Le désordre, maître du bloc-BAO et du globalisme

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Le désordre, maître du bloc-BAO et du globalisme

Il faut observer dans quel degré de désordre ce que nommons “bloc-BAO” est en train de plonger. On notera qu’il s’agit essentiellement de communication, pour aussitôt préciser comme nous le faisons traditionnellement que la communication est aujourd’hui la principale force de la situation du monde et l’aliment évident de la perception, donc de l’état des psychologies. Les experts en choses rationnelles, – géopolitique, économie, etc., – ne nous sont aujourd’hui d’aucune utilité : ils parlent d’un monde qui n’existe plus. Il n’y avait rien de plus involontairement comique, au cours d’un de cette multitude de débats que nous offrent les chaînes d’information, – était-ce sur LCI ou sur BFM-TV, à propos de la réunion du G6+ 1 ou G7-1, – d’entendre et de voir un jeune économiste, lunettes à écailles rondes, air pincé, doctoral et sérieux, prendre la parole après que quelqu’un eut glissé dans le désordre échevelé de considérations diverses la nouvelle d’une amélioration du chômage en France (c’est-à-dire moins de chômage) pour nous confier : “Oui, tous les signaux aujourd’hui sont au vert  partout dans le monde, et l’on constate une amélioration générale...” Laissons là le brave garçon, du type “Va jouer avec tes signaux au vert partout dans le monde” comme l’on dit “Va jouer avec cette poussière”, et revenons aux choses sérieuses.

Nous en sommes donc à comptabilise, mesurer, jauger, etc., les effets et les conséquences des événements de ces derniers jours. Il s’agit dans l’ordre chronologique de la tournée catastrophique pour les relations transatlantiques de Trump, des déclarations d’Angela Merkel et de la rencontre Macron-Poutine. On pourrait croire qu’il y a entre ces événements, dont la plupart étaient fixés à l’avance et nullement dans la direction qu’ils prirent et certains complètement imprévus, une dynamique de connivence d’une pure logique quasiment suprahumaine qui les fait s’emboîter les uns dans les autres comme autant d’effets de cause à conséquence ; cela, comme s’ils étaient préparés d’avance pour nous donner la perception d’un immense bouleversement au sein du bloc-BAO prenant la forme d’une déstructuration ultra-rapide, ou d’une déconstruction du même rythme si l’on veut un terme plus postmoderne.

• Ce qui est remarquable dans ces effets et conséquences, c’est effectivement d’abord et avant tout cette perception de rupture à l’intérieur du bloc-BAO qui ne suit aucunement les lignes habituelles des nouvelles forces en présence depuis trois ou quatre années, nationalistes-populistes et souverainistes contre globalistes, les peuples contre lesélites-Système, etc. Tout se passerait ainsi comme si les forces du Système se trouvaient brutalement déstructurées, conduisant à des effets qu’on doit objectivement identifier comme antiSystème par la cause du désordre instauré au sein du Système. Ainsi, on note que l’intervention d’Angela Merkel, qu’on considère comme une des forces dirigeantes du globalisme (du Système), est très durement critiquée par le Financial Times (FT), organe incontestablement représentatif de ce courant globaliste. Un article d’un des commentateurs et éditorialistes habituels du FT, Gideon Rachman, mesure la hargne et la colère qu’ont provoqué les déclarations de Merkel. On appréciera par ailleurs, puisqu’il s’agit ici de mesurer le désordre, que Rachman met dans le même camp que le FT, les USA de Trump et le Royaume-Uni du Brexit, selon ce paradoxe extraordinaire que suscite ce désordre que Trump et le Brexit sont d’habitude dénoncés comme une diablerie épouvantable par le même FT :

«  It is easy and appropriate to blame President Trump for this state of affairs. Mrs. Merkel has also behaved irresponsibly – making a statement that threatens to widen a dangerous rift in the Atlantic alliance into a permanent breach.... [...] If Ms. Merkel’s government pursues the Brexit negotiations in the current confrontational spirit –demanding that the UK commit to vast upfront payments, before even discussing a trade deal – she risks creating a self-fulfilling prophecy and a lasting antagonism between Britain and the EU... »

• L’on comprend ainsi combien les réflexes immémoriaux ressurgissent, notamment avec une psychologie reconstituant l’“anglosphère”, ou le globalisme réduit à l’anglosaxonisme, ou l’américanisme enfin, contre l’“européisme” soudainement transformé et dont nul ne craint plus d’annoncer qu’il est prêt à s’allier avec la Chine contre les USA-UK (version Merkel) et avec la Russie contre les USA-UK (version Macron). Ce que le FT défend, impliquant un regroupement de l’establishment anglosaxoniste derrière Trump malgré la haine extraordinaire que cet establishment éprouve pour Trump, malgré la “guerre civile“ qui est constamment menée contre lui à Washington D.C., c’est le réflexe fondamental du suprémacisme anglo-saxon dans sa dernière version, celle qu’exposait Arnold Toynbee dans les années 1945-1950.

(Voir notamment notre texte du 15 octobre 2013 : Toynbee annonçait [en la déplorant entre les lignes, certes] l’“occidentalisation” du monde à partir de la victoire de 1945, ce qui impliquait paradoxalement, selon la chronologie, que cette “occidentalisation” était conduite contre la colonisation, puisque l’“occidentalisation” commençait en même temps que commençait la décolonisation, et finalement la remplaçait par le biais des marchés et de la pseudo-“démocratisation” des colonies “libérées”. L’affaire renvoyait au suprémacisme anglosaxoniste devenue suprémacisme américaniste, dont l’“occidentalisation” était le faux-nez : UK y perdait son empire, comme la France, la Hollande, etc., mais espérait selon la thèse churchillienne complètement sentimentale et affectiviste tenir un rang de “supplétif-inspirateur” de la puissance US.)

• On constate désormais l’effet considérable de la rencontre Macron-Poutine de plus en plus largement considérée comme un virage de la politique française dans ce cadre du formidable désordre du bloc-BAO, applaudie par une presseSystème française ultra-macroniste qui trouve désormais particulièrement habile et singulièrement moral d’embrasser sous le regard de la Grande Histoire le président Poutine qu’on couvrait de haines et de crachats le jour précédent. Le même réflexe de regroupement de l’establishment du bloc-BAO brusquement rompu en deux blocs opposés se réalise ainsi : de même que les uns se regroupent derrière un Trump, de même les autres se regroupent derrière un rapprochement avec Poutine (ou un rapprochement avec la Chine du côté allemand) ; tout cela, comme si les anathèmes contre Trump d’un côté, contre Poutine sinon la Chine de l’autre, n’avaient jamais été imprimés. On trouvera d’excellents commentaires sur le site WSWS.org, qui saisit parfaitement les enjeux pour les exposer selon une approche globale. (On ne s’attardera pas trop, néanmoins, aux habituels couplets appelant la classe ouvrière internationaliste à se préparer au combat suprême ; c’est excellent pour la vertu de l’affectivisme internationaliste mais plutôt stérile pour la vertu de l’esprit.)

Concernant la France, WSWS.org constate et interprète justement l’énorme engouement que la visite de Poutine et la rencontre avec Macron ont soulevé dans la presseSystème française, oubliant instantanément tout ce que Poutine représentait d’absolument et de définitivement insupportable quelques jours plus tôt sinon le jour d’avant :

« Yesterday, French media applauded newly elected President Emmanuel Macron’s summit Monday in Versailles with Russian President Vladimir Putin. This enthusiasm was all the more significant as the newspapers made little effort to hide the fact that Macron was shifting towards Moscow despite Washington’s open hostility to Russia... [...] The emergence of such a consensus in the French media reflects a profound shift taking place in the politics of the capitalist class in France and across Europe. The NATO military alliance between the United States, Canada, and the western European powers is in an advanced state of collapse... At Versailles, Macron broached policies that would repudiate most of the initiatives that French and US imperialism developed together over the last decade... »

• Du côté allemand, WSWS.org met en évidence un soutien quasiment unanime, notamment et particulièrement à gauche, pour ce qui est devenu, en l’espace de 24 heures et le temps d’une conférence de presse, une politique de rupture avec les USA. Là aussi, l’establishment a effectué un demi-tour complet dans ses orientations et dans ses soutiens, mais c’est surtout vers la Chine que les regards se portent pour “remplacer” l’immémoriale alliance entre l’Allemagne et les USA... (Quoi qu’il en soit, les uns et les autres, Français et Allemands officiels et de la presseSystème, sont prompts à mettre en évidence qu’il ne peut être question de voir une concurrence entre ces deux orientations, mais bien une complémentarité, tout cela se faisant évidemment et nécessairement pour le bien de l’Europe.)

« Spiegel Online went even further than the FAZ, raising the possibility of new geo-strategic alliances. Columnist Henrik Müller, a professor of economic and political journalism, appealed for a European-Chinese strategic partnership against the US. Trump’s verbal outbursts, he wrote, show “that the US is no longer a dependable partner.” Trump’s retreat from America’s traditional role as a leader was having a destabilising impact. As a consequence, global economic policy was in flux. “The other two large economies--the EU and China--are looking for new partners to solve international problems.”

» The most important areas for “intensified European-Chinese cooperation” were global trade and climate change policy, wrote Müller. The US, as “the West’s leading power,” had once supported “the global economic institutions of the post-war era”--the International Monetary Fund, the World Bank and the World Trade Organization’s predecessor, the General Agreement on Tariffs and Trade (GATT). Now it was necessary for “Europe and China to jointly fill the global regulatory vacuum.” »

• Ces événements, particulièrement l’intervention de Merkel, laissent stupéfaits certains commentateurs qu’on classe en général dans le camp antiSystème du fait de leurs positions sur la Russie, sur l’Ukraine, sur la Syrie, etc., comme c’est notamment le cas d’Alexander Mercouris. Le long article que Mercouris consacre à Merkel consiste alors en une critique féroce du comportement de la chancelière, à un point où l’on aurait l’impression que Mercouris défend l’architecture en place (USA-OTAN-UE, et essentiellement l’OTAN), selon des arguments de circonstance (elle est en train de détruire l’ordre en place, que va-t-elle mettre à la place ?”, etc.), tout cela apparentant assez curieusement la critique du commentaire de Mercouris à celle du FT  (Rachman) vu plus haut alors que l’un et l’autre se trouvent dans des camps opposés...

(Plutôt que d’une trahison ou d’un complot, on parlera d’une réaction de la raison, plus ou moins pervertie par la modernité quoi qu’on en veuille, et même si l’on est de tendance antiSystème comme Mercouris, ce pourquoi il faut lui mesurer sa confiance et l’encadrer fermement par l’intuition. La raison-pervertie seule a du mal à admettre que la seule communication puisse ainsi frapper les psychologies, sans le filtre de sa mesure et de son soi-disant discernement, et imposer ce qui ne devrait pas être un événement en quelque chose qui apparaît dans la perception comme un événement considérable.)

Mercouris, donc : « However what Merkel’s words say – even if that is not her intention – is that there is a world beyond NATO, which by definition is not therefore indispensable for the future of Europe. In modern Western political language that is rank heresy, and it is astonishing to see such a politically orthodox politician as Merkel say it.

It is a particularly incendiary comment to make at a time when the whole rationale for NATO’s very existence is once again being questioned, with people in countries like Slovakia seriously thinking that they might leave. It will also be seen as deeply disloyal in the US, even by some people who dislike and oppose Donald Trump.  At a time when more and more people in the US are questioning the US’s commitment to NATO, and when there is a US President who has even spoken of NATO as ‘obsolete’, it is a very foolish thing to say... »

• ... Ainsi le paysage général est-il devenu extrêmement complexe en quelques jours. Mercouris fait justement remarquer, toujours selon son même argumentaire qui paraît si étrange, que les déclarations ne suffisent pas et que les liens matériels, opérationnels, logistiques et autres de la même sorte rendent impossible toute rupture à court terme. (« In the short term none of this of course is going to happen.  Despite Donald Trump’s thinly disguised skepticism about NATO, the US is not withdrawing from Europe, and NATO is not about to be wound up. ») C’est une rhétorique bien connue, qui ne tient guère compte de la puissance de la communication et de ses effets en profondeur. (De même était-il jugé à la fois impossible et impensable, en novembre 2015 ou en mars 2016 que Trump soit nommé officiellement candidat républicain ; impossible et impensable, en novembre 2015, en mars 2016 et jusqu’au début de novembre 2016 qu’il soit élu président des États-Unis...)

Ce à quoi nous assistons, encore plus qu’à un mouvement stratégique ordonné, c’est à une accentuation exponentielle de l’état de désordre et de “chaos-nouveau dont la cause principale est l’élection de Trump avec toutes les conséquences de perception qui ont suivi. Il y a bien une “rupture de communication” qui n’est pas suivie d’une rupture dans les faits eux-mêmes et les liens divers, mais qui subsiste avec la force qu’elle avait au départ, et qui subsistera en se renforçant d’autant plus que la “guerre civile” se poursuivra à Washington D.C., – et elle n’est pas prête de cesser, – et cela en faisant perdurer et s’aggraver la paralysie du pouvoir de l'américanisme qui est la principale courrroie de trnsmission opérationnelle du Système. Ce désordre touche les arrangements artificiels mis en place depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire principalement tous les outils du Système. En ce sens, incontestablement et quoi qu’on en pense, ce désordre est d’effet antiSystème, et ainsi Trump, Merkel et Macron (et Poutine, certes) participent-ils chacun de leur façon à cette dynamique antiSystème sans qu’ils aient été consultés à cet égard.

Parallèlement, apparaît la possibilité de l’émergence, ou plutôt de la réémergence de puissantes dynamiques métahistoriques, ce que Macron nommait à Versailles, l’air mi-effrayé mi-respectueux, “la Grande Histoire”. La consultation franco-russe de Versailles n’est garante de rien au niveau de nos arrangements havituels, elle ne promet rien d’assuré, elle montre simplement qu’effectivement ces dynamiques métahistoriques restent présentes et se signalent à nouveau à notre attention, et à leur convenance, dès que le désordre du Système atteint un point de tension qui laisse se former des failles dans son armure. Il est inutile de chercher d’autres explications plus complexes et plus rationnelles ou d’allumer la sirène d’alarme du complot.

En d’autres mots plus légers, nous dirions que l’actuelle phase de la grande partie en cours, c’est-à-dire de la Grande crise d’effondrement du Système, est singulièrement excitante et passionnante. Comme d’habitude, elle nous a pris de court car même si des événements importants étaient prévus (présidentielles USA-2016 et France-2017), ce n’était pas dans le sens et dans la forme qu’on voit qu’on envisageait leur importance.

 

Mise en ligne le 31 mai 2017 à 13H01