Du DeepState à l’“État-peu-profond”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Du DeepState à l’“État-peu-profond”

9 avril 2019 – Nous n’avons plus guère parlé ni cité Tom Engelhardt et son site TomDispatch depuis de nombreuses lunes, dans dedefensa.org. Il était pourtant une de nos références les plus affectueuses, notamment durant les années 2000. Sans doute devrais-je dire, sans l’ombre d’un regret ni d’une hypocrisie, que Trump nous a tactiquyement séparés : Engelhardt l’a pris au premier degré, comme une terrible nuisance pour son pays avec sa personnalité bombastique, ses mensonges à l’emporte-pièce et tous ses brigandages de téléréalité ; je l’ai pris au second degré, comme un président-bouffe disons, capable avec ses tweets et ses crapuleries de mettre sens-dessus-dessous Washington, d’y faire naître “D.C.-la-folle”, d’installer le désordre au cœur de la citadelle défenderesse de l’ordre-Système installé en maître du monde.

Mais Engelhardt est un honnête homme et son objectif final reste l’État de Sécurité Nationale, alias-DeepState en langage postmoderne, – alias-Système, ou partie du Système certes, pour nous. Il est donc tout à fait capable d’identifier et d'analyser ce que Trump a apporté de bénéfique, sans le savoir, “à l’insu de son plein gré” comme l’on dit en téléréalité. Il le fait dans ce texte du 8 avril 2019, qu’il partage avec Andrew Bacevich, un de ses collaborateurs réguliers, lui aussi ennemi de Trump ; et ce texte qui nous instruit des mythes que Trump, par son comportement et son action, à mis en pleine lumière sans le savoir ni le vouloir vraiment (“sans le savoir ni le vouloir vraiment” parce qu'il s'en fout, tout simplement, et de ce fait autrement efficace...).

Selon sa formule quand il publie le texte d’un autre, Engelhardt écrit une introduction à ce texte, qui contient plus ou moins de son apport personnel (un peu comme fait en général dedefensa.org dans la plupart des parutions de la rubrique Ouverture Libre). Cette fois, c’est plutôt “plus... de son apport personnel” et je dirais même “infiniment plus”, au point où je trouve que l’introduction d’Engelhardt est l’essentiel de cette parution : le mythe que Trump a exposé (sans le vouloir) à la vue de tous et que Engelhardt détaille n’est pas complémentaire des sept mythes (*) que détaille ensuite Bacevich, c’est en fait le principal, le père et la mère de tous les autres.

« Il était une fois, écrit Engelhardt, un “gouvernement invisible”, ou du moins, c'est ainsi que David Wise et Thomas Ross le nommaient dans leur célèbre livre éponyme de 1964. Ces deux journalistes, qui jetaient une lumière révélatrice sur bien des zones “sombres” de la guerre froide, avaient découvert que la CIA et d'autres agences de renseignement américaines travaillaient d'arrache-pied pour façonner le monde à leur façon. Les premières lignes de leur livre sont mémorables : “Il y a deux gouvernements aux États-Unis aujourd'hui. L’un est visible. L’autre est invisible.” Wise et Ross poursuivaient : “Le premier est le gouvernement dont leurs journaux parlent aux citoyens et dont leurs livres d'instruction civique parlent aux enfants. Le deuxième est la machinerie cachée et imbriquée qui met en œuvre les politiques des États-Unis pendant la guerre froide. Ce second gouvernement invisible recueille des renseignements, fait de l'espionnage, planifie et exécute des opérations secrètes dans le monde entier.” 

» C'était à l'époque, bien sûr, et aujourd’hui c’est une autre époque. La communauté du renseignementdes États-Unis, ou IC [Intelligence Communitycomme elle aime se désigner elle-même, a presque doublé le nombre de ses membres depuis Wise-Ross et son budget ne cesse d'augmenter et dépasse annuellement le $trillion ($1 000 milliards). Aujourd’hui, l’équivalent du “gouvernement invisible” d’alors a été surnommé “État profond” par les partisans du président Trump et d'autres. L’expression implique toujours l'invisibilité des années 1960, une structure vaste et de plus en plus puissante complètement enfouie dans le socle washingtonien, et dont vous pourriez complètement ignorer l’existence.  

» Aujourd'hui, Andrew Bacevich, collaborateur régulier de TomDispatch, expose certains des mythes de notre époque que la présidence de Trump a, par inadvertance, contribué à exposer en pleine lumière. J'aimerais ajouter un autre mythe qui, selon moi, a subi le même sort : la version moderne du “gouvernement invisible”. À mon avis, ce que le Moment-Trump a contribué à éclairer, c'est que tous ces services de renseignement, le Pentagone et le reste de cet État de Sécurité Nationale pourraient aussi bien être appelés l’État superficiel [voire “peu profond”] ou peut-être, avec Wise et Ross à l'esprit, le gouvernement visible. Aujourd’hui, cette quatrième branche du gouvernement, financée de façon vertigineuse, est si importante qu'elle s'avère régulièrement capable de contrecarrer la volonté et les souhaits de ce président ou de tout autre président lorsqu’elle a un projet à réaliser. Ses fonctionnaires à la retraite, – prenons l'exemple de John Brennan, ancien directeur de la CIA et maintenant analyste de la sécurité nationale chez MSNBC/NBC News, – ne vivent plus modestement en dehors du réseau. Ce sont maintenant des personnalités médiatiques qui bavardent, des émissaires extrêmement visibles de ce gouvernement non moins visible qui demeure remarquablement indépendant de qui que ce soit, y compris Donald Trump. »

Engelhardt utilise avec insistance (mis en italique) l’expression de “shallow state” pour désigner ce que nous désignons généralement comme le DeepState. Le mot “shallow” a plusieurs traductions (faible, superficiel, etc.), mais aussi celle de “peu profond” pour caractériser une rivière ; ainsi me conviendrait-il parfaitement d’annoncer, à l’invitation d’Engelhardt, que l’“État-profond” est devenu l’“État-peu-profond”.

Le DeepState-devenu-ShalowState n’a plus rien de mystérieux, de dissimulé, de faiseur de coups fourrés, de comploteur efficace et de corrupteur discret, etc. ; il parle haut et porte beau, il fait lui aussi de la téléréalité, baigne dans le fric, affirme son illégalité comme la nouvelle légalité et affiche sa corruption comme la nouvelle vertu, ne respecte plus ni les formes ni les coutumes, complote à ciel ouvert en inventant des réalités qui ne trompent que les zombieSystème... Le résultat est qu’en 1954, l’État-profond réussit son coup d’État, alias regime change, au Guatemala après une préparation discrète n’impliquant en rien les USA officiels tandis qu’en 2019 l’État-peu-profond mène depuis trois mois sa danse du scalp avec un minable Guaino, avec comme seul résultat de renforcer peut-être décisivement Maduro dont le pouvoir était bancal depuis la mort de Chavez. Le résultat général est l’impressionnant empilement de défaites US depuis 9/11.

Suivant l’idée d’Engelhardt, que je rejoins parfaitement selon tous mes jugements sur la puissance US, mais que je n’avais jamais substantivée de cette façon, dans le langage avec toute sa force mythique justement, – duDeepState à l’“État-peu-profond”, – la formule nous fait ironiqsuement passer de cet effrayant “État-profond”, mystérieux et dissimulé, partout présent et partout insaisissable, Big Brother terrifiant d’efficacité, à cet “État peu-profond” qui incline plutôt à la moquerie rigolarde, du type-pieds-nickelés. L’État-profond, c’était une sorte de Mordor effrayant, tout le mystère de la puissance tellurique, dissimulé, habile aux plus terribles complots, à commencer par le mythique 9/11 ; l’État-peu-profond, cela fait partouze dans des villas friquées des plages ultra-chics ou conduite en état d’ivresse à la sortie d’un cocktail très bling-bling donné par CNN. Vous pensez alors auxUSA-en-Syrie avec les groupes terroristes financés par le Pentagone tirant sur les groupes terroristes financés par la CIA, au F-35 qui tire droit-sur-la-droite uniquement par beau temps et qui va directement de la chaîne de production au Smithsonian Air & Space Museum, au porte-avions à $15 milliards et plus dont les ascenseurs ne marchent guère et dont les catapultes ne catapultent pas grand'chose et ainsi de suite. (Moins à l'emporte-pièce, on mentionnera comme exemple fracassant de cette visibilité de ce DeepState-devenu-ShalowState le rachat en 2014 du Washington Post par Jeff Bezos pour $600 millions, suite à un contrat évidemment de cette même somme passé entre la CIA et Amazon.)

Engelhardt réussit un coup de maître du point de vue de la sémantique qui est la machinerie même du mythe : il ridiculise cette notion d’État-profond en montrant sa dégénérescence, sa déchéance, son effondrement, dans une orgie de fric, d’assassinats, des camelotes-techno qui ont tout faux, d’une corruption de l’esprit allant jusqu’à corrompre l’idée même de la corruption et de son usage, etc. Cela ne signifie nullement que la chose, – le DeepState-devenu-ShalowState, – ne peut faire de mal ou plutôt ne peut plus faire de mal, mais qu’il fait ce mal dans un immense désordre, sans la moindre maîtrise ni la moindre orientation, et produisant ainsi des tensions et des destructions qui l’affectent autant sinon plus et nécessairement de plus en plus lui-même que l’extérieur de lui-même. Il est essentiel de dépouiller le DeepStatede son aura de puissance invisible, de sa posture souterraine, maître des terreurs telluriques et de notre terreur propre ; il est essentiel de le considérer dans sa posture réelle de ShalowState, décadence en pleine accélération et bientôt accomplie, fragilité des gloires mondaines frelatées et du goût de l’argent, enrôlant sous sa bannière toutes les impostures, les illégalités et les corruptions, et toutes les productions de désordre, et enfin se dévorant lui-même... 

Après tout, l’on comprend bien, lorsqu’on observe la monstrueuse politiqueSystème qu’il alimente en automate inconscient et l’agression qu’il nourrit partout, que Trump, que le DeepState veut détruire absolument, est lui-même un des employés et de producteurs les plus zélés du DeepState-devenu-ShalowState. Cet emblème du populisme, donc de la révolte populaire, – et il est encore utile (antiSystème) en étant cela, – est aussi et plus que jamais l’accélérateur de la machine à broyer les peuples et à alimenter les désordres dont sa propre puissance pâtit en premier, du Venezuela, au Golan et à l’Iran pour le temps courant. Il est l’“en-même-temps” de l’autre, maître du désordre et des horloges devenues dingues, du ridicule, de l’impudence et de l’autodestruction. Plus rien de cohérent ne caractérise cet esprit du Mal, – le DeepState-devenu-ShalowState, le mythe devenu caricature, la puissance terrible et cachée devenue l’impuissance affichée et futile de l’autodestruction, – la Bête hurlante et ricanante, et ridicule, et fascinée par l’entropisation du monde et d’elle-même.

 

Note

(*) Les mythes que Trump a mis au grand jour selon Bacevich sont les suivants, tous contredits et découverts comme de purs simulacres à l’occasion du désordre occasionné par l’arrivée de Trump :

« Mythe n°1 : Le but du gouvernement est de promouvoir le bien commun. 
 Mythe n°2 : La bonne gouvernance suppose la responsabilité financière.
 Mythe n°3 : La justice est aveugle.
 Mythe n°4 : Les “sages” sont vraiment sages.
 Mythe n°5 : Le golfe Persique est un intérêt vital pour la sécurité nationale des États-Unis.
 Mythe n°6 : Les perspectives d'une paix israélo-palestinienne dépendent du rôle d'honnête médiateur joué par Washington.
 Mythe n°7 : La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens
. »

(Dans le mythe n°2, la “responsabilité financière” suppose l’absence de dette.
 Dans le mythe n°3, la justice “aveugle” signifie sa volonté de s’en tenir aux seuls faits, sans attention aux intérêts et aux idéologies qui veulent la corrompre.
 Dans le mythe n°4, le mot “les sages” renvoie à l’expression “Wise Men” [hommes sages] qui fut utilisée comme titre du livre de Walter Isaacson et Evans Thomas pour désigner sept conseillers, ministres et hauts fonctionnaires de la sécurité nationale qui mirent en place et développèrent la première politique US [dite de containment] vis-à-vis de l’URSS jusqu’à la détente des années 1965-1970. L’expression est devenue générique pour désigner des dirigeants US de la sécurité nationale à la fois fermes et prudents, gardant des forces armées importantes mais recherchant le dialogue. Aucun dirigeant US depuis au moins 9/11 ne peut prétendre à cette “sagesse” dans la conduite de la politique hégémoniste des USA. Le personnel de sécurité nationale qui entoure Trump est, par comparaison, d’une effrayante bassesse et d’une singulière médiocrité, – excellents serviteurs du DeepState-devenu-ShallowState.
 Dans le mythe n°7, on comprend tout simplement que la politique, avec toutes ses nuances, – diplomatie, dialogue, respect de la légalité reconnue par tous, – n’existe plus, que la recherche effrénée de la guerre est désormais la seule expression des relations de sécurité nationale.)