Les “comptes-bouffes” des 1001 nuits

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Les “comptes-bouffes” des 1001 nuits

15 octobre 2015 – Pour ce qui concerne la Syrie, le Moyen-Orient, l’intervention russe, je vais vous avouer une chose : je suis un peu...  Comment dire ? Oui, c’est ça, déstabilisé, et enfin pas qu’un peu... Je ne parviens pas à prendre cette affaire si tragique complètement au tragique, et certes je m’en veux... Des gens souffrent et meurent là-bas, des destructions terribles ont lieu, des pays sont pillés, transformés en désordres et chaos sanglants, et nul ne doute de l’énormité quasiment eschatologique des enjeux comme de la véracité déchirante des souffrances et des injustices. A côté de cela, il y a un air de “tragédie-bouffe”, selon une expression qu’on a déjà utilisée (sur ce site), d’ailleurs pour une situation dans la région et pour un de ses acteurs les plus déroutants et les plus exotiques.

Je ne suis pas le seul, pour ce qui concerne la “tragédie-bouffe” ... Quand, parlant de ses contacts avec ses “partenaires” américanistes à propos de ces intenses et terribles agitations en Syrie et des positions respectives, un Poutine dit qu’il semble que “certains de nos partenaires” ont “de la bouillie [de maïs ?] en guise de cerveau” ou quelque chose d’approchant (« “It seems to me that some of our partners have mush for brains,” commented Putin »), tout cela sur un ton amical et un peu ironique me semble-t-il ; quand on lit cela, on est conduit à conclure qu’il y a effectivement le signe que, par certains côtés, cette crise si terrible et si profonde n’est pas considérée de façon très sérieuse par tous les acteurs, surtout ceux qui se prennent tant au sérieux. Non, je ne suis pas du tout le seul : le colonel Patrick Lang écrit le 11 octobre sur son site Sic Semper Tyrannis que le gouvernement US, dans cette affaire, ressemble à un “gamin capricieux”, « The US Government continues to resemble a petulant child who, having dominated the schoolyard, is faced with another child who takes control of a game.  The petulant one then announces that the new kid is cheating and walks away from the scrum. » (Pour bien comprendre le jugement, notez que le mot petulant est une sorte de “faux-ami” comme les langues des pays-frères savent se ménager entre elles, comme on fait un croche-pied. En français, la connotation est très positive, – vif, plein d’ardeur, etc., – en anglais elle est nettement négative : irritable, irascible, de mauvaise humeur, – et j’ajouterais bien pour mon compte, comme on l’a lu, “capricieux” et “boudeur”.)

Sur Antiwar.com, Jazon Ditz fait une petite synthèse sur la confusion régnant au Pentagone pour ce qui concerne les “groupes arabes” que cette estimable institution pourvoie en armes en Syrie, précisant justement, devant les questions qui fusent, que les armes sont précisément destinées à “des groupes arabes”. Pour la Syrie, on ne peut pas dire que cela soit faux mais on ne peut pas dire non plus que cela éclaire d’une lumière extrême la visibilité très réduite, du type-tempête de sable, qui caractérise la situation syrienne de ce point de vue, notamment des actions américanistes et de la “ligne” suivie, ou plutôt de la sinusoïde recherchée avec une multitude de tangentes et de crocs-en-jambe. On pourrait dire : “c’est une ruse”, mais on aurait tort car, dans cette affaire, la puissance se manifeste par une communication claire et vigoureuse des engagements promis ; la ruse à ce point ressemble à un nœud gordien qu’on ferait dans son mouchoir pour se rappeler du mot de pousse qui permet d’accéder à tous les mystères qu’on croit manipuler.

Ditz termine par une phrase qui semblerait vouloir dire que le Pentagone garde bien précieusement pour lui, comme un mystère extrême à protéger absolument, l’identité des groupes qu’il aide, mais qu’il assure que, quelles que soient leurs identités, ces groupes sont bien ceux qui doivent être aidés, et d’ailleurs, qu’“à un certain point” ils se serviront effectivement de leurs armes, ce qui est lumineux. (« In the meantime, however, the US airdrops remain shrouded in mystery, with assurances that whoever the US intended to arm was armed, and expectations that those factions, whoever they are, are going to do something at some point. ») Leur passé (au Pentagone), en fait de choix judicieux de leurs alliés et de réussite de leurs plans, plaide pour eux : ils ignorent parfaitement ce qu’ils ne font pas tout en croyant bien faire. Cet énorme Moby Dick qu’est le Pentagone est, à sa façon, un “monstre-bouffe”.

Le lecteur, ami fidèle, me pardonnera certainement lorsqu’il réalisera, si ce n’est déjà fait, qu’il semblerait que j’ai une cible bien précise, et que les librettistes et compositeurs de la “tragédie-bouffe”, qui voudraient en plus en être les acteurs et les spectateurs applaudissant les acteurs, se trouvent pour le plus grand nombre, confortablement installés à Washington, D.C.. Eh bien, il me pardonnera parce que c’est le cas... Du coup, il faut bien se comprendre et l’on pourrait être conduit à dire que la crise syrienne & le reste, cela pourrait se réduire à la crise washingtonienne qui fait l’affaire ; parce que, finalement, Washington D.C & le reste, cela pourrait être en vérité “Washington D.C. c’est aussi le reste”. Tout cela pourrait paraître compliqué mais je ne crois pas que cela soit vraiment le cas, et cette complication n’est que de circonstance et pour obtenir un effet. Il est absolument juste d’observer qu’il y a un désordre à la fois tragique et grotesque, d’où l’emploi de l’expression “tragédie-bouffe”, mais ce qui est le plus frappant c’est la façon dont cet événement énorme et considérable qui reste effectivement quelque chose qui a des allures de bouleversement et des poses avantageuses, en vérité ne produit rien.

On se trompe beaucoup nous-mêmes, et moi-même je le reconnais sans hésiter. En mars 2014, nous étions au bord de la guerre nucléaire en Ukraine, et tout cela s’est transformé en une sorte de désordre comme l’on dirait disorder as usual en s’inspirant de la fameuse formule. La crise ukrainienne avec ses postures de possible crise nucléaire et la tension qui devrait aller avec ne s’est pas dénouée, et tout se passe enfin comme si elle ne s’était jamais nouée malgré le “coup de Kiev”, le tragique affrontement du Donbass et le reste, – et au bout de cela, l'imaginerez-vous, la crise qui se poursuit tout de même, –  eppur si muove, comme dit notre grand aîné confronté aux exigences de communication du dogme. Il y a quatre mois, en juillet dernier, était signé l’accord nucléaire avec l’Iran, salué comme un coup de maître du magicien de la Maison-Blanche, – je me demande bien pourquoi (je parle du “coup de maître”) ; tout devait être changé dans la grande scène de l’arrangement des relations internationales et finalement pour l’essentiel rien n’a changé. Bien sûr on pourrait parler du commerce, des relations économiques à propos de l’Iran, et même, – et surtout, – dans l’autre sens des relations stratégiques de l’Iran avec Moscou et avec d’autres (la Chine) dans le même courant. Tout cela s’est plus ou moins passé et pourtant tout se passe comme rien ne s’était vraiment passé. La “tragédie-bouffe” poursuit sa tournée, de Kiev à Téhéran, à Damas aujourd’hui, mais c’est toujours la même ; l’immobilisme infécond de ce mouvement est un phénomène très remarquable.

Là-dessus, on me dira : et les Russes ? Et c’est juste, quand ils agissent ils obtiennent des résultats bien précis et concrets, ils agissent comme l’on tranche : la Crimée, la Syrie... Il n’empêche, dans cette sorte d’exercice politco-stratégique et militaire où l’on produit quelque chose, ils sont bien seuls parce qu’ils sont les seuls à produire quelque chose, et si la situation a changé on dirait très vite que rien n’a vraiment changé. Très vite, en effet, la “tragédie-bouffe” reprend le dessus et l’on retombe dans l’infécondité de ces évènements qui ne produisent rien d’évènementiel dans le sens de rien de décisif en aucune façon. Je crois finalement que l’exclamation sarcastique de Poutine, plus haut, s’adressait moins au “gamin capricieux” qu’à cette époque contre laquelle se heurtent les actions les plus décidées. Les Russes obtiennent des résultats mais ils ne parviennent pas à changer l’humeur générale des temps qui renvoie à cette “tragédie-bouffe”, cette impuissance étrange où l’on se trouve à faire des choses historiques, qui s’inscriront dans l’histoire ; et ainsi les Russes, eux, se doutent-ils de quelque chose... Pourtant, je suis le premier à dire que l’on se trouve dans un temps historique, puisque je parviens même à y voir du métahistorique mais j’ai le sentiment à la fois écrasant et ironique que la formidable partie de l’effondrement de notre monde se joue sans nous. C’est comme si une grosse voix nous avait dit “va jouer avec cette poussière”, d’où notre agitation formidable qui ne produit rien sinon de soulever cette poussière qui obscurcit tout, et cette “tragédie-bouffe”. Pendant ce temps se font les immenses ébranlements telluriques qui, un jour, se révèleront forcément ; est-ce que je serais là pour les voir, et vous, et nous, ça je l’ignore, et d’ailleurs quelle importance...

Il n’y aucune amertume, aucune angoisse, aucun découragement dans ces propos. Il y a juste un constat qui vaut pour ce que je ressens lorsque je m’éloigne du théâtre immédiat des évènements du monde et que je ne suis pas encore entré dans les nuées où je crois parfois distinguer des vérités fondamentales, à charge pour moi de m’en convaincre et éventuellement d’en convaincre les autres après avoir tenté de démontrer ce qui paraît si souvent indémontrable. Il existe de ces espaces de la réflexion où l’être croit pouvoir se convaincre qu’il n’est que poussière sans importance, où il n’a pas encore réussi à se convaincre qu’une poussière qui se dit “sans importance” a déjà montré qu’elle en a assez pour sortir de sa condition de poussière ; où l’on flotte, entre ces deux dimensions sans être rattaché à aucune ; où l’on n’est plus convaincu de rien et où l’on reste pourtant serein, enfin convaincu que la mécanique du monde fonctionne sans l’aide infiniment précieuse que vous lui apportez... Ce sont des moments de transition, souvent plus l’espace d’un instant (ou d’un texte) que d’un moment. On a alors une vue étrange de l’univers où l’on vit et que l’on juge à la fois, partie de soi-même et étrangère à soi-même.

Le Moyen-Orient extrêmement et follement crisique d’aujourd’hui est-il un de ces moments-là ? Non, je n’entends pas cela et j’écris pour cet espace de temps seulement, et je sais d’expérience sûre que je saurais à nouveau m’arranger de la “tragédie-bouffe”, soit pour la décrire en en dégageant ce qui semblerait être la substance qui importe, soit pour la mettre dans ce que je crois être l’univers qui lui convient et qui est à sa mesure, et contempler cet univers. Mais là, c’est vrai, pour cet espace de temps, j’hésite entre le rire de dérision de l’événement qui ne signifie rien et le souffle retenu du désordre fou et qui ne produit rien. Dans ces moments-là, il faut se battre pour exister à ses propres yeux ; c’est une belle lutte, comme une sorte d’initiation que vous devriez renouveler à intervalles réguliers pour gagner le droit d’exister à nouveau à vos propres yeux. Alors, on se dit : “Ne crains rien, moussaillon, même les plus terribles tempêtes ont besoin de navires solitaires et perdus pour avoir une mesure de la grandeur extraordinaire de leur force.” Ainsi est-il avéré que l’on sert à quelque chose.