Trump-JSF : Love story invertie

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Trump-JSF : Love story invertie

Depuis qu’il s’en est pris au F-35 (JSF) par sa méthode favorite du tweet, Trump ne lâche plus sa proie. Il est remarquable que, dans le cadre de sa volonté de réformer le Pentagone, – volonté en général commune à tous les présidents-élus, et débouchant sur un Grand Rien, – Trump s’en soit pris nommément et directement au symbole intouchable et sacré, colossal, gigantesque et himalayesque, à la fois de la nécessité de réforme du Pentagone et de l’impossibilité de réformer le Pentagone. Cela ne promet rien, aucun résultat assuré, aucun effet concret, tant il faut considérer le Pentagone comme une des forteresses caparaçonnées, inviolables, verrouillées à double tour comme en sait fabriquer le Système ; cela n’interdit pas aussi la possibilité même très minime de prolongements extraordinaires, inattendus et imprévisibles. Il est impératif de reconnaître à Trump qu’il s’est lancé dans cette voie sans la moindre retenue qui ferait aussitôt parler de manœuvre sans lendemain, d’une façon publique et tonitruante, d’abord par des déclarations à l’emporte-pièce (caractère évident du tweed, vu sa brièveté), en dépassant le simple effet d’annonce par des démarches plus concrètes. L’ensemble de l’affaire confirme la marque extraordinaire de cette transition où le président-élu prend directement le pouvoir, avant d’être investi, et agit directement sur les affaires les plus importantes, sous le regard attentif de l’excellent Obama, en train de calculer, à Hawaii, en vacances, son coup gagnant sur son parcours de golf quotidien.

Le cas du F-35 est le plus remarquable à cet égard, si l’on considère les prolongements. Le programme est certainement le point de politique qui a été l’objet du plus grand nombre de tweet “trumpien“ d’une part, et de réactions structurées d’autre part, avec des rencontres entre Trump et les constructeurs aérospatiaux, avec des discussions portant non pas sur les seuls principes et sur les seuls vœux en général pieux mais bien sur des perspectives précises. (Il y a notamment l’évocation très précise d’une alternative au F-35, précisément identifiée, sinon quasiment commandé dans le principe pour que l’étude rapide en soit faite, – et l’on verra plus loin les perspectives et les caractères de l’exercice.)

Inutile de dire, parce que ce serait se répéter, mais finalement la répétition vaut d’être faite pour bien mesurer l’importance de l’événement, qu’il s’agit d’une attitude et d’une méthode qui n’ont absolument aucun précédent dans le comportement d’un président-élu pour la période de transition. Dans ces périodes, le président-élu ne s’occupe que d’organiser son équipe pour son administration, et tout au plus fait-il des déclarations assez vagues sur sa future politique générale. Au contraire, Trump agit sur des points précis, dans nombre de domaines dont certains ne sont pas de sa compétence directe mais de celle de ses ministres, – et nous disons bien ceci : non seulement il parle (il tweete), mais il agit. Pour l’instant, nous constatons la chose, qui est sans précédent, sans nous prononcer sur sa vertu, sur sa durabilité, sur sa substance, etc. On rappelle ces faits, pour montrer combien tout, dans cette période, est sans équivalent ni précédent aux USA comme dans n’importe quelle démocratie présidentielle, – mais surtout aux USA ; combien il est sans précédent ni équivalent également que le président-élu se comportant ainsi bien au-delà de cet état de président-élu, soit en même temps l’objet d’une contestation féroce et furieuse de sa légitimité, également sans précédent ni équivalent, sans que ceci soit la conséquence de cela puisque les deux situations évoluent sans aucune relation entre l’une et l’autre.

• On rappellera ici quelques éléments sélectionnés du dossier du président-tweet & conséquences, face à la Bête, le “Moby Dick du Moby Dick”, – ce F-35 accouché, ou en cours d’accouchement depuis 23 ans du Pentagone : « Moby Dick, dans notre jargon, c’est le Pentagone, tel que le désignait en 1998 le secrétaire à la défense William Cohen à l’intention de James Carroll. Le même surnom peut aussi bien être donné, pour ce qui est des programmes, au JSF, notamment lorsqu’il est vu par le GAO. » (On laisse de côté les tweets eux-mêmes, qui reprennent ou annoncent certaines des nouvelles rapportées ici.)

• Le 21 décembre, Trump rencontre les CEO de Lockheed Martin (LM) et de Boeing. (Il faut rappeler que Trump a aussi parlé de Boeing dans des termes peu amènes dans le premier tweet du domaine aérospatial/Pentagone.) Il leur parle à ces grands dirigeants en termes très aimables et s’accorde avec eux pour conclure que cette industrie aérospatiale est véritablement un fleuron de la puissance US et qu’on y veillera... « In addition, the president-elect said he was negotiating with Lockheed to get cost reductions "done beautifully" on the F-35 joint strike fighter. » (Defense News, le 21 décembre.)... (Parallèlement on apprend que toutes ces péripéties, depuis le premier tweet de Trump, ont couté à LM, en pertes boursières, $1,2 milliards.)

• Le 22 décembre, Trump reçoit une délégation de l’USAF dans laquelle s’est glissé le chef du JSF Program Office au Pentagone : « President-elect Donald Trump on Wednesday met with a team of military leaders, including Air Force leaders and acquisition officials. The team included Air Force Vice Chief of Staff Gen. Stephen Wilson, Air Mobility Command chief Gen. Carlton Everhart, F-35 program executive Lt. Gen. Chris Bogdan, and Deputy Chief of Staff for Strategic Deterrence Lt. Gen. Jack Weinstein, according to a pool report of the briefing released by Politico. [...]Trump said after the meeting he was “trying to get costs down,” primarily of the F-35. »

• Winslow Wheeler, ancien leader du groupe dit des-“Réformateurs” du Pentagone, est sorti de sa retraite pour publier un article qui met à mal les chiffres des prix des différentes versions du JSF que LM vient de publier, lesquels présentent une vision très paradisiaque de la situation : « Les prix officiels affichés du F-35 sont bidons », dit le titre de son article. Dans le même sens, des rumeurs venues des mêmes milieux annoncent qu’une possibilité pour Trump serait d’aller chercher Pierre Sprey, l’un des rares membres des “Réformateurs” des années 1970-1980 encore en activité pour lui donner un poste au Pentagone : n°2 au côté du général Mattis, ou, mieux encore, un poste créé pour lui de chef de la réforme du Pentagone, indépendant de toute hiérarchie bureaucratique, s’occupant spécialement de la supervision, hors-militaires et hors-LM, du programme F35.

• La dernière nouvelle de la saga vient de BreitbartNews, qui suit les tweets de Trump, et annonce que Trump a engagé des pourparlers avec Boeing pour la définition et la proposition d’une alternative au F-35 basée sur le F-18 Super-Hornet de Boeing, un Super-Super-Hornet : « Lockheed Martin CEO Marillyn Hewson is seeing what Donald Trump may be prepared to do to get military procurement costs down. “Based on the tremendous cost and cost overruns of the Lockheed Martin F-35, I have asked Boeing to price-out a comparable F-18 Super Hornet!” Trump writes on Twitter. »

Cette activité montre que le président-tweet est désormais au-delà des tweets par rapport au programme JSF/F-35, qu’il est désormais passé en phase active. Et il a l’air diablement sérieux, surtout considérant la dernière nouvelle disant qu’il a contacté Boeing pour que la grande firme de Seattle-Chicago lui ponde un Super-Super-Hornet. Il a l’air diablement sérieux lorsqu’on lit le commentaire de Loren B. Thompson dans Forbes, Loren B. étant l’archétype du défenseur-consultant stipendié du F-35 since the Day One... Car voilà, surprise surprise et mesure de la panique régnant chez LM, que Loren B. ne met pas du tout en cause Trump, mais au contraire affirme que Trump a raison, et que le gaspillage existe certes dans le cas du F-35, mais que tout cela vient du Pentagone, pas de LM...

« The F-35 fighter is a technological marvel. It will preserve America's global air dominance through mid-century while sustaining tens of thousands of U.S. manufacturing jobs. Many of those jobs will result from selling the plane to allies such as Britain and Israel. However, President-elect Trump is right in saying the program doesn't need to cost as much as it does... [...]

» For instance, 20-30% of the price for each fighter results from having to comply with government regulations that don't exist in the commercial world. If Boeing's jetliner unit had to follow the thousands of regulations military contractors do in developing products, it would soon be out of business. Its prices would be too high. [...] I have been a consultant to Lockheed Martin since it won the F-35 contract fifteen years ago, and thus have been listening to company execs complain for many years about all the money that gets wasted on unnecessary requirements like how many flight tests must be conducted. They knew from Day One that 8,000 flight tests weren't needed to develop a next-generation fighter... »

Désormais, c’est donc chacun pour soi contre le monstre-Trump, le nouveau Moby Dick contre les divers Moby Dick qui naviguaient jusqu’ici sans être trop inquiétés. En quelques passing-shoots et volées gagnantes de tweets, Trump a divisé ses adversaires, l’énorme coalition du complexe-militaro-industriel (CMI), au moins en trois : LM, Boeing et le Pentagone.

• LM dit qu’il fait tout assez bien en ce moment mais qu’il ferait infiniment-beaucoup-mieux s’il n’avait pas le Pentagone et ses exigences bureaucratiques, ennemis des businessmen efficaces (clin d’œil au président-élu), dans les pattes.

• Le Pentagone dit qu'il ne dit rien sinon qu’il a raison contre les autres minus de l’industrie, point-barre, parce que c’est lui le Pentagone et qu’il est le plus fort, point-barre. Il envoie autant d’étoiles de généraux qu’il faut pour confirmer le point-barre.

• Boeing ne dit rien mais exulte, malgré les articles qui fleurissent pour dire qu’on ne replace pas l’irremplaçable, ditto le JSF. Boeing a depuis longtemps des alternatives au JSF dans ses cartons, des Super-Super-Hornet, voir des Super-Super-Super-Hornet. Au départ, le Hornet est un fer à repasser, le Super-Hornet un super-fer à repasser, mais cela vaut toujours mieux qu’un fer à repasser ultra-sophistiqué qui ne vole que pour faire des plis supplémentaires dans le linge qui lui est soumis. (Boeing avait déjà proposé au Canada une alternative au F-35 dont les Canadiens de Trudeau Junior ont finalement choisi de confirmer la commande, avec la finesse qui les caractérise.)

Toutes ces réactions montrent encore plus qu’on ne croit que le président-élu est encore plus sérieux qu’on ne croit, dans tous les cas dans cette affaire du F-35/JSF qui est encore plus déstabilisante qu’on ne croit. Que ne croit-on, ces temps derniers ! Les réactions des principaux acteurs montrent, outre leurs divisions, leur orientation similaire forcée vers une remise en question du programme (chacun voyant cette remise en question évidemment à son avantage). Cela signifie la perspective d’une grave secousse tellurique dans la bureaucratie transversale du CMI (qui va du Pentagone aux constructeurs et aux commentateurs divers), en même temps que dans tous les réseaux de l’alliance bloc-BAO/OTAN qui se trouve également engagé avec la vista qui la caractérise dans le programme JSF.

Ce qui a sauvé jusqu’ici le JSF, c’est l’immobilisme absolu, boueux, quasiment marécageux quoique avec quelques bulles pour amuser la galerie, d’un consensus absolument aveugle, sourd et muet, transférant toute sa pensée à la narrativite de l’exceptionnalité de cette catastrophe technologique majeure qu’est le JSF. Faire bouger cette monstrueuse usine à gaz paralysée, c’est courir un risque formidable, c'est-à-dire lancer l'enjeu colossal de la déstabilisation majeure, non seulement du programme (cela va de soi), mais du Pentagone dans son entièreté tant le JSF est l’une des poutre-maîtresses de sa méthodologie et de sa puissance, c’est-à-dire de la corruption et du gaspillage absolues qui caractérisent la gestion générale de la chose (le Pentagone) et qui affectent bien entendu bien d’autres programmes qui suivent la philosophie-JSF...

Reste à voir si Trump ira jusqu’au bout et ne lâchera pas le morceau qu’il tient aujourd’hui dans sa gueule devant la crainte des conséquences qui vont apparaître de plus en plus visiblement. Cette orientation actuelle prise avec le JSF contient quelques ingrédients de cet “American Gorbatchev” qu’il pourrait être, Trump, exposant la possibilité d’un effondrement du Système, ici la partie du Système que constituent le CMI et le Pentagone, et au-delà avec les enchaînements. Observons la suite du programme, en n’entretenant pas trop d’illusions quoique... – et, dans tous les cas, en savourant le plaisir de voir la panique et la division que suscite ce coup de pied tweeté dans la fourmilière endormie dans le sommeil bienheureux et innocent de la surpuissance impuissante.

 

Mis en ligne le 14 décembre 2016 à 12H22

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