Ode attristée à Bernie Tsipras

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Ode attristée à Bernie Tsipras

14 juillet 2016 – On n’en finirait pas de sarcasmer et de sarcastiquer à propos du sort du malheureux, s’époumonant dans une sorte de gelée furieuse faite de sourires forcée et de lyrisme bazaroïde, avec à côté de lui son flic-de-la-pensée, l’étrange et complètement robotisée Hillary qui, on l’a décompté dans une vidéo désormais fameuse, a hoché la tête en signe d’approbation 406 fois durant le discours de sa victime achevée sans pitié, pour souligner les envolées conformes. Spectacle attristant qui m’a gêné plus qu’autre chose, moi qui suis d’une extrême sensibilité dans les instants tragiques.

J’ai éprouvé une grande tristesse et de la compassion pour ce gigantesque acte manqué, pour ce personnage soudain dégonflé comme une baudruche d’après-boire. Les lendemains qui chantent, tu parles... Qui a plus l’air d’un “bouffon”, comme ils disent, lui ou Trump ? Je n’aurais pas la cruauté de répondre, jamais, car l’on respecte et l’on se découvre, la tristesse au cœur, devant une ambulance qui passe au train d’un corbillard.

J’ai bien attendu deux jours après le faire-part de décès avant de m’y mettre. Sans le vouloir, le commentaire du chroniqueur est tombé un 14 juillet ; comme le temps, l’Histoire et la patience font bien les choses de l'écrit. Ce n’est pas pour dire : que le vieux Bernie n’ait eu l’audace de Danton (sans la corruption), que rien n’arrêtât sinon la guillotine de Robespierre qu’il n’aimait point ! Qu’il n’ait adhéré à l’idéologie glacée et impitoyable de Saint-Just, qui offrait le bonheur au monde nouveau comme on conduit ceux du monde ancien à la guillotine ! C’est comme cela qu’on fait les révolutions, avec le résultat qu’on voit, sans avoir froid aux yeux, en repoussant tous les compromis, à-la-Lénine, en se bol-ché-vi-sant...

Je me demande s’il y a cru vraiment, Bernie, à son aventure, s’il n’a pas été le premier stupéfait de la chaleur et de l’ampleur des foules qu’il soulevait, et soudain, de plus en plus, entraîné par elle mais en secret freinant des quatre fers. Secrètement, je crois qu’il a eu peur, secrètement, peur comme jamais Trump-le-bouffon n’aura. Certes, il en a honte, et comme on le comprend, et quel calvaire ce dût être pour lui de faire ce discours, sous le sourire vigilant comme un monstrueux .44 Magnum d’un cop flingueur-de-blacks de la robotique Hillary. Je ne peux m’ôter de l’esprit que cette séquence avait des allures soviétiques à peine postmodernes, vous savez les séances d’autocritique des déviants de la ligne du Parti, avant l’aller simple pour la Kolyma.

C’est pitié de le voir se décoiffer et se décomposer à mesure qu’il récite l’Ode à Hillary, d’entendre les réactions de la foule, ces maigrelets applaudissements qui sonnent comme un glas, avec la tonalité fausse qui ne dissimule même pas les “Ouh Ouh” des gens en colère. Certains disent que Bernie a été un manipulateur manipulé ou un manipulé manipulateur, d’autres qu’il a été acheté ou ramené manu militari à la raison. Je crois son histoire plus simple : celle d’un vieil homme nostalgique qui a cru sentir sa flamme se rallumer, qui s’est battu, parfois courageusement, pour l’entretenir, qui l’a vu soudain grossir, grandir, s’étendre, enflammer les plaines et les montagnes, et bientôt gronder comme un volcan ; que pouvait-il faire sinon capituler devant le Reine des Ténèbres ? Comme le directeur du FBI Comey selon Wesley Pruden (« La peur n’est pas du tout ce qu’une nation attend de son policier-en-chef, mais il semble bien que quelque chose a effrayé James Comey »), Sanders a eu peur. Nul qui est de ce monde n’échappe au courroux de la Reine des Ténèbres, et Sanders n’a pas l’inconscience, l’impudence, l’ardeur dévorante d’un Trump, cet homme des bois retaillés en gratte-ciel, qui n’a peur de rien ni de personne parce qu’il vient d’un autre monde.

Ainsi Sanders dans la peine m’a-t-il fait un peu penser à Tsipras revenant de Bruxelles, sourire crispé et mains moites : l’Orque est bien aussi effrayant que la Reine des Ténèbres... Si près du but, tout près du sommet où les attendent les idées justes et généreuses, comme les foules leur criaient et votaient, et soudain la dégringolade, la chute, le retour à ce qu’ils croient être la dure réalité ! Y ont-ils jamais cru, à ces foules enthousiastes qui semblaient les porter, ou bien naviguaient-ils dans l’éther parce qu’ils rêvent d’avoir la tête dans les étoiles et qu’ils croient que le sapiens, avec ses idées, peut aisément remplacer Notre-Père-qui-êtes-aux-Cieux ? Je crains beaucoup de l’alliance de l’idéologie qu’entretiennent les antiSystème de gauche avec le fait de l’antiSystème, si bien qu’on peut craindre parfois qu’être de gauche exclut d’être antiSystème jusqu’au bout... (Je précise à ce point, pour que l'on m'entende bien et que l'on évite de me quereller inutilement, que je parle de ces gens de gauche qui entendent être “de gauche” avant toute chose et avant tout, et donc d’être “de gauche” avant d’être antiSystème.)

Leur problème, aux antiSystème de gauche qui sont d’abord “de gauche”, c’est que le Système, s’il faut absolument l’identifier à des étiquettes idéologiques, s’est assuré la complicité active et intéressée d’une fausse droite (celle qui, du haut de sa bourgeoisie d’affaire, avait usurpé le beau linge de l’Ancien Régime pour instaurer la modernité) ; laquelle fausse droite n’a cessé d’utiliser à son avantage, parce qu’elles lui vont comme un gant, les “valeurs” de la gauche qui ont bien fait leur affaire, à elle et au Système, – après tout, le Système c’est la modernité toute simple. Du coup leur gauche, à cette fausse droite et au Système, n’a cessé d’aller de plus en plus à gauche en se battant contre les ombres de ses phantasmes dans l’inextricable imbroglio de la grande guerre Civile européenne où les rescapés de l’ancien régime usurpé et guillotiné furent souvent plus glorieux qu’elle, jusqu’à se retrouver dans le Goulag, et s’en échappant grâce au Système opportunément présent, et rencontrant alors bien des difficultés pour retrouver son bien (ses “valeurs” passées au Système) tout en se proclamant farouchement antiSystème. Depuis, la gauche antiSystème ne cesse de se battre en antiSystème contre les moulins à vent de Bruxelles tout en dénonçant les fantômes de ses anciens combat d’avant le Goulag, lorsqu’elle réclamait qu’on installât des moulins à Bruxelles. Ainsi la gauche dite-antiSystème se débat-elle d’un moulin l’autre, comme un pathétique Don Quichotte à qui l’on aurait ôté son Sancho Panza.

Si je m'autorise ces jugements, c’est parce que je dispose d’une certaine virginité politique qui me permet, avec aisance et intérêt je l’avoue, de porter beau dans cette recherche obscure du meilleur moyen de combattre la Chose affreuse qui nous écrase. Moi qui suis en tout un gaulliste de principe et de caractère, né d’une fureur apolitique et constitutive contre de Gaulle qu’il aurait pu lui-même éprouver, selon une cause perdue et déclarée mauvaise (l'“Algérie française”), puis incivique par indifférence de grand chic chez les adolescents et “moyennement démocrate” comme Volkoff, n’ayant voté qu’une fois dans ma vie, et fort mal, et puis encore soupçonné d’être un agent de l’Est ou de l’Ouest selon les saisons, moi je n’ai aucun mal à être antiSystème. Cette description rapide de mes “engagements” qui sont autant de maladresses que de haussements d’épaules sans réelle certitude idéologique de mon temps, et même méprisant la certitude idéologique dans mon temps, cette description disais-je explique bien qu’avant lui, avant le Système, avant la guerre ultime contre le Système, je n’ai jamais été fixé que selon une géographie souveraine porteuse d’une vieille histoire remontant le temps et le bannissant à mesure, chose qui n’est d’aucun parti, que ce fût à propos de l’Algérie, de la France, de l’Europe (lorsqu’elle était supportable), des USA et même de la Russie à partir de l’URSS. Les idées de la politique des sapiens, au point où l’on en est, ne m’inspirent guère confiance comme elles ne m'inspirèrent jamais vraiment, tant elles me semblent ne servir qu’à se donner l’un ou l’autre argument pour rompre après avoir lancé un défi au moulin de chaque époque. Ma seule certitude, à moi, c’est que le Système n’est pas un moulin, et qu’il faut autre chose qu’un Quichotte sans Panza pour y aller.

Je crains qu'Aléxis Sanders, comme Bernie Tsipras avant lui, ait un peu pris son moulin pour une lanterne et, comme dans l’affaire de l’enquêteur-Diogène, l’on cherche en vain l’effet de ses trouvailles pour ne trouver qu’une catastrophe qui ressemble à une trahison.