La sécurité européenne en état de non-droit

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La sécurité européenne en état de non-droit

La Russie a annoncé son retrait complet du Traité sur les Forces Conventionnelles en Europe, connu en langue anglo-saxonne sous le sobriquet de CFE pour Conventional Forces in Europe. Cette décision est présentée et perçue de manières très différentes, c’est-à-dire dans l’esprit complètement opposées, selon qu’on se trouve à l’Ouest ou qu’on se trouve à l’Est si l’on emploie les anciennes références du temps de la Guerre froide, lorsqu’il y avait encore la recherche d’une sécurité commune. La nouvelle n’a pas fait les gros titres des journaux de la presse-Système, qui préfèrent s’attacher au décomptes des invasions successives de l’Ukraine par la Russie ; cela pourrait changer si l’on découvrait qu’il s’agit d’une nouvelle félonie de Poutine.

Il est intéressant de comparer précisément, techniquement dirait-on, la présentation de cette décision qu’en font les uns et les autres, et les commentaires qui accompagnent ces décisions, confiées à des commentateurs idoines. Les deux articles utilisées sont ceux du Financial Times (le 10 mars 2015) et de Sputnik.News/français (le 10 mars 2015). Le FT n’a pas encore d’édition française, mais sa langue et son esprit sont assez reconnaissables pour qu’on s’en tire sans trop de mal.

• Sur le Traité lui-même, le FT est assez bref. Il s’agit d’un traité, écrit-il, établi en 1990 pour constituer l’un des piliers de la situation de la sécurité en Europe. C’est cela que les Russes viennent de révoquer définitivement pour leur compte, “soulignant [leur] conviction qu’ils ne se sentent plus obligés par une structure de sécurité ancienne du continent qu’ils jugent brisée” : «Signed in 1990 by the then 16 members of Nato and six members of the Warsaw Treaty, the CFE treaty had been seen as a pillar of a post-cold war security system. It set ceilings for the level of conventional arms systems signatories were allowed to deploy and established verification and confidence-building measures.»

Sptunik.News est un peu plus disert, et en français effectivement. Le groupe russe souligne les péripéties survenues depuis 1990, notamment un traité revu et signé en 1999, qu’aucun grand pays membre de l’OSCE sauf la Russie n’a ratifié. «Signé en 1990, le Traité FCE définissait les quantités d'armements conventionnels de l'Otan et du Pacte de Varsovie stationnés en Europe. Après la dissolution de l'URSS en 1991, le Traité a été ratifié par 30 Etats — les pays membres de l'Otan, les six Etats du Pacte de Varsovie, et huit Etats de l'ex-URSS (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Kazakhstan, Moldavie, Russie et Ukraine).

»Avec l'adhésion à l'Otan de plusieurs anciens membres du Pacte de Varsovie, le principe fondamental du Traité FCE relatif au maintien de l'équilibre des forces a perdu sa raison d'être, le fonctionnement du traité ne s'exerçant plus que sous forme d'échange d'information et d'inspections. En novembre 1999, le sommet de l'OSCE à Istanbul a donné lieu à la signature d'une version adaptée du traité, ratifiée par seulement quatre pays — la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l'Ukraine. En juillet 2007, la Russie a partiellement suspendu l'application du Traité FCE, exigeant que tous les pays membres de l'Otan ratifient la version adaptée du Traité de 1999 et procèdent à sa stricte application.»

• Concernant le commentaire sur la décision russe, les divergences sont également exemplaires, tant dans la forme que sur le fond. Le FT fait appel à un spécialiste du RUSI (Royal United Service Institute) ; malgré le nom à consonance russe dudit spécialiste (Igor Sutyagin en orthographe anglo-saxonne), le label RUSI est la plus belle garantie possible de l’objectivité-Système que Londres puisse produire en matière de sécurité nationale. Il s’en déduit donc, 1) que l’organisme abandonné par les Russes était très utile pour la paix en Europe et donc les Russes sont fautifs ; 2) que la décision russe est une menace anti-bloc BAO de plus, destinée à rendre encore un peu plus “nerveux” l’“Ouest” si durement pressé par la Russie à cet égard, surtout ces derniers temps ... Les Russes nous disent donc, nous explique Sutyagin : “Attention, attention, nous sommes en train de devenir vraiment, vraiment hostiles” ; we are terrorisés, mais nous résisterons tout de même, et vaillamment, comme en 1940, promis.

«Igor Sutyagin, a specialist on the Russian military at the Royal United Services Institute in London, said Moscow’s withdrawal was important because the consultative group was used to discuss issues of concern to both sides. “This [group] is a confidence-building measure. What Russia is doing now is undermining confidence, to keep the west nervous and keep it off balance,” he said. “This is a message to the west that we are not going to discuss our concerns with you, and you will not have a chance to ask us questions. We are going to be really hostile,” he added...»

Sputnik.News (dans sa branche RIA Novosti) a l’habileté de s’adresser à une plume connue, travaillant pour la station moscovite de l’Institut Carnegie, ce qui doit à première vue donner confiance puisqu’il s’agit d’une honorable institution US. Au reste, Dimitri Trenine, Directeur du Centre Carnegie de Moscou, qu’on a déjà cité (voir par exemple le 4 mars 2014 et le 4 août 2014), est un honorable collaborateur de publications non moins honorables (le Guardian, par exemple), avec en plus l’avantage d’écrire des choses extrêmement intéressantes. Ainsi nous explique-t-il que l’organisation que quitte la Russie n’a plus aucune importance ni ne joue plus aucun rôle, et que le geste de la Russie n’a pour objet que de mettre en évidence le vide complet de la sécurité en Europe, qui n’est comblé pour l’instant que par des déploiements provocateurs de forces US, notamment dans les pays baltes ...

«“Ce groupe était un institut purement formel, qui ne s’occupait d’aucunes questions substantielles. C’est donc un geste démonstratif, symbolique. C’est, si vous voulez, la réponse à l’activité que l’Otan déploie actuellement afin de renforcer son flanc oriental de la Baltique à la mer Noire”, a déclaré M. Trenine interrogé par RIA Novosti. “A mon sens, c’est un geste diplomatique. Il n’a pas de contenu réel sérieux: rien ne change concrètement. Mais c’est une démonstration, un geste qui pointe le fait que l’Europe est actuellement dénuée de système de sécurité”, a-t-il ajouté, précisant que la Russie avait cessé de participer au traité en 2007...»

• ... Dans ce cas, que reste-t-il de la sécurité en Europe ? Entre deux descriptions d’une séquence de plusieurs invasions de l’Ukraine par la Russie, le général Breedlove, le SACEUR (commandant en chef suprême de l’OTAN), expliquerait que l’OTAN, sous la forme de troupes US amicalement mises à disposition, soit pour des exercices de longue durée, soit pour des déploiements temporaires, œuvre pour cette sécurité, notamment sur les frontières russes des pays baltes. Ces mesures sont prises dans un grand chambardement officiel, avec défilé de forces symboliques à quelques kilomètres des frontières russes, déclarations menaçantes à l’intention de la Russie et ainsi de suite. Ainsi, effectivement, la sécurité est-elle mieux assurée, et il n’était pas utile d’en avertir les Russes eux-mêmes dans le groupe de discussion du TFC, avant leur retrait officiel. Ces déploiements ont donc eu lieu sans que la Russie soit officiellement informée de la tenue de ces exercices sur ses frontières, de leur but, des circonstances où ils se déroulent et ainsi de suite.

Russia Today (RT) s’est tourné vers deux commentateurs de langue anglo-saxonne pour les interroger à propos de ces déploiements US dans les pays baltes, qui sont les pays les plus antirusses avec la Pologne dans le bloc BAO. Le premier est James Jatras, ancien conseiller de plusieurs sénateurs républicains au Congrès US.

RT: «What is the actual purpose of these US exercises?»

James Jatras: «It’s saber-rattling, it’s a show force to reiterate the American political commitment to defend the Baltic states under Article 5 of The North Atlantic treaty. The irony is that 3,000 troops are nowhere sufficient to defend these countries if they were really a threat to them which there is not. The only way they can actually be defended would be through a nuclear threat in affect exchanging Chicago to defend Narva (A city in Estonia-Ed), which I don’t think most Americans would be in favor of even if they knew where Narva was. » [...]

RT: «Will this be more reassuring or will this potentially increase tension in and around Europe?»

James Jatras: «I think it increases tensions in the sense that for the US to insert this kind of force in the Baltic states right on Russia’s doorstep simply adds insult to injury to the fact that we have expanded NATO so extensively in Russia’s direction not for any legitimate security purpose but simply because we can, it looked like a cost-free exercise at the time it was done. Now that the tensions are rising between the US and Russia, there are costs associated with it. It does contribute to a kind of hair triggered atmosphere which is in nobody’s interests.»

RT: «Russia said NATO military exercises close to its borders are harmful for relations. So why do you think the US and its NATO partners keep on doing it?»

James Jatras: «One reason of it is directed against the Europeans because they seemed to be more willing to patch things up with the Russians over Ukraine. And I think it is designed in part as an irritant just as it would be for example if the Russians were to be staging exercises in the Caribbean off the American coast.»

Le second expert interrogé est Alexander Mercouris, commentateur résidant à Londres et qui joue un rôle important dans le travail antiSystème autour de la crise ukrainienne. Mercouris travaille notamment pour Russia Insider et est un interlocuteur habituel de journalistes tels que Peter Lavelle dans son émission CrossTalks.

RT: «We're seeing this massive build-up in the Baltic states, while another NATO member, Norway, is also holding massive military exercises on Russia's borders.Is the US-led bloc preparing for war?»

Alexander Mercouris: «No I doubt they are preparing for war, I doubt anybody seriously contemplates war with Russia which is a nuclear power, and it will be a suicidal idea. What I think we are seeing is a show force basically to conceal the fact that Western policy over Ukraine is falling apart, and all sorts of Western politicians and political leaders who made a very strong pitch on Ukraine now find that they have to do something to show that they are still a force to be counted on.»

RT: «How justified are these claims by some Western officials that Russia could be preparing to test NATO's resolve by invading a member country?»

Alexander Mercouris: «There is no justification for that whatsoever. Russia has never attacked a NATO-state. It didn’t do so when it was a part of the Soviet Union. There is no threat from Russia to do so, and this whole thing is completely illusory. I’m absolutely sure that everybody in the government, in the West, in NATO knows that very well.»

RT: «But we are hearing about Russia’s planning to invade some countries again and again. Why is it so?»

Alexander Mercouris: «Yes we are hearing that again and again. And I said the problem with that is though I think this is largely bluff in order to make them appear strong, it’s a dangerous bluff because it does bring NATO troops very close to Russian borders and in places like Narva where there was this parade of the US armor last week in Estonia, which is Russian-populated and where these people are not welcome. So it’s a game of bluff and it’s very foolish and dangerous one.»

Cet ensemble de remarques et de commentaires donne une image assez intéressante de la situation de la sécurité en Europe. A cet égard, rien ne peut être bien compris si l’on ne tient pas compte, d’une façon impérative, des conceptions dominantes du bloc BAO, c’est-à-dire les conceptions du “parti de la guerre” du Système. Le FT fait à cet égard une remarque révélatrice à la fin de l’article cité, en rappelant que le retrait russe du traité LTC n’empêche pas que deux autres accords (Vienna Document et Open Skies Treaty) sont toujours en fonction, – pour aussitôt y apporter une restriction totale, tranchant à propos de leur inutilité totale, tous comptes faits... «Both mechanisms have been used extensively during the Ukraine crisis, but defence experts say the crisis has also proven that they are of little use in detecting real threats. Three weeks ago, Turkey, Ukraine and the Netherlands inspected Russian military facilities in the Rostov region near the Ukrainian border and did not find violations by Moscow. However, military officials said because the mechanisms only covered military sites registered by members, they failed to help detect troop build-ups such as those Nato officials have said Russia conducted during the war in eastern Ukraine.»

Cette remarque qui tend à la verbosité signifie à peu près ceci : “Des inspections permises par ces mécanismes encore en activité ont eu lieu depuis le début de la crise ukrainienne sur des sites militaires russes à la frontière ukrainienne. Mais elles ont prouvé leur totale inefficacité puisqu’elles n’ont rien prouvé du tout, c’est-à-dire qu’elles n’ont constaté aucune violation de la part des Russes alors que les officiels de l’OTAN ont dit que la Russie avait effectué de telles violations, sous la forme de concentrations de troupes durant la guerre en Ukraine orientale”. Cela revient à poser qu’aucun organisme de sécurité n’est valable en Europe s’il ne confirme pas ce que l’OTAN et le bloc BAO en général, dans le mode-Breedlove & Cie, disent à propos des manigances sans nombre des Russes contre l’Ukraine, et, selon une démarche de prospective divinatoire, contre d’autres pays innocents, éventuellement et même sans aucun doute de l’OTAN. La position réelle du bloc BAO selon cette logique est donc que la sécurité européenne n’est possible que si les organismes chargés de la contrôler et de l’assurer rencontrent absolument la narrative émise par l’OTAN et par le bloc BAO.

Nous nous heurtons là à ce que nous nommons le déterminisme-narrativiste, c’est-à-dire la nécessité impérative pour le bloc BAO que sa narrative soit respectée intégralement. Cela suppose une culpabilité russe complète, des agissements en complète contravention des règles de sécurité et de bon voisinage et ainsi de suite. Cette exigence impérative est fort peu du goût de la Russie et enferme la situation générale dans l’impasse où on la voit. Il en résulte que l’Europe s’est découverte elle-même, en un peu plus d’un an, transformée en une véritable “zone de non-droit”, une immense banlieue des grandes mégalopoles postmodernes où règnent plusieurs cops de législations, plusieurs conceptions, des organisations parallèles, des culpabilités préétablies, des déséquilibres dangereux, etc. L’action du bloc BAO, opérationnalisée par les ambitions expansionnistes de l’OTAN et de l’UE, au mépris de tout équilibre, de toute recherche d’harmonie prenant en compte les besoins conjoints de sécurité des uns et des autres, a effectivement pulvérisé une architecture de sécurité européenne mise en place de 1987 à 1990 (entre le traité d'élimination des armes nucléaires à longue portée/de théâtre de décembre 1987 et le traité de limitation des forces conventionnelles de 1990 que les Russes viennent de quitter définitivement).

Bien entendu, la crise ukrainienne n’est pas la cause unique et fondamentale de ce bouleversement, et c’est pourquoi nous écrivons plus haut à son propos que “l’Europe s’est découverte elle-même”, comme l’on se découvre sous les regards soudain décillés (“le roi est nu”). La crise ukrainienne est le révélateur ultime d’un processus commencé dès le milieu des années 1990, avec l’élargissement de l’OTAN, l’intervention contre le Kosovo, les différentes “révolutions de couleur”, etc. Ce processus marque un recul constant de la Russie et une mise en cause à mesure de sa sécurité, en même temps qu’une destruction quasi-mécanique de l’architecture de la sécurité européenne. Ce qui est exceptionnel, paradoxal et unique avec la crise ukrainienne, c’est que cette révélation, – la sécurité européenne n’existe plus, l’Europe est devenue une “zone de non-droit”, – s’est faite grâce à un fantastique processus de transformation de la réalité qui est en soi un phénomène de communication sans précédent par sa puissance, sa radicalité, son exclusivisme, son exigence totalitaire de distorsion de la vérité de la situation, c’est-à-dire de la réalité. Que tout cela soit possible aujourd'hui en Europe, en Ukraine plus précisément, sur les frontières de la Russie, est en soi un signe convaincant de la déstructuration complète de l'architecture de la sécurité européenne.


Mis en ligne le 11 mars 2014 à 13H36