Le USS Gerald R. Ford et l’ascenseur

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Le USS Gerald R. Ford et l’ascenseur

06 novembre 2018 – En civilisant un peu la chose pour ne pas trop terroriser notre fabuliste préféré de Fabrice Lucchini, on dirait que cela aurait l’air d’une fable d’un La Fontaine postmoderne et pentagoniste (appartenant au pentagonisme, donc néologisme venu du Pentagone et non de l’inutile Patagonie) : “Le porte-avions et l’ascenseur” ; et ce l’est après tout, dans la mesure où le genre de la fable selon ce qu’en voulait La Fontaine, est symbolique, exemplaire, et éclairage révélateur rendant compte des grandes constantes des comportements des êtres (La Fontaine) et des choses (postmodernité et pentagonisme)... Dans le cadre de cette “fable”, il faut savoir qu’à l’origine le porte-avions USS Gerald R. Ford, premier d’une nouvelle classe qui portera son nom et doit remplacer le classe USS Nimitz de 1975, est nécessairement présenté comme une “révolution technologique”. Il passe de 90 000 tonnes (Nimitz) à 100 000 tonnes et d’un prix de base de l’unité à l’origine du projet de $5 milliards à $13 milliards. 

(Comme dans tout programme de haute technologie, US particulièrement, le “prix de base” reçoit des retouches dans le sens de la hausse, avec simplement la particularité que ces retouches sont si rapides aujourd’hui qu’elles dépassent la construction de la première unité de la classe, avant même qu’elle soit opérationnelle. La classe Nimitz avait bien démarré à $5 milliards [coût du USS Nimitz lui-même], la classe Gerald R. Ford a démarré théoriquement à $13 milliards mais le porte-avions lui-même n’est pas encore opérationnel bien qu’il le soit officiellement [?] et son coût réel de développement [retardé] et de production [en retard] doit être situé autour de $18 milliards.)

Jusqu’ici, c’est la catapulte qui posait des problèmes au Ford et il n’est nullement assuré que ces problèmes soient vraiment résolus, malgré quelques photos montrant des F-18 en train d’être catapultés. En mars dernier, le groupe POGO, meilleure source critique des programmes du Pentagone, faisait l’état des lieux, qui n’a pas connu une avancée exceptionnelle depuis (la Navy cherche le black-out par le discrétion et la rétention de facto d’informations) :

« DOT&E concludes that the current catapult design stands only a 9 percent chance of completing a 4-day combat-tempo operation without a critical failure. The ship’s electric advanced arresting gear is supposed to be able to go 16,500 landingsbetween mission failures. So far, the best it can do is 19The problems with these systems are bad enough that President Trump, in slightly more colorful language, has called for the Navy to return to steam-powered systems. »

... La catapulte est donc toujours un problème irrésolu, et voilà que l’on apprend (Bloomberg repris par ZeroHedge.com) qu’il y a un autre problème qu’on ne connaissait pas, et qui est lui aussi irrésolu : celui du fonctionnement des onze ascenseurs devant amener sur le pont, à partir des entrepôts et cales de stockage, les charges offensives (bombes guidées, missiles, etc.) pour les avions de combat. Ces ascenseurs sont évidemment les enfants des toutes dernières technologies, électro-optiques comme les catapultes. Ils devaient être installés et complètement opérationnels pour le moment de la prise en charge opérationnelle (en mai 2017, déjà en retard de trois ans) du porte-avions par l’US Navy.

Un porte-parole de la Navy consulté par Bloomberg est évidemment rassurant, nous assurant que six des 11 ascenseurs sont dans leurs derniers essais avant le stade de l’opérationnalité, – ce qui est une phrase standard pour nous dire simplement qu’ils ne sont pas encore prêts, les cinq autres n’étant pas prêts du tout... « C’est juste un exemple de plus de l’attitude de la Navy, qui pousse à prendre des risques technologiques dans la conception et la construction de ses matériels, sans les avoir complètement expérimentées », explique un expert du gouvernement. Bloomberg précise encore :

« En novembre 2010, la série scientifique “Nova” de PBS présentait un programme intitulé “Elevator of Tomorrow” développé par Federal Equipment Co., un sous-traitant de Huntington Ingalls basé à Cincinnati. “Dans un avenir pas trop lointain, l’ascenseur de nouvelle technologie montera les armes avancées jusqu’au pont d’envol du nouveau porte-avions”, déclarait le narrateur. “Si le système survit aux rigueurs des opérations navales, nous pourrions tous un jour être des passagers dans des ascenseurs comme celui-ci.”

» Doug Ridenour, président de Federal Equipment Co., a déclaré que les technologies-clef de l'ascenseur “ont été constamment testées avec succès pendant des années” dans une unité de test de l'usine de sa société et que tous les problèmes liés à la programmation ou aux logiciels ont été résolus. Mais “l’intégration à bord des navires implique de nombreuses autres technologies non contrôlées par [ma société]”, a-t-il déclaré. »

On retrouve ainsi les mêmes types de problèmes que dans le F-35, et toujours irrésolus sur le F-35 : fonctionnement théorique des technologies confrontées à des malfonctionnements dès qu’elles sont mises en opération, production de ces technologies avant qu’elles n’aient été confrontées au service opérationnel, difficultés d’intégration des technologies dans un environnement comprenant d’autres technologies sans aucune garantie de fonctionnement coordonné, etc. Rien ne dit que tous ces problèmes ne sont que transitoires : ils sont apparus massivement avec le F-35, après le F-22 et le B-2, et sont désormais présentés comme devant être résolus lors de la mise en service de la prochaine “suite électronique” (Block-1, Block-1A, Block-2, Block-3, etc.), sans résultat convainquant jusqu’ici et sans que rien ne garantisse cette issue... Si l’expérience peut être prise comme un enseignement, alors on peut être assuré que ces problèmes ne seront jamais résolus.

C’est ce que nous appelons la “crise du technologisme”. Elle affecte d’abord les armements parce que ces systèmes sont les plus avancés et qu’ils opèrent dans des conditions très rigoureuses. Jusqu’ici, les armements “essuyaient les plâtres” avant d’intégrer les technologies après un temps d’essai et d’adaptation de deux à cinq ans, et cela avant que le secteur civile en bénéficie. Depuis la fin du XXème siècle, la plupart des programmes avancés se heurtent à des impasses de fonctionnement de certaines technologies, et à des difficultés insurmontables de coordination et d’intégration, conduisant à l’abandon de capacités évidemment les plus avancées, – le tout étant camouflé par des simulacres de communication sur les capacités de ces systèmes. Après le B-2 et le F-22 pour l’USAF et le DDG-1000 pour la Navy qui ont inauguré d’une façon spectaculaire cette nouvelle situation, l’énorme programme de la classe USS Gerald R. Ford est en train de devenir, à côté de l’énorme programme du F-35, une “icône” de la crise du technologisme.

L’“obsolescence de la Machine” ? Horreur !

Malgré et au-delà des agitations des bestioles de la communication, du simulacre et du fakenewsisme des autorités officielles du Système, il est temps de développer et de sortir quelque enseignement fondamental de ce qui est l’agonie du technologisme au travers d’une crise qui a pris des allures terminales. Ce qui est en jeu, c’est un concept non moins fondamental qui est apparu depuis le début du XXème siècle et qui a notamment été magnifiquement développé par Gunther Anders dans son livre L’obsolescence de l’homme.

Gunther Anders fut l’élève de Husserl et de Heidegger, et le mari d’Hanna Arendt de 1929 à 1936. Militant pacifiste connu par ses actions contre la bombe atomique après la guerre (notamment ses entretiens avec un pilote d'un des B-29 de reconnaissance des missions atomiques sur le Japon), il se signala par une critique extrême du progrès qui le classe parmi les antimodernes. Il est de ces intellectuels juifs (son nom était “Stern”, qu’il changea en “Anders” à la fin des années 1920) qui ont développé une appréciation antimoderne de l’Holocauste : comme le note son profil Wikipédia, son livre

« ‘Nous, fils d’Eichmann’ reprend les textes qu'il a publiés sous la forme de lettres ouvertes adressées au fils du haut fonctionnaire du Troisième Reich et officier SS Adolf Eichmann. Anders voit dans l'entreprise d'extermination nazie, non un accident historique, mais le produit d'une modernité marquée d'une part par le décalage entre ce que l'homme est capable de faire et ce qu'il est capable de penser, et de l'autre par la division du travail qui, poussée à l'extrême, tend à transformer les hommes et le monde lui-même en machines. »

C’est justement sur la question de “la machine” que porte L’Obsolescence de l’homme, – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. Publié en 1956, le livre connut une nouvelle édition en 1979 ; dans son introduction, Anders estimait que les thèses présentées et qui faisaient de l’homme un esclave volontaire des machines qu’il avait créées étaient « encore plus actuelles », non pas en raison de ses propres capacités de visionnaire mais parce que la dégradation qu’il décrivait s’était encore accrue. Le livre initial a paru en français en 2005, neuf ans après la mort d’Anders, et il n’était toujours pas dépassé, là aussi « encore plus actuel ». Aujourd’hui, il peut servir comme remarquable outil de référence pour comprendre la portée de la crise du technologisme dont on a vu plus haut quelques signes.

Une des thèses du livre d’Anders se nomme “la honte prométhéenne”, qu’Anders décrivait ainsi, dans son “journal de Californie”, le 11 mars 1942 : « La honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées ». Anders rapporte l’anecdote d’une visite d’usine où étaient exposées des machines en parfait état de fonctionnement, c’est-à-dire fonctionnant à la perfection. Il nota le comportement de son compagnon de visite, qui manifestait une sorte de honte,

« comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments balourds, grossiers et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement ».

(Dans ce cas et puisqu’il est abondamment question de la Grande Guerre, y compris sur ce site, on pourrait remarquer que ce conflit terrifiant, marqué par une mécanisation extraordinaire, avec deux tiers des morts au front tués par l’artillerie, – autrement dit la machine, – pourrait avoir signifié par avance et par l’absurde “l’obsolescence de l’homme”, y compris dans l’exercice ultime de la guerre...)

Anders construit donc sa thèse autour de cette idée : l’homme conscient de son imperfection, a honte de lui-même devant la perfection des machines qu’il a fabriquées, – effectivement “parfaite” description d’une “honte prométhéenne”.

« [D]ans sa “honte prométhéenne”, l’homme préfère, lui aussi, la chose fabriquée au fabricant, accordant à la chose fabriquée un degré d’être supérieur. »

Il en vient alors à se placer sous l’empire des machines qu’il construit, projetant dans ses machines son propre hybris en même temps qu’une confiance d’autant plus aveugle qu’elle semblerait ne pas être compromise par une sorte de complexe de l’égotisme puisque la machine est autre que lui-même.

Cette confiance est devenue si grande avec l’ère de l’électronique et de l’informatique qui sont devenus le machinisme producteur de la machine à la place d’homme pour assurer l’ultra-perfection, – Anders aurait pu modifier son sous-titre en « Sur l’âme à l’époque de la troisième révolution industrielle », – qu’il n’a plus paru nécessaire, dès les années 1990, de commencer le développement de nouveaux systèmes par une phase d’essais (prototypes) mais de passer directement à la production. (Ce cas est celui du F-35, archétype de la méthode qui est l’une des causes de la mise en valeur et de l'accélération du processus marquant l’effondrement du technologisme.)

Le temps est désormais suffisamment long depuis les décisions des années 1990 qui sanctionnaient le passage à la phase active de la “troisième révolution industrielle”, celle de la machine à fabriquer des machines, ou “système de systèmes”, ou encore l’électronique/informatique assurant directement la fabrication de machines ultra-avancées et, si on peut l’imaginer, ultra-parfaites, c’est-à-dire, comme l'autorise la grammaire du verbe, “plus-que-parfaite”. Presque un quart de siècle, c’est bien assez pour voir le doute fondamental s’insinuer et se justifier dans le sens du pire devant des échecs si retentissants qui, jusqu’ici, n’ont pu être redressées, mais simplement camouflés comme simulacres derrière le déferlement de la communication-fakenewsisme du Système, – autre trouvaille de l’homme pour maquiller son obsolescence comme les vieilles gloires du trottoir espèrent encore séduire grâce à un maquillage qui s’apparente à une véritable reconstruction en simulacre.

...C’est-à-dire que, pour suivre et utiliser la thèse d’Anders, à L’Obsolescence de l’homme répondrait un siècle plus tard (cent ans après 1918) le spectre affreux de “l’obsolescence de la Machine”.

Ainsi pourrait-on avancer la thèse très opportuniste et en bonne partie ironique qu’au moins voilà validée l’utilité du F-35 et du USS Gerald R. Ford, – du nom d’un des plus stupides dans la galerie pourtant scintillante à cet égard des présidents des États-Unis. Ils nous démontrent l’“obsolescence de la Machine” et, par conséquent, le désespoir où se trouve plongé l’homme postmoderne.

Ô dieux, que leur reste-t-il ?