Prince Bandar, manipulateur manipulé ?

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Prince Bandar, manipulateur manipulé ?

On a vu dans nos Notes d’analyse du 26 décembre 2013 le rôle que joue Paul Sperry dans l’actuelle polémique autour des 28 pages classifiées du rapport du Congrès de 800 pages établi en 2002 sous l’intitulé officiel de Congressional Investigative Report on 9/11 – Joint Inquiry into Intelligence Community Activities Before and After the Terrorist Attacks of September, 2001. Sperry est un expert de la Hoover Institution, spécialiste des médias mais aussi des intrigues et connexions du monde musulman, particulièrement l’Arabie Saoudite, vis-à-vis des USA. Comme on l’a également lu, certaines appréciations polémiques le mettent proche de l’influence israélienne et de l’AIPAC ; il a publié deux livres, Infiltration and Muslim Mafia, dénonçant la pénétration musulmane aux USA, et cette orientation alimente évidemment les soupçons mentionnés précédemment. Ici, nous ne nous intéressons pas à la polémique qui entoure son rôle et sa position, ainsi qu’à la question des 28 pages du rapport du Congrès gardées secrètes et que les parlementaires Lynch et Jones voudraient voir déclassifiées.

Nous nous intéressons à un aspect spécifique de l’article de Sperry publié dans le New York Post du 23 décembre 2013 (également référencé dans notre texte cité). Cet article n’a été considéré qu’en fonction de la polémique générale des 28 pages classifiées, mais l’autre aspect intéressant qui nous arrête se trouve signalé dans le titre lui-même de l’article, par une question complètement d’actualité et qui ne concerne plus les conditions de l’attaque 9/11 spécifiquement : «Do the Saudis really control the terrorists they court?» En effet, son article du New York Post, s’il reprend nombre d’éléments qu’on trouvait déjà dans un premier article de lui le 16 décembre 2013 sur le site Family Security Matters, y ajoute cette dimension inédite que signale le titre.

Sperry développe donc diverses considérations sur le rôle des Saoudiens lors de l’attaque du 11 septembre 2001, diverses circonstances de l’époque, l’affaire de la classification des 28 pages par GW Bush, etc. Il en arrive aux dernières péripéties, qui concerne les efforts faits, selon lui, par les Saoudiens et Prince Bandar, pour ne pas être impliqués dans un autre rapport sur 9/11 qui suivit celui du Congrès, le grand rapport de la Commission spécialement mise en place pour investiguer sur 9/11. Il précise ceci :

«The congressional report safely sealed up, the Saudis had only the 9/11 Commission Report to worry about — and, lo and behold, it cleared the Saudis (even though the commission director never let investigators see the 28 pages from the earlier congressional report). Upon its release, Bandar clucked that the panel exonerated the Kingdom, not to mention himself, conveniently.

»The report curiously leaves out evidence tying Bandar and his wife to the hijackers through a Saudi bag man, Osama Bassnan, who received personal checks from the Bandars while handling the hijackers in San Diego. Bandar appears a few times in footnotes, and only in passing. The Bandars claim the checks were “welfare” for Bassnan’s supposedly ill wife, and that they did not know what Bassnan was really up to...»

C’est alors, que Sperry change complètement d’approche et entreprend, justement, de justifier le titre qu’il a donné à son article... Après nous avoir laissé entendre que la duplicité des Saoudiens est un fait avéré, que Bandar est le plus coquin d’entre tous ces coquins, il se tourne vers une autre hypothèse : coquins, certes, qui en douterait, mais peut-être coquins imprudents et irresponsables, et coquins naïfs au bout du compte... Reprenons la dernière phrase de la citation ci-dessus pour la lier à ce qui suit de façon directe, et qui termine le texte... «The Bandars claim the checks were “welfare” for Bassnan’s supposedly ill wife, and that they did not know what Bassnan was really up to. Maybe so. The Saudis have a history of turning a blind eye to the extremists among them, funding radical mosques as a way of placating their population and keeping themselves in power. But even if you take Bandar’s ignorance at face value, as he sows the wind, we reap the whirlwind.

»Last year, Bandar was promoted to chief of Saudi intelligence. Saudi Arabia very much wants to see Bashar al-Assad removed from power in Syria. Bandar, frustrated with Obama’s inaction, has been letting Saudi jihadists cross the border to fight in the civil war — and has been funneling arms and support to the Islamic Front rebel group, according to the Daily Beast, weapons that can easily end up in the hands of al Qaeda.

»Bandar also has pushed Russia to drop its backing of Assad. In August, according to the Telegraph, he gave President Vladimir Putin both a carrot — oil deals — and a stick: “I can give you a guarantee to protect the Winter Olympics next year,” Bandar allegedly said. “The Chechen groups that threaten the security of the games are controlled by us.” By Chechen groups, he means Islamic terrorists — just like the ones who bombed the Boston Marathon. It’s a startling, shocking admission.

»Which is the more scary scenario? That members of the Saudi government provide funding to al Qaeda and other terrorist groups but can’t control them — or that they can?...»

Quelles que soient les intentions de Sperry, sa duplicité éventuelle selon ses accusateurs, tout cela n’empêche en rien que l’hypothèse («Do the Saudis really control the terrorists they court?») est particulièrement intéressante et beaucoup moins improbable et farfelue qu’on pourrait croire. Elle rejoint la thèse générale qui avait cours à la fin des années 1970, lorsque les efforts financiers de l’Arabie en faveur des mouvements terroristes islamistes commençaient à être connus du public, jusqu'à l’incident de La Mecque de 1979 où des islamistes se regroupèrent dans les lieux saints après avoir attaqué les services de sécurité et la foule des pèlerins. La thèse exclusive était alors que les Saoudiens finançaient nombre d’extrémistes islamistes pour acquérir leur bienveillance et éviter qu’ils interviennent contre leur régime. Dans ce cas, bien entendu, il était évident que les Saoudiens ne contrôlaient personne sauf, espéraient-ils, ces islamistes dans la seule hypothèse de les décourager de s’en prendre au régime saoudien. Vivant dans une paranoïa permanente née de leur légitimité douteuse, les dirigeants saoudiens comprenaient qu’ils étaient, à la fois (et contradictoirement en un sens) à cause de leur conservatisme immobiliste et à cause de leurs liens avec les USA et la modernité occidentale, la principale cible potentielle des terroristes radicaux, – réels ou hypothétiques, peu importe, la paranoïa suffisant à cet égard. Raisonnant selon la référence principale de leur dynastie conduite à la situation où elle se trouvait, référence de l’argent et nullement de la légitimité, ils jugeaient que la seule façon de convaincre ces terroristes de ne pas s’en prendre à eux était de leur devenir indispensables ; il fallait que ces terroristes eussent intérêt à les voir prospérer puisqu’ainsi ils conserveraient ainsi la source centrale de leur financement. Ainsi était perçue, dans les années 1970, le soutien saoudien aux terroristes.

La guerre d’Afghanistan, dans les années 1980, modifia assez nettement cette perception. Les Saoudiens jouèrent un rôle central, avec le directeur de la CIA Bill Casey et avec les Égyptiens, dans la mise en place, le soutien, le recrutement, le renforcement constant des moudjahidines luttant contre les Soviétiques. Alors commença à prendre le dessus l’autre explication du soutien des dirigeants saoudiens aux terroristes : la dimension religieuse, éventuellement extrémiste (salafisme), au regard de la lutte des moudjahidines afghans qui n’étaient plus alors, dans cette représentation-là, des patriotes afghans luttant contre l’oppresseur russe mais des combattants musulmans croyants et croyants zélés engagés contre les communistes athées. La répartition des aides selon les groupes de moudjahidines et leur statut religieux en Afghanistan (par exemple la méfiance à l’encontre de Massoud et inversement) rendait parfois compte de cette dimension. On comprend que les événements des années 1990 et surtout après le 11 septembre 2001 ont largement renforcé cette thèse, cet argument, si bien qu’on n’évoque plus que lui pour expliquer l’attitude de la direction saoudienne alors que persiste le jugement justifiée que cette monarchie est décadente, peureuse, corrompue jusqu'à la moelle, paranoïaque, etc. Un cloisonnement s’est mis en place, sous la pression de la narrative dominante du fait religieux et intra-civilisationnel (“le choc des civilisations”) pour expliquer les événements, et l’explication générale admise pour expliquer le comportement saoudien est l’extrémisme religieux.

L’évidence montre que les deux arguments cohabitent, que la paranoïa et la corruption de la direction saoudienne n’ont cessé de se renforcer et que, par conséquent, l’argument “défensif” des années 1970 est plus que jamais valable. La prédominance écrasante de l’argent comme moyen d’action, voire comme mesure de toute politique, va avec cette situation, et il accompagne en la renforçant constamment l’absence de légitimité qui nourrit le mépris et la piètre considération des gens dotés de fortes convictions avec lesquels traitent les Saoudiens. On peut avancer l’hypothèse que cette situation autorise complètement à admettre que cet argument est toujours valable, et qu’il cohabite avec l’argument “offensif” du prosélytisme religieux, qui témoigne parfois, aujourd’hui, dans le comportement saoudien, d’une sorte d’emportement confinant à l’ivresse et présentant une réaction invertie de la paranoïa plus forte que jamais. A cette lumière, la question posée par Sperry prend toute son importance et acquiert un crédit certain : effectivement, les Saoudiens peuvent affirmer qu’ils contrôlent les terroristes, et ils peuvent même le croire, tandis que les terroristes, après avoir vérifié l’état de leurs comptes en banque, agissent selon leurs propres buts et leurs propres intérêts, sinon leurs propres stratégies s'ils en ont. Prince Bandar est le personnage idéal pour cette hypothèse : expert machiavélique en manipulation “à l’occidentale“, extrêmement américanisé mais conservant jalousement son apparence de musulman connaisseur des arcanes de son monde, il est remarquablement efficace dans la pratique des relations publiques, activité également très “occidentale”, et dans l’art de la manipulation de ses “amis” (les Bush, la CIA, etc.) si satisfaits d’avoir “leur musulman” et de pouvoir croire qu’ils y comprennent enfin quelque chose. On peut même observer que certains de ses actes récents, où il a été un petit peu trop loin, font penser que le personnage perd de plus en plus le sens de la mesure et des réalités possibles. Cette situation en fait d’autant plus l’objet assez malléable de manipulations de la part des gens qu’il (Bandar) croit manipuler de l’autre côté, – dito, les terroristes. Ainsi pourrait-on juger que l’hypothèse de Sperry n’est pas déplacée.

On peut même avancer une hypothèse de plus, fondée sur la perception très récente d’une certaine connivence entre les Russes et les Israéliens. On en a signalé quelques éléments précis, notamment dans notre texte du 11 décembre 2013, avec les récentes visites de Netanyahou et du ministre des affaires étrangères (juif d’origine russe) Lieberman à Moscou. La question qui se pose alors est celle que Sperry pose lui-même en titre de son article, et dont Russes et Israéliens pourraient avoir conclu à une même réponse positive : oui, les Saoudiens financent les terroristes et croient les contrôler, alors qu’ils ne les contrôlent pas tant que cela, sinon absolument pas. (On pourrait s’interroger sur les arrière-pensées de Poutine lorsqu’il a reçu à deux reprises Bandar, fin juillet et novembre à Moscou, et Bandar déclarant qu’il fait ce qu’il veut des terroristes tchétchènes islamistes...) La démarche de Sperry dans son article du 23 décembre s’accorderait alors complètement, mais pour un autre propos bien plus actuel que la responsabilité de 9/11 (tout en n’enlevant rien de son rôle dans cette affaire qui reste en cours), avec les accusations portées contre lui de liens avec la fraction pro-israélienne à Washington. Et la conclusion serait alors que cette situation hypothétique mais très possible du terrorisme à la fois financé et incontrôlé est un facteur de plus à ajouter dans l’observation générale du désordre massif et quasiment universel qu’est devenue la situation de notre monde antipolaire. Cette remarque vaut d'autant plus que le terrorisme lui-même est touché par cette dérive vers le désordre, aux dépens d'objectifs précis et structurants de leur action.

 

Mis en ligne le 27 décembre 2013 à 08H43