, – également jaunes. Les enfants se précipitaient pour ramasser ce qu’ils croyaient être de la nourriture, et ils étaient déchiquetés par l’explosion.

» Lors d’un incident désormais connu sous le nom de “convoi de la mort”, des combattants talibans qui se sont rendus à l'Alliance du Nord afghane ont été enfermés dans des conteneurs de transport scellés et laissés s’asphyxier pendant qu'ils étaient conduits à travers le désert - prétendument sous l'œil vigilant de la CIA.

» La liste des crimes de guerre commis par les États-Unis s’allonge au fil des ans... »

Il y a évidemment un vide immense entre le bloc-BAO officiel et la vérité-de-situation en Afghanistan. L’habituel manichéisme américaniste-occidentaliste ne nous apporte, tout aussi évidemment, pas grand’chose pour comprendre la situation afghane. Il est utile, et alors remarquablement significatif, pour nous procurer une illustration précise et saisissante de la situation psychologique régnant dans les pays (ceux qui ont détalé d’Afghanistan) de cette civilisation en crise profonde. Pour cela et pour résumer sans réelle surprise, il suffit de simplement acquiescer, sans plus se compromettre parce que c’est là aussi l’évidence, au résumé des choses de ce point de vue psychologique, dit en termes secs, simples et trotskistes, par le site WSWS.org :

« Si les cercles dirigeants américains n’étaient pas préparés à l’effondrement soudain du régime qu’ils ont soutenu à un coût aussi énorme, c’est parce que dans une large mesure ils ont cru leur propre propagande. Pendant deux décennies, les grands journaux, les chaînes de télévision, et médias grand public n’ont pas eu un minimum d’honnêteté en examinant cette guerre d’occupation néocoloniale. »

Une grande rupture vient donc de se faire, l’Afghanistan étant désormais séparée de ses tourmenteurs du bloc-BAO et confrontée à ses propres problèmes. Ceux du bloc-BAO se sont repliés sur leurs terres où règne la Grande-Crise qui est leur place naturelle, sans changer d’un iota leurs convictions et leurs certitudes concernant ce que fut la guerre en Afghanistan et ce que sont naturellement les talibans. Aucune surprise à avoir de ce point de vue, certes ; enfermés l’on est, enfermés l’on reste puisque le verrou est d’une qualité technologique hors du commun.

Les journées de dimanche et lundi à Kaboul et à Washington D.C. ont été en un sens l’acte décisif de cette rupture. Elles ont montré à tous la vérité-de-situation en Afghanistan, c’est-à-dire la vérité-de-situation qui existe aux marges du territoire de la matrice de la Grande-Crise (chez nous, en Europe et aux USA), et par conséquence indirecte mais terriblement pesante, la vérité-de-situation régnant sur ces territoires de la Grande-Crise (voir l’article de Nebojsa Malic : « L’échec de la NARRATIVE américaniste en Afghanistan est pire que l’échec militaire, – Maintenant, le monde entier sait que le roi est nu »).

La narrative explosée, on prêtera simplement attention aux manœuvres sommes toute assez naturelles qui ont lieu autour de l’Afghanistan, en Afghanistan même, entre l’Afghanistan taliban et le reste autour de lui. Il semblerait assez logique de conclure à ce point que l’Afghanistan des talibans va s’occuper de lui-même, de ses proximités économiques et culturelles, plutôt que développer des aventures extérieures coûteuses et dangereuses dont les américanistes-occidentalistes ont si grand’peur qu’ils tremblent parfois comme des feuilles en automne, qu’ils ramassent à la pelle...

On est conduit alors à constater que les talibans la jouent plutôt finaude, au grand dam des “valeurs” occidentales. Ils ont assuré aux Chinois qu’ils ne soutiendraient en aucune façons les organisations terroristes recrutées chez les Ouïghours, et aux Russes la même chose pour les Tchétchènes. Cela justifie largement cette observation d’une source russe indépendante, discrètement nichée à Bruxelles et qui assure savoir lire dans les pensées de Poutine et de Xi conjointement :

« Si les talibans jouent bien leur jeu avec la Chine, la Russie et leurs autres voisins, ils peuvent ridiculiser les 9,4 $milliards de leurs avoirs [évidemment dans des banques US] que les USA ont bloqués, pour évidemment les voler indirectement comme ils ont l’habitude de faire. La meilleure forme de revanche est le succès [économique dans ce cas] et les talibans ont ce qu’il faut dans leurs mains pour y parvenir. »

Une précision anecdotique assez goûteuse concerne le “chef de l’Etat” afghan, de l’ex-régime, une épouvantable marionnette par rapport à son prédécesseur Karzaï. Quoique corrompu comme il se doit, mais plutôt par ses activités familiales (son frère naviguait dans l’opium), et bien qu’agent de la CIA rétribué pendant longtemps, Karzaï termina sa carrière dans les oripeaux d’un président extrêmement exigeant, populiste et antiaméricaniste, parfois même applaudi par les talibans ! Achraf Ghani, par contre, est le corrompu de l’espèce classique et déplorable, fuyant au Tadjikistan dans un hélico, le cul assis bien serré sur deux valises bourrées de dollars.

En 1989 Ghani était jeune journaliste, certainement déjà sur la liste de paye de la CIA. Il publia le 15 février 1989 un article dans le Los Angeles Times où il écrivait fort justement que le retrait soviétique d’Afghanistan annonçait la chute de l’URSS. Si ce ne fut pas la cause principale, la guerre soviétique en Afghanistan contribua à la chute de l’URSS, et l’article de Ghani méritait d’être signalé...

D’où ma question : Ghani va-t-il écrire un article pour nous annoncer que la défaite des USA en Afghanistan annonce la fin des USA, ce qui me paraît à la fois honorable, réjouissant et logique ? Dans tous les cas, Robert Bridge n’hésite pas et il le publie, lui, cet article-là annonçant qu’il est bien possible que...

« Les horreurs de la guerre mises à part, une autre question qui doit être abordée est la suivante : “Que va-t-il advenir de la superpuissance américaine ? Les futurs historiens verront-ils dans la défaite désastreuse de l'Amérique en Afghanistan, car il n’y a vraiment pas d'autre façon de la décrire, la principale raison de son déclin et de sa destruction finale ? Après tout, selon certains historiens, l effondrement de l’Union soviétique a été déclenché par sa propre longue guerre d'Afghanistan (1979-1989). 

» La théorie est tentante, si l’on considère que, deux ans seulement après la fin de la guerre en Afghanistan, l’Union soviétique était reléguée aux poubelles de l’histoire. Seul un individu totalement immergé dans le mythe de l’“exceptionnalisme” américain refuserait de croire qu’un tel effondrement catastrophique pourrait également frapper les États-Unis, qui, soit dit en passant, ont dépensé quelque 2 000 $milliards contre le pays invaincu, baptisé “le cimetière des empires”, uniquement pour pouvoir y creuser sa tombe. »

Pour aller au-delà et terminer ce compte-rendu “du jour” sur une interrogation d’au-delà de la propagande du ras-des-pâquerettes, on peut se référer à une réflexion du philosophe Slavoj Zizek, dont voici un extrait. Il s’agit d’une interrogation sur ce qu’il juge être la capacité, l’endurance, la résilience, le sacrifice des guerriers talibans au combat.

Dans ce passage, je me demande si ce que Zizek désigne comme “idéologie”, dans lequel il place un peu audacieusement la foi [des talibans, dans ce cas] tout en pensant, j’imagine volontiers, qu’on pourrait y mettre le marxisme, ne revient pas au “sacré” et au “sens” dont l’absence qui nous écrase aujourd’hui est largement dénoncée par des philosophes et intellectuels français comme Patrick Buisson, Michel Onfray et d’autres. Poser la question, c’est y répondre [disons subrepticement plutôt qu’hypocritement, par respect pour l’auteur], cela bien dans les usages de nos pages. Enfin, la référence à Foucault et l’Iran montre bien combien les réflexions venues de milieux le plus souvent opposés peuvent être proches de se rejoindre par instants. (Zizek proche des déconstructionnistes type-Foucauld, lesquels ne sont pas ma tasse de thé.)

« Cependant, toutes ces explications semblent éviter un fait fondamental qui est traumatisant pour la vision occidentale libérale. Il s'agit du mépris des talibans pour la survie et de l’empressement de leurs combattants à assumer le “martyre”, à mourir non seulement dans une bataille, mais aussi dans des actes suicidaires. L’explication selon laquelle les talibans, en tant que fondamentalistes, “croient vraiment” qu’ils entreront au paradis s’ils meurent en martyrs n’est pas suffisante car elle ne saisit pas la différence entre la croyance au sens de la perspicacité intellectuelle (“Je sais que j’irai au paradis, c’est un fait”) et la croyance en tant que position subjective engagée.

» En d’autres termes, elle ne prend pas en compte le pouvoir matériel d’une idéologie, – dans ce cas, le pouvoir de la foi, – qui n’est pas simplement fondé sur la force de notre conviction mais sur la manière dont nous sommes existentiellement engagés dans notre croyance : nous ne sommes pas des sujets choisissant telle ou telle croyance, mais nous “sommes” notre croyance dans le sens où cette croyance imprègne notre vie.

» C’est en raison de cette caractéristique que le philosophe français Michel Foucault a été si fasciné par la révolution islamique de 1978 qu'il s’est rendu deux fois en Iran. Ce qui l'a fasciné là-bas, ce n’est pas seulement l’attitude d’acceptation du martyre et l'indifférence à l'égard de la perte de sa propre vie ; il était “engagé dans un récit très spécifique de l’‘histoire de la vérité’, mettant l’accent sur une forme partisane et agonistique de l’expression de la vérité, et sur la transformation par la lutte et l’épreuve, par opposition aux formes lénifiantes (pacificatrices, neutralisatrices, normalisatrices) du pouvoir occidental moderne. La conception de la vérité à l’œuvre dans le discours historico-politique, une conception de la vérité comme partielle, comme réservée aux partisans, est cruciale pour comprendre ce point”. »

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