Les marmottages du “Che”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 1989

Les marmottages du “Che”

8 mai 2018 –“Marmottage” n’est pas un mot insultant mais plutôt amusant sinon sautillant malgré la marmotte, et on le prendra comme une image, indiquant plutôt le “marmottage” volontaire des idées parce qu’on se trouve dans la position de ne pouvoir dire clairement ce que l’on voudrait dire, et pour certains ce que l’on brûle de dire. Dans ce cas, le propos peut être clair et net, mais il exprime ce marmottage-là... Donc, rien d’irrespectueux.

Rien d’irrespectueux d’autant qu’il s’agit de Chevènement, dont on sait, ou dont on apprend pour certains, qu’il a rempilé dans le poste étonnant qu’il tint sous la présidence de François Hollande, d’une sorte de conseiller/d’envoyé spécial du président français pour les relations avec la Russie. C’est bien ce qui paraît étonnant, et de surcroit nullement l’impression d’un démenti du “Che”, de parler de cette position du temps de Hollande et de ce qui aurait été... comment dirait-on ? Ah oui, ce qui aurait été une “politique russe” de Hollande, comme si ce brave homme aurait pu avoir une “politique russe”... Dans tous les cas, “le Che” nous rassure : avec Macron, ce sera diablement différent, et nous lui laissons donc le surnom de “Che” gagné pendant la campagne présidentielle de 2002.

(Il apparaît clairement que c’est bien un rétablissement de la fonction et non une reconduction auquel on assiste. Il est manifeste, à l’entendre dire et laisser dire, que “le Che” n’a plus assuré quoi que ce soit de sérieux auprès de Hollande dans les dernières années. Il n’y avait vraiment plus rien à faire.)

Je connais un tout petit peu Chevènement. J’ai eu l’occasion de déjeuner à une table achalandée et bien fournie, avec des Régis Debray, Jean-François Kahn et bien d’autres, dans un restaurant très simple et très brasserie populaire, près de la salle où se tenait un symposium sur un de ces vastes sujets républicains et souverainistes, mâtinée de politique extérieure. Je fais de la fleur de rhétorique parce que j’ai un peu oublié les circonstances, sauf, je crois, que cela se passait au début de 2002, alors qu’un frisson passait dans le dos de ce qu’il y a de moins sot dans les salons parisiens, lorsque Chevènement-candidat à la présidentielle tint autour de 12% dans les sondages pendant quelques semaines. Il avait été fort aimable lors de son intervention d’ouverture du séminaire dont je vous parle, clamant devant une salle que vous imaginez ébahie, qu’il était le premier à lire dedefensa (papier) lorsqu’il arrivait au ministère de la défense du temps où il y était, et qu’il y trouvait beaucoup plus que dans les synthèse des services de renseignement. Moi qui venais de ma province, j’en fus étonné, flatté, gêné, toussotant et me rengorgeant, et ainsi de suite, – toutes les facettes de la nature humaine, vous voyez ? “Vous connaissez cette publication ?” me demanda ma voisine, une belle inconnue, à qui je répondis que “non, mais je ne manquerais pas de la lire pour voir un peu... Euh, il faut surveiller les lectures des ministres.”

Bref, j’avais un faible pour lui, et pas seulement à cause du bouquet de fleurs qu’il m’avait lancé par surprise, et je l’ai toujours. Par conséquent, je l’ai écouté attentivement lors d’une interview conséquente (18 minutes) lors du JT de RT-France, le 3 mai 2018. On comprend que “le Che” est en pleine effervescence, placé comme il est pour préparer la grande visite de Macron à Moscou et à Saint-Petersbourg à la fin du mois.

L’interview a constitué un exercice très particulier parce que, d’une part, l’intervieweuse de RT Stéphanie de Muru n’avait pas l’intention de laisser quoi que ce soit de côté, – ceci est à son honneur puisque, après tout, Chevènement est plutôt un ami de la Russie et qui s’affiche comme tel, ce qui est une denrée assez rare par les temps conformistes  qui courent avec un aplomb assez rare. Dans tous les cas, RT/Stéphanie de Muru démarre bille en tête et n’épargne rien à un homme qui est pourtant favorable à la Russie en abordant les sujets qui le mettent en difficultés par rapport à la ligne Macron, terriblement sinusoïdale ; et là, autant pour RT, “officine de propagande subventionnée par l’État”, qui n’a pas froid aux yeux et vaut mille fois nos si nombreuses “officines d’information financée par les loyales pratiques du Corporate Power”...

Je vais passer en revue quatre points délicats pour “le Che”, ou comment soutenir sans trop se corrompre soi-même la politique Macron quand elle est complètement politiqueSystèmedu bloc-BAO.

• On passe assez vite sur l’affaire Skripal où “le Che” laisse voir un certain scepticisme diplomatiquement affirmée tout en parlant de “nos alliés britanniques”, de l’OTAN et de l’UE, pour passer au chimique dans ses derniers avatars syriens. Après s’être félicité de la destruction de l’arsenal chimique syrien en 2013, Chevènement apprécie à propos de l’“attaque chimique” du 7 avril : « Maintenant, tout ce qui apparaît comme [long silence]  ... je dirais...[long silence] ...mettant en œuvre de telles armes est grave pour la sécurité internationale... » Que peut-on redire à cela ? On enchaîne sur une digression où il retrouve son allant, sur le danger, en général, d’utiliser des armes chimiques, sur l’OIAC dont il a signé la convention lorsqu’il était ministre de la défense, qui juge de l’emploi des armes chimiques et désigne les coupables.

• Là-dessus immédiatement, Stéphanie de Muru enchaîne sans qu’on puisse reprendre son souffle : « Cela ne vous a pas semblé prématuré de lancer cette attaque [de la nuit du vendredi-13], sans l’aval de l’ONU, sans l’enquête de l’OACI sur les responsabilités... » Il y a d’abord une longue introduction dans la réponse, d’ailleurs sollicitée par le rappel dans la question de sa démission comme ministre de la défense en 1990 avant la première guerre du Golfe ; cette introduction permet à Chevènement de condamner sans appel les guerres principalement US et catastrophiques contre l’Irak et ce qui a suivi, également de la part du bloc BAO, qui entraîne tout ce qui se passe aujourd’hui. Quant au sujet principal, la frappe de “la nuit du vendrei-13”, eh bien elle est expédiée d’une façon assez ambiguë par la notion surréaliste de “coup de semonce” contre on ne sait qui exactement, – nous sommes là en plein “marmottage” du sens du propos : « Je vous rappelle qu’il n’y a pas eu de victimes, que les Russes étaient avertis à l’avance et qu’elle valait coup de semonce devant ce qui semble bien être l’utilisation de chlore, c’est-à-dire d’armes chimiques qui peuvent quand même faire des victimes... » Puis, enfin débarrassé pour cet instant de la patate chaude par un propos anodin qui se garde bien d’en remettre sur toutes les versions officielles affirmées péremptoirement, autant que par l’étrange “coup de semonce” tiré contre le gouvernement syrien lors qu’on ne sait rien de clair à ce propos, on termine sur un superbe botté en touche : « Mais sur ces sujets-là, je fais confiance non seulement à l’OACI et à ses experts, mais aussi à la marche de l’Histoire, on y verra plus clair... »

 • Sur Lavrov dont on lui rappelle qu’il juge la présence des Occidentaux en Syrie comme une “occupation coloniale”, “le Che” répond, très offensif : « Je ne suis pas désireux de faire monter la tension, je considère Mr. Lavrov comme un ami, mais il n’est pas sérieux de prétendre que la position de la France serait une position coloniale tandis que celle de la Russie, qui doit avoir un contingent de 4 000-5 000 homme, ne le serait pas. Donc... » Le ton ne dissimule rien sinon que Chevènement a choisi d’être péremptoire parce qu’il est complètement piégé, espérant que le ton invitera à noyer le poisson cette fois d’un coup sec, en passant en force (c’est du “marmottage” qui ne marmonne pas). Chevènement a au début de l’entretien salué le propos de Macron en mai 2017 selon lequel il fallait parler également avec le gouvernement légitime de la Syrie. (Il est revenu là-dessus, Macron, notamment pour faire plaisir à Trump, puis il semble qu’il soit retourné à sa position originelle, – le plaisir de la ballade et l’art de la sinusoïde, – de parler avec Assad.)... Par conséquent et tenant compte de ce qu’il croit être la politique-Macron, sur ce point Chevènement est piégé par l’argument évident : la Russie a été appelée par le gouvernement légal de la Syrie à intervenir en tant qu’alliée et elle n’a donc pas une position “coloniale” ; la France pas une seconde et elle a donc bien une position “coloniale”. Sur ce terrain de la légalité internationale qui ne peut pas ne pas être sensible au légitimiste gaullien qu’est Chevènement, on passe parce que l’affaire est un peu trop délicate et l’exploration des détails le mettrait dans une bien mauvaise position alors qu’il est si plein de bonnes intentions.

• Quatrième et dernier point : les FakeNews, dont RT justement sinon principalement, parmi d’autres, est accusée d’être le porteur. Réponse assez dilatoire : « FakeNews, ça veut dire “fausses nouvelles, il y en a eu de tous temps, cela fait cinquante ans que je fais de la politique, alors... », bla bla bla. Suit une tirade plutôt vague et  convenue sur la nécessité pour les journalistes de faire leur métier, le plus objectivement possible, et notamment, – sinon, particulièrement, ce n’est pas dit explicitement, – RT bien sûr... Le cas n’est absolument pas précisé parce qu’il ne peut l’être tant il est simulacre, et à moins de clamer qu’il y simulacre ; là aussi, la patate chaude passe aux pertes et profits

Voilà, c’était à peu près tout... Le reste, sur les relations avec la Russie (économique, culturelles, politiques), sur les sanctions antirusses qu’il dénonce à plusieurs reprises, sur l’Ukraine (pas un mot sur la Crimée), l’Iran, la politique US et l’activisme d’Israël catastrophiques avec le risque d’un conflit avec l’Iran, etc. Chevènement est égal à lui-même comme ce que je jugerais être un antiSystème conséquent et sans prendre le moindre gant, célébrant la Russie, citant de Gaulle bien entendu, exaltant la proximité culturelle et européenne de la France et de la Russie (en étant sur les rives du Pacifique, la Russie a porté la civilisation européenne jusqu’aux confins de l’Asie) et ainsi de suite.

C’était bien une rencontre typique, que je décrirais en espérant que chacun garde à l’esprit l’estime que je montre pour le principal protagoniste. Chevènement est un homme honnête, de belle et bonne culture, avec de la hauteur de vue ; il a aussi l’usage de la politique et de la diplomatie, qui sont l’art de savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Je le sens bien, ici ou là, dans ses moments de silence, où il se retient de trop en dire ; le contraste est frappant, entre sa défense contrainte et laborieuse de l’attaque contre la Syrie (la nuit de vendredi-13) et le torrent de condamnation furieuse de toute la politique belliciste qui a précédé depuis la guerre du Golfe-I et cette attaque qui en est justement le dernier avatar en date. On le sent indirectement mal à l’aise avec ce président changeant constamment d’orientation et lâchant parfois des mots très rudes sur la Russie et Poutine, et la panégyrique que lui-même, Chevènement, fait de la coopération avec la Russie, du grand peuple russe, de l’amitié franco-russe...

C’est que les circonstances qu’on connaît et les soi-disant chefs que ces circonstances nous donnent conduisent à des politiques insaisissables dont nul ne sait à quelles pulsions elles répondent, qui semblent sans concepteurs et sans lendemain. Les clichés habituels, y compris ceux qui concernent la vassalité subornée de la France pour les USA et le monde anglo-saxon, n’ont pas leur place dans ce désordre incompréhensible et indescriptible, de bien au-dessus de nos esprits. Chevènement, homme de principe et de raison, sachant intelligemment lâcher un peu de lest pour garder son cap, tire son épingle du jeu quand c’est à lui de jouer, mais il est dépassé dès qu’il n’a plus la main et qu’il sort du jeu dont nul ne maîtrise les règles, ni ne les connaît d’ailleurs.

Je croirais bien volontiers que le voyage de Macron à Moscou et à Saint-Pétersbourg sera un beau succès et que Chevènement, à son terme, connaîtra quelques jours d’espérance. Puis le tourbillon crisique reprendra ses droits et, comme on dit, il (“le Che”) disparaîtra de l’écran-radar jusqu’au prochain rendez-vous où l’on parlera de nouveau de la grande amitié franco-russe, où il aura de nouveau un rôle de quelques jours à jouer, après qu’il lui aura fallu justifier boîteusement une nouvelle attaque contre la Syrie. Nous sommes comme le Loup de Vigny : « Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/ Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,/ Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Naturellement, il n’est nullement en cause, Chevènement. Il fait, seul au milieu des intrigants et des imbéciles, sa “longue et lourde tâche”. Il ne peut rien de plus parce que la politique a échappé à la maîtrise humaine et à la “raison raisonnable” de Maurras pour devenir ce tourbillon crisique où seuls les gredins sans conscience mais avec des couteaux à la ceinture comme des nageoires de circonstances évoluent comme des poissons pourris dans l’eau trouble.

J’en suis bien sûr, nous sommes dans une époque où, si le général de Gaulle vivait encore, il préférerait rentrer à Colombey-les-Deux-Églises avant l’inéluctable inculpation pour islamophobie (“Peyrefitte, je ne tiens pas à ce que Colombey-les-Deux-Églises deviennent ‘Colombey-le-Deux-Mosquées’”), plutôt que rester sur la nef des fous qui tourne en rond, tourbillon oblige, pour découvrir avec des “hourrah“ de bonheur l’Amérique au fond de son trou noir. Quant à moi, je vous le dis, la lumière de ce matin avec le ciel de ce bleu éclatant d’un autre temps me ramène à ma jeunesse algérienne, et je termine ici avant que l’une ou l’autre larme du souvenir vienne brouiller ma plume. “Le Progrès”, disent-ils... La “nostalgie infinie“, leur dis-je.

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