C’était au temps du Watergate...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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C’était au temps du Watergate...

8 juillet 2016 – La reine-Clinton ne me fait pas penser à Nixon, mais les circonstances, les évènements poussent au souvenir, c’est-à-dire à la comparaison et à la mesure de l’évolution d’un temps qui se contracte, d’une Histoire qui accélère, d’un Système qui hurle de fureur comme un monstre blessé et torturé par la souffrance de l’épouvantable contradiction entre la surpuissance qui affirme son ambition ultime et l’autodestruction qui trace son destin catastrophique....

...J’approchais la trentaine et suivais, haletant, cet énorme et catastrophique série sur la “chute finale” d’un président en général haï par l’establishment mais qu’on jugeait indéboulonnable après une réélection triomphale. Les évènements défilaient, il fallait se tenir comme sur un esquif dans la tempête !... A partir de mai 1973 et quelques démissions tonitruantes, je me rappelle, avec en toile de fond les auditions au Congrès menées par le vieux sénateur sudiste Sam Ervin et transmises jour après jour par la télévision en direct, l’impression écrasante et fascinante que tout le système washingtonien tremblait sur ses bases, qu’une machine s’était irrésistiblement mise en marche. On se disait : quel événement ex-tra-or-di-nai-re, et nous n’en verrons jamais plus de semblable ! Eh bien, non.

Rétrospectivement, combien ces mois endiablés, ces folles semaines me paraissent calmes et, comment dirais-je, “sous contrôle” c’est cela ; les protagonistes restaient aux commandes, y compris les manipulateurs et les comploteurs ; c’est-à-dire que ce désordre qu’était devenu Washington suivait un certain ordre, et que la chose contrôlait ses excès... “Sous contrôle”, exactement, malgré le bruit terrible de cette affaire qui alimenta une des plus graves crises du pouvoir US.

Alors, et malgré le souvenir de la tension formidable du Watergate et des évènements inattendus et imprévus, quelle différence avec ces journées vertigineuses autour de la reine-Clinton ! Et cela, après des semaines et des mois de controverses, et cela qui semble installé pour durer encore, s’amplifier, et déboucher sur on ne sait quoi ! En vérité, la reine semble de moins en moins couronnée, et même indigne de porter une couronne, à mesure qu’elle croit se rapprocher du trône. Le directeur du FBI Comey, convoqué illico presto hier au Congrès, a encore fait une gâterie à la reine en faisant l’hypothèse qu’elle n’était (elle, la reine) peut-être “pas assez sophistiquée” pour distinguer une information secrète (classified) d’une information courante ; “pas assez sophistiquée”, vous imaginez ! Elle, la reine, qui fut dans les quasi-quarante dernières années, femme et maîtresse-femme d’un gouverneur puis d’un président des États-Unis, sénatrice de New York, secrétaire d’État, enrichie à millions, acclamée partout dans le monde, connaissant l’essentiel de ce qu’il faut connaître et en tenant plus d’un par la barbichette avec quelques secrets embarrassants ! Elle, qui a fait de sa “compétence” un argument de feu pour son élection, “pas assez sophistiquée” ! Mais quoi, il fallait bien que Comey, pour répondre aux questions des parlementaires en majesté, émette une hypothèse qui lui évite justement d’aller sur le fond ; et, par le fait même, il met à nu encore plus visiblement qu’il n’a fait les soupçons, voire même les vides insoupçonnés de la forme même du comportement de la reine, de ce qui charpente sa superbe et son arrogance. Les républicains ont même lancé un projet de loi qui interdirait l’accès aux informations classified à la candidate Clinton, jusqu’à l’élection de novembre ; et pourquoi pas, si elle est élue, après son élection, une nouvelle loi qui en ferait une présidente interdite de “documents secrets” ? Mais non, c’est une plaisanterie cela, puisqu’un président, une présidente peut tout... Alors, on se rabattrait bien sur une procédure de destitution, qu’on commencerait à préparer dès le lendemain de son élection, si elle est élue la reine, s’il lui reste encore quelque chose des débris de sa royale ambition le 8 novembre prochain, si les États-Unis ont tenu le coup jusque-là dans leur unité bien connue, leur ordre et leur respect absolument enthousiaste des choses de la Loi.

Car là-dessus et pour en rester à la reine, s’enchaînent, on s’en serait bien douté, les projets de nouvelles enquêtes lancées contre elle, de nouvelles questions inquiétantes. La fureur de l’investigation et du soupçon se répand désormais comme une trainée de poudre, entraînant même la presse-Système jusqu’alors si prévenante pour la candidate pour mieux pouvoir faire subir à Trump leur carpet-bombing. Des hypothèses sinon de sombres accusations apparaissent, dont on discutera bien entendu le crédit et les auteurs mais qui n’apparaissent que dans les périodes d’intense confusion, – et, justement, périodes de perte totale du contrôle des choses, au contraire du Watergate, dans un lieu de pouvoir si important où l’essentiel est justement de le contrôler absolument.

Sans doute ai-je un tropisme américaniste, celui souvent exposé de juger que ce qui se passe à Washington, – quand il se passe quelque chose de sans précédent concevable, comme c’est le cas ici, – est plus important pour le sort du Système que tout ce qui se passe partout ailleurs. C’est aussi qu’il faut se rendre compte de l’aspect si étrange et si complètement surréaliste de cette campagne qui ne cesse de nous stupéfier et de nous fasciner ; où c’était Trump qui assurait tout le spectacle et qui devait servir de cause de scandale aux yeux du Système ; où c’est comme un nouveau Watergate qui saisit et enveloppe la reine, la favorite du Système, celle qui devait sauver le Système, comme dans un marigot infernal et totalement incontrôlable lui aussi, alors qu’elle n’est même pas encore sur le trône, et que le trône semble lui-même se dérober, vaciller et s’enfoncer dans ce marigot comme dans des sables mouvants... Au moins, avec Nixon, la machine infernale avait attendu qu’il fût président pour menacer le président.  

Tout cela passe à peu près inaperçu ici, sur le continent européen. Il est vrai que nous vivons 1) au rythme de l’Euro-2016, proche de la finale, avec une hystérie française qui semble rendre compte paradoxalement, comme un son mimétique presque désespérée à force d’emportement enthousiaste, du désarroi profond de ce peuple ;  et 2) au rythme de la confusion avec des effondrements bancaire et des fluctuations monétaires se succédant comme les vagues furieuses de la tempête qui suit le Brexit. Jamais le monde super-connecté n’a été aussi complètement hyper-cloisonné, et cela, je crois, sans nécessité de complot ni d’explications rationnelles pour les esprits qui se gardent de ridicules notions telle que “la magie”, “les forces obscures”, le “Bien et le Mal” et toutes ces galipettes de galopins. Il est assuré qu’il faut raison garder, et à double tour si possible ; mais voilà, c’est justement cette raison qui témoigne de ce que ce chaos est inexplicable par ses causes apparentes, et qui d’ailleurs ne trouve pas de “causes apparentes” assez grandes et fortes pour qu’on puisse seulement concevoir qu’elle pourraient engendrer un tel chaos.

... Or, c’est une sorte de tour de magie, rien de moins, qui fait qu’en cette élection sans exemple ni précédent, les fureurs du Système ont été détournées de celui qui devait en être nécessairement la cause, le candidat tonitruant et antiSystème qu’on sait, pour s’attacher à celle qui est en lice pour protéger, non pour sauver le Système. Du coup, Trump nous paraîtrait presque sage, effacé, certains adeptes du “pourquoi faire simple quand on eut faire compliqué” y voyant la preuve que cet antiSystème-là est une énorme torpille-false flag tirée pour faire élire la reine... Au fait, la faire élire ? Trump-false flag va devoir souquer ferme.

En fait, voyez-vous, je dirais sans originalité excessive qu’on ne sait plus très bien où l’on en est et si même l’on “est” encore, quelque chose et quelque part. Certains, les vieux, ceux qui ont la mémoire longue, doivent regretter le bon vieux temps du Watergate ; dame, c’était un temps où l’on savait fabriquer des scandales, où l’on accouchait de crises assez convenables pour être contrôlables, où l’on fabriquait du désordre selon les recettes anciennes qui permettait d’y mettre un peu de bon ordre. Pour citer le philosophe Donald Rumsfeld, je dirais que le Watergate, c’était du « known unknowns » (« that is to say we know there are some things we do not know ») ; le chaos actuel, c’est du « unknown unknowns – the ones we don't know we don't know »... A Washington comme à Dallas, certes.