Les infortunes de leur vertu

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 2028

Les infortunes de leur vertu

S’il y a un dieu pour le déterminisme-narrativiste, manifestement il devait être hier au repos si l’on adopte le point de vue que nous suivons. Il y eut une occurrence qui, pour les esprits bien-faits, devrait s’avérer assez révélatrice, pour au moins une réflexion sur le fonctionnement du Système, éventuellement pour un bon rire réparateur.

Nous allons donc mettre côte à côte la dernière performance en date du SACEUR, le commandant en chef suprême des forces alliées en Europe, devenu fameux ces derniers jours et qui donnait une conférence de presse hier à Mons, à son quartier-général (SHAPE), et qui s’y montra plutôt penaud et effacé sous le regard assez peu chaleureux de son Secrétaire Général (de l’OTAN), cela venant après l’article du Spiegel et les effets qu’on en connaît ; et la publication d’un rapport du RUSI absolument britannique, qui vous affirme que tout, absolument tout ce qui a été dit sur l’infamie poutinienne et l’interventionnisme russe en Ukraine depuis plus d’un an est absolument confirmé, prouvé, plié, certifié d’un point de vue “opérationnel” observé scientifiquement et selon un esprit certainement indépendant. Ce que nous voulons mettre en évidence, c’est la contradiction fortuite et l’antagonisme chronologique accidentel entre les deux choses, et l’effet considérable que cela devrait produire chez tout esprit bien-né ; y compris du point de vue de l’ironie de la chose (surtout au vu [photos] de l’attitude de Breedlove durant la conférence de presse), tant il est vrai que “le rire est le propre de l’homme”. Pour cela, on utilisera et on citera deux textes, tous deux d’hier et comme illustrant un parallèle qui caractériserait ce monde étrange du système de la communication et son déterminisme-narrativiste en pleine action de surpuissance d’une part, la confusion extrême et la contradiction radicale auxquelles conduisent les accidents de collision frontale entre narrative et “vérités de situation” d’autre part.

• Le premier texte est de Bruxelles2 du 11 mars 2015, qui fait un rapport de la conférence de presse signalée plus haut, illustré de photos évoquant notamment la “gestuelle des corps” du général Breedlove décrite dans la citation. Bruxelles2, qui suit d’une façon détaillée mais sans méditation excessive les activités européennes et de l’OTAN, n’est certainement pas de tendance antiSystème tant s’en faut mais il montre, à une occasion ou l’autre, une ingénuité de cette sorte qui fait qu’on met les pieds dans le plat sans vraiment s’en apercevoir ni l’avoir voulu expressément, – mais faisant tout autant, sinon plus d'éclaboussures collatéralles que selon une démarche plus élaborée. Le compte-rendu est une description assez réaliste et sans vraiment de malice, mais éventuellement persifleuse comme on l’est en découvrant que le zèle excessif au service de la narrative nuit comme le fait l’excès en tout, surtout lorsqu’il est servi par la massivité intellectuelle d’un Breedlove. (On notera, pour bien fixer qu’il n’y a pas de dérive antiSystème dans ce rapport, que le fond de la narrative, – interventionnisme et présence russe en Ukraine, – n’est pas mis en cause, en même temps que le pauvre Breedlove est absolument mis en pièces pour sa dangereuse démarche de propagande, mensongère par conséquent, jusqu’à ce N.B. terminant le texte : «[A] terme, se pose aujourd’hui la crédibilité de l’Alliance et de son commandant en chef».)

L’extrait commence par une rapide description et citation de déclarations des deux intervenants, le SG et son SACEUR sur la situation en Ukraine, et notamment l’activité des soldats russes qui y pullulent, – mais tout de même un peu moins pullulant que le jour d’avant... «... Mais pour les informations précises, il faudra repasser. Le secrétaire général se montre très évasif devant les questions des journalistes. Le général Breedlove ne dit pas mieux… [...] Terminées les évaluations de “présence massive par dizaines de milliers de soldats Russes aux frontières”, les colonnes de chars russes, l’invasion possible par la Transnistrie, etc. Des déclarations exagérées, qui trouvaient généralement un démenti, dans les rangs même de l’OTAN. Quand on vérifiait les informations, auprès de sources occidentales dignes de foi, les chiffres étaient souvent revues à la baisse, divisées par 2 ou 3. La dernière intervention du chef militaire de l’OTAN, parlant de Washington, mercredi dernier, a fait monter la moutarde au nez de la chancelière Angela Merkel. Comme le détaille le Spiegel notamment, Berlin n’hésite pas à accuser le général – classé parmi les faucons à Washington, de “propagande dangereuse”.

»Le commandant en chef de l’OTAN a senti le vent du boulet politique. Et il est donc devenu plus flou. L’objectif de la conférence de presse, aujourd’hui, avait surtout une vertu interne à l’Alliance : montrer le secrétaire général aux côtés de son commandant en chef et rassurer les Alliés que le dispositif militaire reste sous contrôle civil — ce qui a semblé particulièrement absent ces derniers mois à l’Alliance —. Deuxièmement, préciser une bonne entente entre les deux. Ce qui n’était pas exactement visible …

»La gestuelle des corps était ainsi intéressante. Le commandant en chef de l’OTAN, quand le SG parlait, se dandinait tout d’abord, puis croisant les mains, humble, à côté de son pupitre, écoutant comme [ferait] un élève écoutant la leçon de son professeur. A plusieurs reprises, il n’a pas ajouté vraiment de propos à ce qu’avait dit le secrétaire général, ne souhaitant pas envenimer la situation. En revanche, Jens Stoltenberg a, à peine, regardé son chef d’Etat major. Le secrétaire général lui a, certes serré la main à la fin de l’entretien. Mais, durant toute la conférence, on a senti peu de chaleur, de complicité entre les deux éléments de l’Alliance, le politique et le militaire. En langage politique, cela s’appelle un camouflet…»

• Le deuxième texte est du Guardian, de ce même 11 mars 2015. Il fait rapport de la publication d’un rapport, et quel rapport... Publié par le prestigieux RUSI (Chatham House), l’institut officiel par excellence de l’establishment britannique de la sécurité, le temple honorable et vénérable de la perception anglo-saxonne, de l’“anglosphère” si l’on veut, de la situation de la sécurité du monde. Le rapport entend faire la lumière d’une façon décisive et impartiale, selon la méthodologie rigoureuse des experts anglo-saxons, sur l’ensemble de l’épisode de l’intervention russe en Ukraine depuis le début de la crise ukrainienne... Bien évidemment, comme une chose allant d’elle-même, le principe même de l’“intervention” (c’est-à-dire avec unités militaires russes constituées, matériels à mesure, etc.) est désormais, effectivement, un principe justement, c’est-à-dire quelque chose de la sorte de ce qu’on nommerait “vérité haute” dans le chef de la narrative, c'est-à-dire quelque chose qui n'est pas là pour être discutée mais pour servir de cadre général au travail scientifique. On citera en vrac, sans intention de vraiment instruire, disons pour l’esprit de la chose...

«Large-scale intervention in eastern Ukraine by regular Russian troops began last August, reaching a peak of 10,000 in December, and Moscow has been struggling to maintain operations on such a scale and intensity... [...] The report, by the Royal United Services Institute (Rusi), claims... [...] The Rusi report also confirms the findings of a February investigation, based on analysis of satellite imagery by the Bellingcat group of investigative journalists... [...] However, the Rusi report says that a total of 42,000 Russian troops from 117 combat and combat-support units have been involved, either being rotated in and out of the front lines in Ukraine or pouring artillery fire from inside Russia... [...] The report says that the Russian troops serve as the most capable strike force against the Ukrainian army, adding that “rebel formations have in essence been used as cannon fodder”...»

Etc., etc. Tout est donc confirmé et nous sommes bien dans le meilleur des mondes, puisqu’au moins, nous qui ne sommes pas en Ukraine, nous sommes protégées par l’OTAN et le brillant général Breedlove des entreprises infâmes de l’immonde-Poutine. L’auteur du rapport est Igor Soutiagine (ou Igor Sutyagin), que nous citions hier, 11 mars 2014, en citant le Financial Time qui s’était adressé à lui pour avoir un jugement d’expert sérieux, impartial et indépendant sur le comportement des Russes. Soutiagine eut son heure de célébrité en 2010 lorsque, emprisonné en Russie pendant 11 ans pour “espionnage”, il fit partie d’un échange de prisonniers pour espionnage entre les USA et la Russie. Le Guardian nous renvoie à l’évènement, dans un texte du 17 août 2010, où Soutiagine lui-même se compare à Soljenitsyne (“Je suis comme Soljenitsyne, je veux être libre dans mon propre pays”), avec ce commentaire du journal : “Aujourd’hui exilé à Londres et séparé de sa famille, il se demande ce que l’avenir lui réserve”. L’avenir lui réservait donc une position stable et confortable d’expert de la Russie et de Poutine au RUSI, c’est-à-dire d’expert antirusse ; ce n’est pas nécessairement la voie que choisit Soljenitsyne, ou qu’aurait choisi Soljenitsyne dans une telle circonstance.

Soutiagine est ce qu’il est, – c’est une autre histoire, où il y a de la place pour la culpabilité autant que pour l’innocence de sa position d’“espion” du bloc BAO en Russie, – mais sa position au RUSI, ce rapport qui est appelé “à faire autorité” (bien qu’il ait été accueilli avec une grande discrétion), la considération quasi-objective où le devrait le tenir la presse-Système sérieuse, décrivent une parfaite opération de “blanchiment” selon les règles de la Guerre froide dans le chef du système de la communication. Autant les circonstances que les caractères mis en avant du personnages conduisent à une “objectivation” si l’on veut, à la création d’une “source objective”, décrite comme “authoritative” en langage-Système, destinée à recycler (blanchiment à nouveau) les informations diffusées depuis des mois sur l’“agression russe”. (Éventuellement pour certaines d’entre elles, et l’on peut dire pour le plus grand nombre d’entre elles puisqu’il s’agit de l’Ukraine, ces “informations” ont été diffusées ou parrainées directement ou indirectement par la source elle-même piquant à qui mieux-mieux dans les divers développements de “communication” des clowns de Kiev et du SBU cornaqué par la CIA. La “source” qui finirait ainsi par “blanchir”, ou “objectiver” ses propres informations initiales par un rapport “confirmant scientifiquement” les dites infirmations : au blanchiment succède l’“auto-blanchiment”, sorte de “blanc plus blanc que blanc” de la communication-Système, – on n’ose dire du “renseignement”, tout de même... )

Jusque-là, rien d’étonnant sur ce cas, sauf que le rapport “confirme scientifiquement”, c’est-à-dire objectivement, tout ce que Breedlove clame depuis des mois, et ces dernières semaines particulièrement mais dans un tintamarre devenu soudain insupportable même pour son propre Secrétaire Général, soudain comme autant de miasmes d’une “propagande dangereuse” (Berlin dixit). Ainsi donc le RUSI confirme avec tout le sérieux possible les informations furieuses que répand Breedlove, le jour même où Breedlove est obligé de convenir, au moins par sa “gestuelle de corps” qui est un aspect si important aujourd’hui de la communication, qu’il s’agit effectivement d’une “dangereuse propagande”. Ainsi (suite) a-t-on une collision frontale du plus heureux effet, le même jour, entre deux sources officielles très différentes de forme mais absolument de même origine sur le fond, l’une démentant implicitement et en bonne partie ce que dit l’autre, l’autre affirmant d'une façon péremptoire ce que l’une est obligée de démentir “implicitement et en bonne partie”.

La rencontre, assez brutale quand elle est mise à jour, est très révélatrice de la confusion actuelle des organismes et des créatures au service du Système dans leur mission impérative de poursuivre et d’alimenter la narrative selon la flamboyante logique déterministe (déterminisme-narrativiste), alors que les faits et les événements se dressent de plus en plus en position de déni de cette narrative. La discrétion qui a effectivement accueilli le rapport RUSI/Soutiagine est un bon signe de cette confusion : il y a trois ou six mois, il aurait été accueilli par des transports de démonstration d’une sorte d’“esprit public internationaliste” assorti de serments de défendre cette belle civilisation, parallèlement à des tombereaux de louange sur les capacité de la susdite (“belle civilisation”) à produire des démarche aussi rigoureusement scientifiques et indépendantes pour confirmer et fixer dans le marbre la vérité enfin reconnue de la narrative. Pour autant, on peut être assuré que rien ne sera changé aux positions respectives, les effets des pressions du système, positives et négatives, se déroulant chacun selon leur propre impulsion, avec une structure extrêmement cloisonnée des constituants du Système qui interdit toute réelle coordination. C’est-à-dire que l’évolution de cette situation de confusion et de désordre ne pourra aller que vers un désordre et une confusion grandissants. Que se passera-t-il, bientôt, plus tard, demain matin qui sait, quand un événement impromptu et extraordinaire interrompra cette étrange dynamique ? Justement, nul ne sait, – on attendra, on verra, che sera sera, – et ainsi effectivement se déroule l’étrange course “en parallèle” de la narrative et de la vérité de situation, mais tout de même avec des heurts notables et le postulat d’Euclide bien moyennement respecté...

 

Mis en ligne le 12 mars 2015 à 10H31

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