Le Rubicon au Caire?

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 1992

Le Rubicon au Caire?

10 juin 2009 — Tout n’est qu’émotion à ce degré de fusion où la politique du monde a été portée après huit années vécues dans le paroxysme et le nihilisme conjointement. Cela vaut pour l’empire américaniste essentiellement, parfois pour l’Europe lorsqu’elle prétend exister. Cette émotion devient, avec BHO, une véritable passion; le président le plus cool de l’histoire des USA a le don étrange d’embraser les esprits, – dans tous les sens, cela, – et ceci expliquant cela, éventuellement.

Si l’on guettait les réactions du “monde musulman”, ce sont finalement les réactions qui apparaissent dans l’onde de choc en retour, aux USA même, qui sont les plus significatives et très intéressantes.

(C’est la présentation même de l’interprétation officielle du discours qui parle de “monde musulman”, comme l’observe Mark Steyn [voir plus loin] à deux reprises, : «the president’s “address to the Muslim world”» […] Or, as the official press release headlined it on the State Department Web site, “President Obama Speaks To The Muslim World From Cairo.”», – Steyn qui poursuit avec fureur: «Let's pause right there: It's interesting how easily the words “the Muslim world” roll off the tongues of liberal secular progressives who would choke on any equivalent reference to “the Christian world.” When such hyperalert policemen of the perimeter between church and state endorse the former but not the latter, they're implicitly acknowledging that Islam is not merely a faith, but a political project, too.»)

Ce qui nous apparaît effectivement, c’est la vigueur extraordinaire des réactions du courant extrémiste-interventionniste, ce mélange hétéroclite de neocons, de chrétiens évangélistes, d’interventionnistes de tous poils, de pro-israéliens cela va sans dire… Cela est observé, notamment à partir des réactions d’au moins deux “vedettes”, parmi les plus besogneuses et les plus secrètement influentes, du mouvement néo-conservateur ou assimilé, avec une influence dans l’“anglosphère” et les milieux néo-impérialistes anglo-saxons (Steyn), dans l’industrie de défense et le complexe militaro-industriel hors-Pentagone (Gaffney)… Ils publient tous deux dans le Washington Times. Il ne s’agit pas de commentateurs égarés et discrédités dans l’extrémisme mais de “gardiens du temple” d’un courant d’influence qui a montré sa puissance continuelle depuis le 11 septembre 2001, dans un monde washingtonien dont le conformisme s’est si souvent manifesté dans la surenchère extrémiste.

• Steyn a en général une appréciation d’historien et préfère placer ses commentaires au niveau des considérations sur le destin des empires. C’est en cela qu’il est écouté, quelles que soient les critiques que l’on peut opposer à ses conceptions. C’est effectivement de ce point de vue qu’il apprécie le discours du Caire, qu’il identifie, à partir de diverses considérations politiques et culturelles, comme un grand discours d’abdication des ambitions impériales des USA. La conclusion de son commentaire du 8 juin 2008 dans le Washington Times est celle d’un Obama qui serait, si l’on veut, “l’homme providentiel” du déclin et de la chute, l’homme de l’abdication et de la liquidation historique de l’Amérique, – l’homme de la médiocrité du dessein, abandonnant en la trahissant la “destinée manifeste” de l’américanisme:

«…Like GM, America is “too big to fail.” So it won't, not immediately. It will linger on in a twilight existence, sclerotic and ineffectual, declining into a kind of societal dementia, unable to keep pace with what's happening and with an ever more tenuous grip on its own past but able on occasion to throw out impressive words, albeit strung together without much meaning: empower, peace, justice, prosperity – just to take one windy gust from the president's Cairo speech.

»There's better phrase-making in the current issue of Foreign Affairs, in a coinage of Leslie H. Gelb, president emeritus of the Council on Foreign Relations. Mr. Gelb is a sober, judicious paragon of torpidly conventional wisdom. Nevertheless, musing on American decline, he writes, “The country's economy, infrastructure, public schools, and political system have been allowed to deteriorate. The result has been diminished economic strength, a less vital democracy, and a mediocrity of spirit.”

»That last is the one to watch: A great power can survive a lot of things, but not “a mediocrity of spirit.” A wealthy nation living on the accumulated cultural capital of a glorious past can dodge its rendezvous with fate, but only for a while. That sound you heard in Cairo is the tingy ping of a hollow superpower.»

• Gaffney est dans un autre registre: violent, vindicatif, tel qu’il a toujours été pour soutenir les entreprises de la présidence Bush. Avec Le Caire, Gaffney reprend à son compte les accusations les plus polémiques de la campagne électorale, celles dont on jugeait qu’elles ne survivraient pas à la passion de la campagne, – “Obama le musulman”, – tout cela résumé par le titre de sa chronique du 9 juin 2009: «America's first Muslim president?»

«During his White House years, William Jefferson Clinton – someone Judge Sonia Sotomayor might call a “white male” – was dubbed “America's first black président” by a black admirer. Applying the standard of identity politics and pandering to a special interest that earned Mr. Clinton that distinction, Barack Hussein Obama would have to be considered America's first Muslim president.

»This is not to say, necessarily, that Mr. Obama actually is a Muslim any more than Mr. Clinton actually is black. After his five months in office, and most especially after his just-concluded visit to Saudi Arabia and Egypt, however, a stunning conclusion seems increasingly plausible: The man now happy to have his Islamic-rooted middle name featured prominently has engaged in the most consequential bait-and-switch since Adolf Hitler duped Neville Chamberlain over Czechoslovakia at Munich.»

Gaffney développe ensuite une analyse de ce qu’il juge être de spécifiquement musulman dans les mots, les phrases, la tournure d’esprit du président Obama dans son discours du Caire. Non seulement BHO est musulman dans l’esprit, mais il est musulman extrémiste (Gaffney cite les frères Musulmans puisque nous parlons du discours du Caire, en Egypte); non seulement il menace Israël, mais il menace les musulmans modérés…

«Particularly worrying is the realignment Mr. Obama has announced in U.S. policy toward Israel. While he pays lip service to the "unbreakable" bond between America and the Jewish state, the president has unmistakably signaled that he intends to compel the Israelis to make territorial and other strategic concessions to Palestinians to achieve the hallowed two-state solution. In doing so, he ignores the inconvenient fact that both the Brotherhood's Hamas and Abu Mazen's Fatah remain determined to achieve a one-state solution, whereby the Jews will be driven “into the sea.”

»Whether Mr. Obama actually is a Muslim or simply plays one in the presidency may, in the end, be irrelevant. What is alarming is that in aligning himself and his policies with those of Shariah-adherents such as the Muslim Brotherhood, the president will greatly intensify the already enormous pressure on peaceful, tolerant American Muslims to submit to such forces – and heighten expectations, here and abroad, that the rest of us will do so as well.»

Le commentaire concernant Barack (Hussein) Obama a fait un long chemin depuis la campagne électorale. Les extrêmes sont toujours présents dans les jugements, mais force est de reconnaître que le discours du Caire a imprimé une force symbolique très grande qui va désormais marquer le jugement. Nous venons d’un homme qui pouvait être apprécié, cette fois sans passions excessives, exactement de la même façon qui est radicalement contredite aujourd'hui par la réalité, par deux jugements aux antipodes du spectre politique. Pour mémoire, on rappellera deux jugements sur Obama, vieux d’un peu plus d’un an ou d’un an, d’un commentateur proche du complexe militaro-industriel et d’un commentateur d’une gauche très activiste.

• D’abord Loren B. Thompson, le 20 février 2008 sur UPI, dans un commentaire au titre explicite («Obama is tough»).

«The national-security framework Obama set forth in the Foreign Affairs essay was strikingly similar to ideas that George W. Bush advanced as a presidential candidate in 1999 -- ideas about revitalizing the military for new challenges, retooling the intelligence community, halting the spread of nuclear weapons and combating global terrorism. Obama's approach to pursuing those objectives would undoubtedly look different from the Bush agenda. But once you get beyond Iraq and global warming, Obama and McCain don't seem all that different in the way they view the world.

»After serving on the Senate Foreign Relations, Homeland Security and Veterans' Affairs committees for several years, Barack Obama has assimilated the key features of the emerging security environment. He wouldn't need the kind of education George W. Bush did in 2001 to be a competent commander in chief.»

• John Pilger, lui, observait le 13 juin 2008, sur Antiwar.com, combien BHO se présentait comme un démocrate dur, un “faucon”, un interventionniste…

«It is time the wishful-thinkers grew up politically and debated the world of great power as it is, not as they hope it will be. Like all serious presidential candidates, past and present, Obama is a hawk and an expansionist. He comes from an unbroken Democratic tradition, as the war-making of presidents Truman, Kennedy, Johnson, Carter and Clinton demonstrates. Obama's difference may be that he feels an even greater need to show how tough he is. However much the colour of his skin draws out both racists and supporters, it is otherwise irrelevant to the great power game. The “truly exciting and historic moment in US history” will only occur when the game itself is challenged.»

Evénement extérieur, effets intérieurs

Tout cela, décidément, pourrait n’apparaître pas très nouveau. Nous-mêmes, citant l’un ou l’autre depuis deux ans, mettions en évidence combien Obama pouvait apparaître également comme un “interventionniste” ou comme un “gauchiste”, – sans jamais nous-mêmes nous prononcer, toujours avec le mot “énigme” prêt à venir sous la plume pour le qualifier. Il nous semblerait même prudent et justifié à la fois d’avancer qu’Obama lui-même était une énigme pour lui-même, dans tous les cas dans l’attente de la possibilité qu’il devint président, ce qu’il ne put envisager d’une façon sérieuse pour nombre de raisons importantes sinon impératives que fort tardivement, au moment de sa nomination démocrate (août 2008).

Il ne s’agit pas ici de jouer au jeu du “qui avait tort” et “qui avait raison” dans une appréciation prémonitoire d’Obama-président, mais de constater l’évolution de la perception de cet homme politique désormais à découvert. Cette perception forme l’image qu’on s’en fait, qui rend compte de l’effet de la politique de l’homme mais qui transmet également la réalité en train de se former pour enfermer l’homme dans son véritable destin. Dans le cas d’Obama, la remarque est particulièrement valable, sinon impérative, parce que l’homme politique se fait en même temps que se forme son image, en prenant en compte l’hypothèse justifiée qu’il n’avait pas de dessein sérieusement arrêté avant de constater, fort tardivement, qu’il pouvait effectivement être président.

Pour cette raison et en fonction des réactions déjà constatées, il semble bien que le discours du Caire, présenté dans un cadre symbolique d’une extrême puissance, doive jouer un rôle absolument fondamental, sinon fondateur à cet égard. Nombre de critiques disent fort justement: “ce ne sont que des mots, nous l’attendons sur les actes”. Mais il se trouve, en conséquence de ce qui précède, que dans ce cas précis les mots sont bien plus importants que les actes. Le jugement de Gaffney, notamment, est stupéfiant parce qu’il introduit dans le jugement politique washingtonien courant un facteur qu’on croyait réservé à des irresponsables absolument marginaux. Le jugement de Steyn, également, est d’une extrême importance, en fixant le propos dans le cadre historique qui convient sur la question de “la fin de l’empire”.

Ainsi, en nous attardant à l’image mais avec le constat de son importance extrême dans le cas de BHO, fixons-nous une perspective qui, tout en étant celle de BHO, est en train de le dépasser pour devenir éventuellement une perspective historique fondamentale. (Le raisonnement, c'est-à-dire l'hypothèse, à nouveau, dans ce cas, fort “maistrienne”.) On doit constater que les appréciations d’un Obama “révolutionnaire” (appréciation négative dans le chef de ceux qui nous inspirent ce qualificatif, – Gaffney, Steyn) sont aujourd’hui beaucoup plus puissantes que les appréciations d’un Obama conformiste et “homme du système” (Obama ne faisant que parler, mais aligné sur Wall Street, etc.). Son image et la perception qu’on a de lui, qui tendent de plus à plus à inspirer et à rencontrer les aspects les plus dynamiques de son évolution politique, évoluent vers un Obama devenant un événement politique déstabilisateur.

L’aspect le plus surprenant de l’événement est qu’un tel “événement déstabilisateur” se situe dans le champ de la politique extérieure, alors qu’on faisait plutôt l’hypothèse d’une telle possibilité dans le champ intérieur. Qui plus est, il touche notamment mais principalement pour les effets à un point précis de politique extérieure, qui est chargé lui-même de passion, qui est parcouru de tensions d’une violence extraordinaire, qui est bien entendu le point des relations entre les USA et Israël. On voit par ailleurs, avec la publicité faite à la lettre extraordinaire du ministre israélien Peled à ses collègues du gouvernement, que ces relations, qui sont très certainement en crise, commencent à être secouées par des actes dénotant un état d’esprit paroxystique. Cet arrière-plan, qui baigne évidemment le discours du Caire, en renforce la force passionnelle de rupture.

Vraiment, il ne s’agit certes pas dans ce commentaire d’analyser ou d’extrapoler à propos des intentions politiques, voire de la politique d’Obama dans le vaste domaine qu’embrasse le discours; il ne s’agit pas non plus de s’interroger à propos des réactions de ceux à qui ce discours était destiné. Il s’agit de mesurer le poids des mots et leurs effets sur les psychologies et les esprits de ceux qui, à Washington, et éventuellement à Tel Aviv pour le cas, influent sur ce qui a été proclamé comme l’axe central, presque mystique, de la politique des USA pendant huit ans, – les rapports des USA avec le Moyen-Orient, avec les musulmans, avec Israël, etc. Il s’agit d’un baril de poudre, d’un volcan qui gronde et n’attend qu’une occasion pour entrer à nouveau en éruption.

Qu’Obama ait voulu ou non cette importance et ces effets, qu’il ait calculé cet acte ou pas importent de moins en moins à mesure que les jours passent, tant il apparaît que ce discours est un événement décisif non pour la politique des USA mais pour les USA eux-mêmes, et pour Washington finalement, pour l’establishment. A notre estime, il est plus décisif dans ce champ-là, qui est le cœur intérieur du système, que pour la politique extérieure, voire les rapports des USA avec le reste du monde, dont cette partie visée par le discours. Certes, nous revenons au champ intérieur, celui sur lequel Obama doit peser de tout son poids s’il doit peser, celui sur lequel il doit peser d’une manière déstabilisante s’il s’avère être effectivement un facteur déstabilisant. Voilà notre surprise à moitié dissipée: l’événement qu’on attendait intérieur et qui s’est fait sur le front extérieur s’avère effectivement un événement intérieur.

 

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